© Mme TILLARD
PORTRAIT DU NARRATEUR EN "PROMINENT"
Face aux
autre prisonniers, le Narrateur occupe une place à part.
P. Levi insiste sur le confort physique que lui vaut son
statut de "spécialiste" : il est "appelé
avant tout le monde", il évite les coups, le travail
forcé, le froid ; il peut même disposer d'un minimum
d'intimité, luxe incomparable au Lager : il dispose d'un
tiroir, peut lire et écrire. Il récupère en partie sa
condition d'homme, et d'intellectuel.
Il acquiert également d'une position privilégiée : il
peut voler et revendre savon et essence : c'est une garantie
de survie.
Cela renvoie au statut particulier du témoin, qui presque
toujours fut un "Prominent", parce qu'eux seuls
pouvaient échapper au sort le plus rude ; mais cela fausse
quelque peu le témoignage : ceux qui étaient les plus
nombreux, les prisonniers ordinaires, ne tardaient pas à
devenir des "Musulmans", privés de raison et de
parole, et condamnés à brève échéance.
P. Levi multiplie ainsi les marques d'opposition, qui
soulignent sa mise à l'écart "du troupeau" :
"mais dans la journée", "tandis que
moi"...
Une
situation privilégiée, mais qui comporte sa part de
souffrance :
2ème § : "pourtant..." Le travail forcé, les
coups, la souffrance des détenus ordinaires présente au
moins un avantage : le détenu perd la notion du temps (cf.
exposé sur la temporalité),
et la conscience de sa situation. Or cette conscience
inflige au Prominent une souffrance intolérable. Mais c'est
aussi cela qui le pousse à écrire.
Le privilège est donc fondamentalement ambigu : d'une part,
Levi recouvre une partie de son humanité, mais d'autre
part, c'est au prix d'une conscience douloureuse.
MAIS LE NARRATEUR REDEVIENT UN "HÄFTLING" AUX YEUX DES JEUNES ALLEMANDES.
Le premier
§ est une description physique :
Le narrateur procède par accumulation paratactique (=
sans conjonction de coordination) de notations, qui
produisent un effet de zoom arrière, comme si le personnage
s'éloignait. Il part du corps (le crâne, le visage, le
cou) puis des vêtements, pour parler ensuite des puces, des
latrines, et de la démarche gauche et bruyante que donnent
les sabots.
On remarquera la prééminence du "nous" : si le
premier § isolait le narrateur du "troupeau", le
regard des Allemandes l'y réintègre. Les deux seuls
singuliers (le pantalon de Kandel, ma veste) ne sont là
qu'à titre d'exemple.
Le §
suivant focalise sur l'odeur :
D'abord, c'est ce qui ramène le plus le détenu vers
l'animalité, d'autant plus qu'eux ne la sentent plus. L'Occident
connaît une véritable phobie des odeurs corporelles ;
sentir mauvais est le signe (encore aujourd'hui) de la pire
déchéance.
Et cela permet d'introduire l'attitude méprisante, presque
haineuse, des jeunes Allemandes, jusqu'alors présentées
comme neutres. "Elles ne perdent pas une occasion de
nous le faire comprendre" : le fossé qui séparent ces
jeunes filles frivoles, coquettes, sans doutes pures nazies,
des détenus, est à la mesure de celui qui sépare le camp
de la société civile.
LES JEUNES ALLEMANDES
Elles nous
sont tout d'abord présentées de manière neutre, voire
favorable :
Elles apparaissent comme de "vraies femmes",
à la différence des rudes ouvrières "civiles",
polonaises ou ukrainiennes ; elles sont coquettes,
élégantes, bien élevées, et ressemblent un peu à des
poupées. Leur conversation est d'une futilité
désarmante...
Mais elles
sont surtout perverses :
Elles se conduisent de façon méprisante à l'égard
des détenus, et s'ingénient à les humilier et à les
faire souffrir : elles se comportent un peu à la manière
des Kapos, et avec moins de franchise encore. Même leur
conversation est une torture pour les prisonniers : elles
évoquent Noël, la possibilité de voyager... Enfin, leur
antisémitisme se manifeste parfois de la manière la plus
brutale (p. 153)
La rencontre de deux temporalités :
Le retour
de la temporalité :
On l'a vu, le fait d'être exempté de travaux forcés
conduit le narrateur à retrouver "la douleur du
souvenir". En outre, la présence des Allemandes fait
resurgir le temps "extérieur", dans lequel une
année "passe vite", où l'on songe à Noël, où
le passé et le futur ont un sens. Levi marque cette
rencontre par la reprise d'une expression de l'Allemande :
"cette année est vite passée".
Un bilan de
l'année écoulée.
Ces mots n'ont évidemment pas le même sens pour
l'Allemande et pour le narrateur. Banalité pour l'une, ils
prennent un sens fort, et tragique pour l'autre, et qui va
le conduire à dresser le bilan de cette année de camp.
Un bilan mitigé : si le passé est évidemment magnifié,
au moyen d'expression binaires exprimant la plénitude
("un nom et une famille", "un corps agile et
sain") et d'accumulation qui tentent de faire
l'inventaire des richesses perdues ("aux montagnes, aux
chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie"),
il est dans le même temps dévalorisé, comme illusoire :
"j'avais une confiance énorme, inébranlable et
stupide...". Le camp représente la perte des
illusions.
La dernière phrase nous renvoie à l'ambiguïté du statut
du narrateur : "Prominent", il ressent pourtant la
faiblesse, l'atonie d'un "Musulman" : "je ne
suis plus assez vivant pour me supprimer".
L'expérience
de l'indicible.
Levi, face à la plus humaine des femmes du Laboratoire,
fait l'expérience qui hante les rêves des détenus, et qui
sera ensuite leur cauchemar : leur souffrance, leur
expérience sont incommunicables.
Avec ce constat, Levi a donc fait le tour de la douleur
humaine ; la dernière phrase, qui sert de refrain ironique,
témoigne de son désespoir.
Dernière modification : 22/01/03