PRIMO LEVI : Si c'est un homme

Le poème liminaire et le premier chapitre (cours)

Le poème liminaire prend la forme suivante, dans la version originale (italienne) de Si c'est un homme : nous donnons ici côte à côte les deux versions, afin de mieux les comparer : 

Version italienne

Shemà

Voi che vivete sicuri
Nelle vostre tiepide case,
Voi che trovate tornando a sera
Il cibo caldo e visi amici :

Considerate se questo è un uomo
Che lavora nel fango
Che non conosce pace
Che lotta per mezzo pane
Che muore per un si o per un no.
Considerate se questa è una donna,
Senza capelli e senza nome
Senza più forza di ricordare
Vuoti gli occhi e freddo il grembo
Come une rana d'inverno.

Meditate che questo è stato :
Vi comando queste parole.
Scolpitele nel vostro cuore
Stando in casa andando per via,
Coricandovi alzandovi ;
Ripetetele ai vostri figli.

O vi si sfaccia la casa,
La malattia vi impedisca,
I vostri nati torcano il viso da voi.

Version française

 

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis, 
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meut pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ; 
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

 

 

Ce texte est inspiré d' "Ecoute, Israël" (Deutéronome 6, 4-9), dont nous donnons ici la traduction :

4- Ecoute, Israël ! L'Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel.
5- Tu aimeras l'Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
6- Et ces commandements que je te donne aujourd'hui, seront dans ton cœur.
7- Tu les inculqueras à tes enfants, et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te
coucheras et quand tu te lèveras.
8- tu les liras comme un signe sur tes mains, et ils seront comme des fronteaux entre tes yeux.
9- Tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur les portes.

Le poème de Levi se trouve "sur le seuil", comme l'inscription "Arbeit macht frei" (Le travail rend libre) accueillait les détenus à l'entrée du camp. Le titre en Italien est Shemà : "écoute" en hébreu ; il est tiré de la Bible, et s'adresse aux lecteurs. D'ailleurs le poème de Levi dit "voi" (vous au pluriel).
La première strophe offre l'image de la chaleur : tiepide, en italien (tiède), caldo... cette chaleur est plus présente que dans la version française ; la table mise n'a pas la même connotation, pour un prisonnier affamé, que "il cibo caldo", la nourriture chaude ! Cette expression rappelle le camp, les besoins les plus élémentaires non satisfaits... La condition des civils contraste cruellement avec celle des prisonniers, et les deux premières strophes en donnent un résumé. Cela pose la question au cœur de l'œuvre : la déshumanisation. "Considérez si c'est un homme..." Si c'est un homme est donc, grammaticalement, une interrogative indirecte.

La seconde partie de la 1ère strophe, est consacrée aux femmes : il ne s'agit plus d'un témoignage direct, les femmes détenues se trouvant dans d'autres camps. Il dira d'ailleurs, dans le chapitre Die drei Leute vom Labor, que les seules femmes aperçues depuis un an étaient des ouvrières ukrainiennes, ou les Allemandes du laboratoire.
Le texte italien parle de "donna" ("dame") par opposition à moglie ("épouse" ou "femme") : ce que perd la détenue, c'est d'abord un statut social, qui implique un minimum de respect. De même, le texte italien répète à trois reprises "senza", "sans" : il souligne avec une grande vigueur, affadie dans la traduction française, le dépouillement subie par les détenu(e)s ; la déshumanisation commence par une totale dépossession.

La seconde strophe commence par "vi comando" : "je vous (re)commande" : le je, disparu de la version française, est ici primordial : le livre de P. Levi est un témoignage personnel, vécu, un appel au souvenir, suivi d'une malédiction solennelle, absente d'ailleurs du texte du Deutéronome.

L'expérience des Camps a donc introduit une nouvelle loi religieuse, l'impératif catégorique du souvenir, de la mémoire. Or, au moment de la publication de tels témoignages, celui de Lévi, de Robert Antelme... beaucoup doutaient de leur pertinence, et étaient prêts à considérer que les camps n'étaient qu'un accident horrible de l'histoire, et qu'il convenait de tourner la page.


Premier chapitre

  1. déroulement chronologique

    1. La Résistance : Levi minimise son rôle, insiste sur sa naïveté : le livre constitue donc une initiation. Il narre d'abord son expérience individuelle, puis collective : l'erreur est la même pour tous.

    2. Le camp de transit : passage de l'inexpérience au savoir : "nous, nous savions" (p. 13). Commencement de la rupture : "mais nous" ; au sein du groupe se distinguent des sous-groupes.
      Apparition d'un nouveau thème : l'absurde, la folie. Plus rien n'est sensé ni n'a d'explication rationnelle.

  2. Intermède philosophique sur le bonheur et le malheur :

    • une des raisons, paradoxales, de la survie, c'est l'accumulation de malheurs modestes, qui oblitèrent l'immensité du malheur général. Cf. plus tard : certains Kapo donneront des coups "par humanité".

  3. Le voyage :

    1. Alternance entre le récit (chronologique, au passé) et la réflexion a posteriori, au présent. Anonymat des prisonniers, d'où émergent quelques individualités : Renzo et Francesca, la petite Emilia, qui s'opposent à la masse du "nous".

    2. Mélange de tragique et de trivialité : description des premiers détenus aperçus, comportement sordide et grotesque de l'escorte allemande, et première mention de l'Enfer de Dante.