Stace (40 ou 50-96 ap. J-C)

Biographie ; bibliographie L'Achilléide, I
L'Achilléide, II

Études générales sur l'Achilléide :

Les Silves La Thébaïde

Publius Papinius Statius naquit à Naples, en Grande-Grèce, sous le règne de Claude ; son père était grammairien poète, et l'initia dès l'enfance à la poésie. Il vint s'installer à Rome en 69, l'année des "quatre empereurs" (Galba, Othon, Vitellius et enfin Vespasien) ; c'est cette année-là que Stace fit sa première lecture publique.

Stace mena à Rome l'existence d'un poète de cour, maintes fois couronné aux jeux poétiques : jeux de Naples en 78, jeux Albains et Capitolins. Son père meurt en 80, à l'âge de 65 ans. A partir de 95, Stace est gravement malade, et se partage entre Naples et Rome ; en 96, on perd toute trace de lui.

Stace nous a laissé trois œuvres, ou groupes d'œuvres :

Bibliographie :


L'Achilléide

Livre I

v. 1-19 : Prologue.

Deux parties pour ce texte : la première indique le sujet, après une très traditionnelle invocation à la Muse, d'ailleurs réduite à sa plus simple expression : "diua, refer". Cela évoque évidemment le prologue de l'Iliade :                                

                                                                    Μῆνιν ἄειδε, θεὰ, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος                  
                                                                    οὐλομένην...
Un certain goût pour les complications, notamment généalogiques, et la métonymie : cf. Le
Méonien pour Homère, parce que selon certains, Homère serait né en Méonie...
La seconde partie, qui commence avec "At tu..." est un éloge de l'empereur Domitien. Éloge traditionnel et obligatoire :
"Mais toi, que depuis longtemps contemplent avec stupeur le courage Italien et Grec, pour qui fleurissent à l'envi les lauriers jumeaux des poètes et des chefs, – depuis longtemps l'un d'eux souffre d'être vaincu par l'autre – pardonne, et permets que tremblant je sue un instant sous cette poussière : par un long préparatif pas encore sûr de lui-même, je m'apprête à te célébrer, et le grand Achille est pour toi un prélude."

Après Néron ("qualis artifex pereo !") les Empereurs ne voudront plus se priver de la gloire littéraire, et n'hésiteront plus à se parer du "laurier des poètes" (uatum laurus)... Voir le règne des Flaviens (69-96), et plus particulièrement de Domitien (81-96). Ici, Stace fait allusion à la fois à de possibles talents de poète de l'Empereur, et à ses succès militaires, notamment sa conquête des Champs décumates, entre Rhin et Danube.

V. 20-396 : première partie : Thétis.

V. 20-51  : Enlèvement d'Hélène et rumeurs de guerre.

Réviser la conjugaison de uolo, nolo, malo.

La fin du discours coïncide avec la coupe trihémimère du vers 51 : l'enjambement et la coupe mettent particulièrement en valeur le mot "ūn(am) hĭě/mēm" : une seule tempête. Le sort de la guerre est ici joué : en voulant sauver son fils – projet purement égoïste ! – Thétis aurait pu empêcher la guerre de Troie ! Mais les Dieux sont eux-mêmes soumis au Destin...

V. 52-94 : Neptune refuse d'intervenir.

Un très beau tableau de Neptune, accompagné de Tritons, de baleines, de dauphins, sur un char attelé de chevaux : image inspirée probablement de statues ou de peintures. Cf. la mosaïque du Musée du Bardo, à Tunis :

Le discours de Poséidon est un résumé de l'Iliade : la guerre qui déchire l'Europe et l'Asie, les exploits d'Achille, et notamment la mort d'Hector, et la mort d'Achille lui-même, puisque Thétis ne doit pas rester "inulta" (non vengée). Et même l'Odyssée est suggérée : "nous chercherons le cruel Ulysse"...

