Le poème liminaire prend la forme suivante, dans la version originale (italienne) de Si c'est un homme : nous donnons ici côte à côte les deux versions, afin de mieux les comparer :
Version
italienne :
Shemà Voi che vivete
sicuri |
Version
française :
Vous qui vivez en toute
quiétude
|
Ce texte est inspiré d' "Ecoute, Israël" (Deutéronome 6, 4-9), dont nous donnons ici la traduction :
4- Ecoute, Israël
! L'Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel. 5- Tu aimeras l'Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. 6- Et ces commandements que je te donne aujourd'hui, seront dans ton cœur. 7- Tu les inculqueras à tes enfants, et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. 8- tu les liras comme un signe sur tes mains, et ils seront comme des fronteaux entre tes yeux. 9- Tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur les portes. |
Le poème de Levi se trouve
"sur le seuil", comme l'inscription "Arbeit macht
frei" (Le travail rend libre) accueillait les détenus à
l'entrée du camp. Le titre en Italien est Shemà :
"écoute" en hébreu ; il est tiré de la Bible, et
s'adresse aux lecteurs. D'ailleurs le poème de Levi dit "voi"
(vous au pluriel).
La première strophe offre l'image de
la chaleur : tiepide, en italien (tiède), caldo... cette chaleur
est plus présente que dans la version française ; la table mise
n'a pas la même connotation, pour un prisonnier affamé, que
"il cibo caldo", la nourriture chaude ! Cette expression
rappelle le camp, les besoins les plus élémentaires non
satisfaits... La condition des civils contraste cruellement avec
celle des prisonniers, et les deux premières strophes en donnent un
résumé. Cela pose la question au cœur de l'œuvre : la
déshumanisation. "Considérez si c'est un homme..." Si
c'est un homme est donc, grammaticalement, une interrogative
indirecte.
La seconde partie de la 1ère
strophe, est consacrée aux femmes : il ne s'agit plus d'un
témoignage direct, les femmes détenues se trouvant dans d'autres
camps. Il dira d'ailleurs, dans le chapitre Die drei Leute vom
Labor, que les seules femmes aperçues depuis un an étaient des
ouvrières ukrainiennes, ou les Allemandes
du laboratoire.
Le texte italien parle de "donna"
("dame") par opposition à moglie
("épouse" ou "femme") : ce que perd la
détenue, c'est d'abord un statut social, qui implique un minimum de
respect. De même, le texte italien répète à trois reprises
"senza", "sans" : il souligne avec une grande
vigueur, affadie dans la traduction française, le dépouillement
subie par les détenu(e)s ; la déshumanisation commence par une
totale dépossession.
La seconde strophe commence par "vi comando" : "je vous (re)commande" : le je, disparu de la version française, est ici primordial : le livre de P. Levi est un témoignage personnel, vécu, un appel au souvenir, suivi d'une malédiction solennelle, absente d'ailleurs du texte du Deutéronome.
L'expérience des Camps a donc introduit une nouvelle loi religieuse, l'impératif catégorique du souvenir, de la mémoire. Or, au moment de la publication de tels témoignages, celui de Lévi, de Robert Antelme... beaucoup doutaient de leur pertinence, et étaient prêts à considérer que les camps n'étaient qu'un accident horrible de l'histoire, et qu'il convenait de tourner la page.
déroulement chronologique
La Résistance : Levi minimise son rôle, insiste sur sa naïveté : le livre constitue donc une initiation. Il narre d'abord son expérience individuelle, puis collective : l'erreur est la même pour tous.
Le camp de
transit : passage de l'inexpérience au savoir : "nous,
nous savions" (p. 13). Commencement de la rupture :
"mais nous" ; au sein du groupe se distinguent des
sous-groupes.
Apparition d'un nouveau thème : l'absurde, la folie. Plus
rien n'est sensé ni n'a d'explication rationnelle.
Intermède philosophique sur le bonheur et le malheur :
une des raisons, paradoxales, de la survie, c'est l'accumulation de malheurs modestes, qui oblitèrent l'immensité du malheur général. Cf. plus tard : certains Kapo donneront des coups "par humanité".
Le voyage :
Alternance entre le récit (chronologique, au passé) et la réflexion a posteriori, au présent. Anonymat des prisonniers, d'où émergent quelques individualités : Renzo et Francesca, la petite Emilia, qui s'opposent à la masse du "nous".
Mélange de tragique et de trivialité : description des premiers détenus aperçus, comportement sordide et grotesque de l'escorte allemande, et première mention de l'Enfer de Dante.