Là encore joue ce que Fernand Delarue (voir bibliographie) appelle le "leurre Virgilien" : en imitant Virgile, Stace fait attendre certains faits (une tempête, par exemple) et déçoit volontairement l'attente de son lecteur. Junon et Thétis ont toutes deux aperçu une flotte troyenne qui leur déplaît ; toutes deux vont trouver un autre Dieu – mais Junon va trouver Éole, un inférieur, et Thétis Neptune, un supérieur. Junon obtient ce qu'elle désire, Thétis échoue... et le lecteur se trouve frustré de "sa" tempête, seulement différée dans la prophétie de Neptune, qui annonce l'ouragan du cap Capharée, au retour d'Ulysse. Les données sont comparables, l'action s'engage autrement : le lecteur goûte à la fois le plaisir de la reconnaissance et celui de la surprise.

On peut penser également au début de l'Énéide : comme Vénus, Thétis s'inquiète pour son fils, et elle sera consolée par une prophétie à long terme... Mais la prophétie de Neptune rappelle davantage les Troyennes de Sénèque (v. 185-189).

V 95- 127 : Thétis en visite chez Chiron, précepteur d'Achille

http://7gym-laris.lar.sch.gr/french/thessalie_fr.files/thessalia.JPG

Pour le commentaire : Tout d'abord le voyage fantastique de la déesse, qui en trois bonds atteint la Thessalie (l'Eubée n'est certes pas très loin ; le golfe de Thessalie est au Nord de cette île) : le portrait de la déesse se complète : force surnaturelle, beauté (la blancheur de neige de ses pieds), et respect qu'elle inspire ensuite à Chiron.

Puis l'antre du Centaure, présenté comme un sage vieillard pacifique – alors que les Centaures, ses frères, sont des brutes –, médecin et musicien (il fut le maître d'Apollon). Scène à la fois familière (un grand-père qui attend son adolescent parti à la chasse, tout en préparant le repas...), et fantastique (description de l'antre, rappel de la nature chevaline du Centaure, intrusion de la déesse).

Enfin, rappel du passé : les noces de Thétis et Pélée, qui ont laissé leurs marques dans l'antre de Chiron : ces noces ont eu de nombreuses représentations iconographiques et poétiques ; voir par exemple Catulle, poème 64.

V. 127-158 : dialogue de Thétis et Chiron

On notera que le dialogue commence au milieu d'un vers (coupe penthémimère), et s'achève de même (coupe trihémimère). Dans ce dernier cas, la rupture est encore plus nette : la fin du discours de Chiron coïncide avec l'apparition du héros, d'abord signalée par l'effet qu'il produit :

Figit gelidus Nereida pallor

n'est pas sans évoquer le "je rougis, je pâlis à sa vue" racinien, signe d'une passion violente. L'amour maternel, comme l'amour, bouleverse et asservit celui ou celle qui l'éprouve.

V. 158-197 : portrait d'Achille.

Le jeune héros avec les lionceaux dans les bras : une belle image... et un personnage qui contrevient tranquillement aux lois de la chasse : on ne tue pas une femelle qui vient de mettre bas. Achille, cruel en toute tranquillité, semble "au-delà du bien et du mal", comme il le sera plus tard à l'égard de Deidamie. Par ailleurs, la présence de lions dans les montagnes de Thessalie, au Nord de la Grèce, peut nous sembler curieuse, mais Homère utilise très souvent cette comparaison, et l'art mycénien en représente souvent ; on peut penser que le lion n'avait pas encore complètement disparu de Grèce à la fin de l'âge du bronze (qui s'achève vers 1000 av. J-C)

Revoir la règle des pronoms réfléchis

Noter le goût immodéré de Stace pour les mots grecs (chelyn), les dénominations périphrastiques (Amphitryoniades, d'ailleurs de forme grecque également), les allusions mythologiques introduites à tout propos, à l'occasion d'une comparaison (Achille = Castor) ou d'un chant entonné par l'enfant. Mais ce qui domine, c'est le portrait ambigu d'Achille, à la fois homme et enfant, héros brutal et sanguinaire, et capable de gestes de tendresse à l'égard de Chiron.

V. 198-241 : nuit de réflexion et départ

Comparaison "homérique" de Thétis cherchant un refuge pour son fils, à un oiseau cherchant un emplacement pour son nid.

V. 242-282 : arrivée dans l'île de Scyros, chez Lycomède

V. 283-337 : rencontre avec Deidamie

Pallas Athena était l'objet d'un culte particulier pour l'empereur Domitien, qui fit construire au champ de Mars le temple de Minerua Chalcidica. Domitien se disait même descendant d'Athena.

Portrait décidément ambigu d'Achille : le sentiment amoureux se manifeste de manière purement physique (le feu aux joues, la sueur...), et la réaction est immédiate et brutale : la jeune fille n'est qu'une proie, dont il s'emparerait sans le moindre scrupule (et sans lui demander son avis). Ce caractère est conforme au personnage brutal et irascible décrit par l'Iliade. Noter que "eat atque [...] desiciat ni pudor teneat" n'est pas un irréel du présent, mais un éventuel : l'éventualité n'est donc pas complètement écartée...

Revoir les systèmes conditionnels

La comparaison avec un jeune taureau renforce encore la brutalité et la violence du jeune homme. Le contraste sera d'autant plus grand lorsqu'il sera déguisé en fille !

Goût du détail pittoresque et réaliste : un jeune homme habitué à vivre dans une grotte, à demi-nu, ne se transforme pas du premier coup en jeune princesse raffinée !... La scène est peut-être à rapprocher de Pandore parée par les déesses (Hésiode, Travaux, 69-82). Portrait assez troublant d'un adolescent encore androgyne, à rapprocher de la statuaire hellénistique ou romaine.

Deux images d'Antinoüs, amant de l'empereur Hadrien, mort vers 130 ap. J-C.

Un autre mythe est ici suggéré : celui de Pygmalion.

V. 338-396 : Achille chez le roi Lycomède.

Toute cette première partie est vue par le regard de Thétis : ses craintes, ses tentatives pour cacher son fils, sa ruse enfin. Jusqu'à son départ, rassurée, elle occupe entièrement la première place ; les autres personnages – Poséidon, Chiron, Achille lui-même ne sont que des comparses, manipulés par la déesse.

Elle donne une image tragique de la maternité : un amour absolu – jusqu'à ne voir dans la guerre qui se prépare qu'une atteinte personnelle (v. 31 : me petit haec, mihi classis), jusqu'à étouffer son fils et l'arracher sans ménagement à sa vie auprès de Chiron. Mais un amour voué à l'échec : même sans l'intervention d'Ulysse, Achille est déjà bien trop guerrier dans l'âme pour accepter longtemps un pareil subterfuge... Il est en somme "génétiquement programmé" pour la guerre, et le soulagement de Thétis, v. 384 et suivant, sonne comme une ironie tragique. Comme Poséidon, comme Zeus lui-même (qui perd dans l'Iliade son fils Sarpédon), Thétis est le jouet du destin. A comparer avec une autre mère tragique : Hécube, épouse de Priam, et mère d'Hector, de Pâris, et de Cassandre...

V. 397-559  IIème partie : Ulysse

397-466 : rumeurs de guerre

Préparatifs... (397-446)

La guerre est présentée comme une croisade pan-hellénique ; elle est glorifiée. Catalogue évoquant celui des vaisseaux dans l'Iliade, et jeu sur les noms propres et leur valeur poétique. Attention aux faux amis : Pisa n'est pas "Pise", mais "Pisa", ville d'Éolide, près d'Olympie ; Temese n'est pas Tempsa, dans le Bruttium, mais Tamasos, dans l'Île de Chypre, qui produisait du cuivre...

Noter le goût excessif et baroque de Stace pour les brachylogies : "Ombres de la Phocide et de l'Aonie, vous vous raréfiez pour des javelots" (en coupant des arbres...) ; "Pylos et Mycènes tendent les machines de guerre (les cordages des machines...) des murs (qui abattront les murs)". Dans la première phrase, on retrouve aussi la tendance typique de Stace, qui consiste à animer l'inanimé.

Exaltation collective, guerrière et patriotique, qui n'est pas sans évoquer des scènes semblables (la mobilisation générale en 1914, par exemple...) ; en même temps, catalogue des armes et des machines de guerre ; mais on remarquera que Stace reste prudemment dans le vague, pour éviter tout anachronisme... L'armée d'Agamemnon n'a pas grand-chose à voir avec l'armée romaine impériale !...

Contrairement à son contemporain Plutarque, qui, iréniste, considérait volontiers que la guerre avait failli tuer la Grèce, sauvée seulement par la "Pax romana", Stace semble fasciné par la guerre, sa violence, et l'enthousiasme collectif qu'elle suscite.

La flotte à Aulis (447-466)

Image homérique, qui agit par surimpression : à la vision d'un port empli de navire se superpose progressivement celui – assez surréaliste ! – d'animaux pris dans des rets, et qui oublient de se faire la guerre...

On notera que Stace ne fait aucune allusion à l'attente désespérée des vents par Agamemnon, ni au supplice d'Iphigénie. Seul indice peut-être : le rassemblement de la flotte aurait duré un an "donec sol annuus omnes / conficeret metas."

467-513 : Mais où est donc passé Achille ?

467-490 : Un seul héros, Achille.

Revoir quamquam + subjonctif et dum + indicatif présent

496-513 : discours de Protésilas, qui sera le premier mort de la guerre.

514-559 : Les révélations de Calchas.

Calchas, fils de Thestor, était devin de Mycènes, ou de Mégare. Il accompagnait les Grecs dans l'expédition contre Troie.

Portrait du devin en action (514-525)

Discours du devin (526-537)

Discours haletant et violent, où Calchas décrit ce qu'il voit : Achille enlevé, vêtu d'une robe, et bientôt séduit par la fille de Lycomède. Puis il s'écroule, comme Cassandre (Sénèque, Agamemnon, 720 sq.) ou la matrone vaticinante (Lucain, Pharsale, I, 678).

Départ d'Ulysse et Diomède vers Scyros. (538-559)

 

V. 560-674 : Deidamie (IIIème partie)

560-592 : une cour un peu rude.

Brutalité d'Achille : inhaeret, ferit, infringit, resumit, ligat... Un désir purement physique, brut, et qui se manifeste par des coups, même atténués en caresses ; c'est un jeune fauve, qui profite de l'ingénuité de sa compagne... Sa virilité éclate de toutes parts, y compris dans ses maladresses (il casse sa quenouille et emmêle ses écheveaux) : la ruse de Thétis paraît déjà bien vaine... La nature du héros sera plus forte.

De l'autre côté, psychologie assez subtile de Deidamie : elle a déjà tout compris, mais refuse de se l'avouer, et de laisser Achille avouer – ce qui l'obligerait à mettre fin à ces jeux amoureux, ou à s'engager vraiment.

593-639 : méditation dans un bois.

593-624 : Achille conduit la bacchanale.

Bref tableau d'une bacchanale : animaux écartelés, arbres arrachés... Un déchaînement de violence qui contraste avec l'image précédente des jeunes filles, et annonce les méditations d'Achille, et le viol auquel il va se livrer.

Autre trait d'Achille : son peu de respect pour les dieux ; il n'hésite pas à commettre un sacrilège.

624-639 : Achille se parle à lui-même.

640-674 : le viol et ses suites.

On remarquera que cet épisode est loin d'être essentiel dans la biographie d'Achille : le viol n'occupe que trois vers 1/2, puis l'on entend les plaintes et les craintes de la jeune fille, victime mais qui sera considérée (et se considère elle-même) comme coupable, – une réalité encore effective aujourd'hui dans bien des pays – et enfin, l'accouchement, après une ellipse de neuf mois sur laquelle on ne saura rien : Achille a continué son jeu comme si de rien n'était... Enfin, il n'est pas dit un mot ici de l'enfant !

Celui-ci, Néoptolème ou Pyrrhos, fut élevé par son grand-père ; après la mort d'Achille, des ambassadeurs grecs vinrent à son tour le chercher pour qu'il combatte les Troyens ; fidèle à la mémoire de son père, il les suivit, récupéra avec Ulysse les armes d'Héraklès détenues par Philoctète, et participa à la prise de Troie. Il obtint Andromaque, veuve d'Hector comme butin de guerre, et revint sans encombre en Grèce. Voir l'Andromaque de Racine.

675-960 : arrivée et triomphe d'Ulysse. (IVème partie)

675-818 : Arrivée à Scyros d'Ulysse et Diomède.

675-725 : l'arrivée des Grecs.

Nouveau changement, assez brusque, de point de vue : on abandonne Deidamie pour se tourner vers les Grecs, qui arrivent à Scyros. La transition est rude : "iamque"... comme elle l'était au vers 560,  "at procul", ou 396 ("interea") : Stace ne s'embarrasse pas de longues transitions. La chronologie est un peu floue : les deux fils narratifs s'entremêlent... Il est peu probable que la navigation d'Ulysse et Diomède ait duré un an, ni que l'on ait attendu autant de temps avant de les envoyer chercher Achille !

Pour décrire le trajet entre Aulis et Scyros, Stace reprend les noms empruntés au trajet de Thrace en Crète de l'Énéide, III, 124-126 :

"Linquimus Ortygiae portus pelagoque uolamus,
Baccatamque iugis Naxon uiridemque Donusam,
Olearon niueamque Paron sparsasque per aequor
Cycladas..."

Les Romains considèrent volontiers que la précision géographique relève d'une érudition excessive et de mauvais goût : Plaute, déjà, dotait Thèbes d'un port, et Sénèque, un des modèles de Stace, la méprisait également dans ses tragédies. Ce qui importe, c'est la force évocatrice des noms, sans rapport avec un quelconque référent réel.

726-750 : Les émissaires grecs reçus par le Roi Lycomède.

Voir l'opposition, dans la première partie, entre le roi "pacifique" (placidissime regum) et la guerre qui s'étend (trucis belli), que la métrique place côte à côte. Il faut y voir une forme d'ironie. D'autre part, l'accueil du Roi fait immédiatement penser à l'accueil qu'Alcinoos réserve à Ulysse – ce même Ulysse ! – dans l'Odyssée VI et VII...

750-818 : réactions d'Achille

Ironie tragique : Lycomède ignore tout de la présence d'Achille parmi ses filles – le jeune homme lui a été présenté comme une "sœur" d'Achille, et il ne l'a sans doute pas beaucoup vu – et il n'imagine évidemment pas que son vœu du vers 783 est en réalité déjà accompli...

819-885 : la ruse d'Ulysse

Une métamorphose annoncée : le contraste entre les jeunes filles et Achille déguisé est montré encore une fois de manière presque comique : il est incapable de se tenir, de respecter les bonnes manières, aussi bien à table que dans la danse. En somme, c'est un soudard !...

Puis la ruse d'Ulysse proprement dit : la seule vue d'un bouclier et d'une lance suffit pour qu'Achille tombe le masque (qui lui pesait sérieusement !) et se révèle tel qu'en lui-même : il apparaît même grandi d'un coup, alors qu'il n'était guère qu'un adolescent. Le cinéma par la suite utilisera ce genre d' "effets spéciaux" (Docteur Jekyll et Mr Hyde, l'effroyable Hulk...). L'effet hésite entre le comique (involontaire) et l'épique...

A noter que l'image des jeunes filles est tout aussi caricaturale : une bande de sottes, toujours prêtes à croire n'importe quoi, et à se disperser comme un vol de moineaux. Ce qui est assez improbable de la part de bacchantes rompues aux cérémonies les plus rudes...

885-920 : Et Deidamie dans tout cela ?

Une conclusion heureuse et rapide de l'histoire de Deidamie : son père – qui a appris, d'un seul coup, qu'il a introduit un séducteur dans sa propre maison, qu'Achille s'est emparé sans façons de sa fille, et que lui-même est déjà grand-père – fait preuve de générosité, et, stoïquement, accepte ce qu'il ne peut empêcher : il marie les tourtereaux. Au reste, Achille est un beau parti : fils d'une déesse, petit-fils de Jupiter par Éaque...

On peut noter encore une fois le goût de Stace pour les tableaux vivants (peut-être inspirés par des peintures ?) : Achille à demi-nu devant le roi, le bébé à ses pieds, et la jeune fille, éperdue et honteuse, en arrière-plan...

920-960 : Le départ d'Achille

Le chant I s'achève donc sur une note douce-amère : Deidamie est pardonnée, son honneur est sauf, et son fils – le futur Néoptolème ou Pyrrhus – lui reste. Mais elle est assez lucide pour savoir qu'elle ne reverra jamais Achille, que celui-ci ne lui sera pas fidèle (il aimera successivement Iphigénie, Briséis, Polyxène...) et qu'il ne reviendra pas vivant de Troie. Mais elle sait aussi qu'on ne lutte pas contre le destin.

 

Quelques documents iconographiques :

Achilles_by_Lycomedes_Borghese.jpg (122824 octets) sarcophage grec (240) : détail Achille_sarcophage.JPG (200333 octets)sarcophage grec (240)  achille_pompei.jpg (18952 octets) Achille, peinture de Pompéi, maison des Dioscures  achille_naples.JPG (185274 octets) Achille, peinture romaine, musée de Naples
Achille_Rubens.jpg (32246 octets)Rubens, musée du Prado Achille_gobelins.JPG (312033 octets)tapisserie des Gobelins Achille_batoni.jpg (31148 octets)Batoni (18ème siècle) Paolini_-_BastiaJPG.JPG (56538 octets) Paolini  (musée de Bastia)
Coypel_achille.jpg (31127 octets)Alexandre Coypel Achille_dessin.jpg (65364 octets)dessin XVIIIème siècle    

Sur le sarcophage de 240, voir l'article d'Odette Touchefeu.

Il existe aussi un opéra de Händel, appelé Deidamie, créé en 1741. Voir ici.


Livre II

Vers 1-30 : Achille apaise sa mère, et quitte Scyros

V. 30-48 : Dialogue d'Achille et d'Ulysse

V. 49-85 : le récit d'Ulysse

Récit rétrospectif dont le modèle est évidemment le long récit d'Ulysse à Alcinoos dans l'Odyssée. Il remonte ici aux plus lointaines causes mythologiques de la guerre de Troie : le jugement de Pâris.

On observe les talents de manipulateur d'Ulysse : il évoque Deidamie au moment même où il lui arrache son mari ; et il sait exactement comment provoquer les réactions d'Achille. Celui-ci apparaît emporté, colérique : ce qui est conforme à l'Iliade.

V. 86-160 : récit d'enfance d'Achille

Achille raconte avec complaisance son éducation virile auprès de Chiron, mais passe sous silence ses années passées parmi les femmes à Scyros : il en a honte.

Le combat contre le fleuve : cf. Iliade XXI,233 sq. (combat contre le Xanthe), mais aussi Silius Italicus (IV, 638 sq.) et Lucain (III, 580 sq.) Stace lui-même en avait introduit plusieurs dans sa Thébaïde.

Ce récit, qui clôt le peu que Stace a pu achever du livre II, produit un effet trompeur de composition circulaire : le début du livre I montrait Achille revenant de la chasse auprès de Chiron, et la fin revient au point de départ, dans les montagnes de Thessalie (d'ailleurs peuplées d'un bestiaire improbable, ou lions et tigres cohabitent avec daims, loups et sangliers...) ; l'effet de miroir est peut-être voulu : une époque se clôt pour Achille, celle de son enfance et de sa jeunesse. Propulsé brutalement dans l'âge adulte, comme les navires ont été propulsés par les vents hors de Scyros, il dit ici un dernier adieu à des êtres qu'il ne reverra jamais : Deidamie, puis Chiron. La suite aurait probablement montré un autre Achille, définitivement détaché de son passé, le héros de l'Iliade et des légendes postérieures.

 


Etudes générales sur l'Achilléide :

L'influence de Sénèque dans l'Achilléide :

C'est dans les Troyennes de Sénèque, que Stace a trouvé l'argument de sa pièce, ou du moins des éléments biographiques concernant Achille :

Sénèque a été le maître de Stace, aussi bien par ses tragédies que par sa prose. La Thébaïde reprend l'argument de deux pièces de Sénèque ; et sa philosophie est à l'arrière-plan de toute l'œuvre de Stace. Ainsi, le dernier livre de la Thébaïde, qui voit l'intervention salvatrice de Thésée, s'inspire du De Clementia.

L'Achilléide, une épopée "éthique"

Selon Quintilien, il existe deux sortes de style épique : le style "pathétique" (nous dirions plutôt "tragique") issu de l'Iliade, et le style "éthique" héritier de l'Odyssée. Les termes allemands de "Kriegsepos" (épopée guerrière) et "Personenepos" (épopée personnelle) sont peut-être plus parlants. L'Énéide de Virgile est composée de six livres de Personenepos – les six premiers, relatant le voyage d'Énée, la rencontre avec Didon, la descente chez les morts, et de six livres de kriegsepos – les six derniers, racontant les combats d'Énée en Italie.

Style "pathétique" (Kriegsepos) Style "éthique" (Personenepos)
  • intrigue simple, centrée sur la guerre
  • multiplicité des héros : la Thébaïde = sept chefs
  • registre sublime
  • intrigue complexe
  • unicité du héros : Achille, Ulysse
  • registre plus familier, parfois proche de la comédie de mœurs

L'Achilléide serait donc, selon Fernand Delarue, l'Odyssée de Stace, la Thébaïde étant son Iliade. Les deux épopées s'opposent terme à terme : dans la Thébaïde, des haines familiales mortelles, des actes exceptionnels et inhumains, comme un père maudissant ses fils, le duel des frères, le défi de Capanée aux dieux... dans l'Achilléide, une affection familiale généralisée, une mère "trop humaine" qui couve son fils au point de l'étouffer et qui prend la guerre de Troie pour une contrariété personnelle, un père dépassé par les événements, mais qui pardonne, un marmot dans les bras...

Qu'eût été l'Achilléide, si Stace avait pu l'achever ? Nous sommes réduits aux conjectures, mais la prophétie de Neptune donne quelques pistes : Achille se couvrira d'une gloire qui lui donnera l'immortalité, consolant ainsi sa mère ; peut-être un mariage posthume (avec Hélène ? avec Polyxène comme le laisse penser le précédent de Sénèque ?)

Contrairement à la Thébaïde, l'Achilléide met en scène une guerre "fraîche et joyeuse", dont la légitimité n'est jamais mise en doute ; les héros y participent en toute conscience, par un choix clair et raisonné, où se mêlent raison et désir : la προαίρησις, fondement même de l'ἦθος ; dans la Thébaïde, les passions déchaînées interdisent toute προαίρησις.

Enfin, Stace met en scène, dans l'Achilléide, ce qui sera le fondement de ce qu'on n'appelle pas encore le "romanesque" :

Il est donc vraisemblable que l'Achilléide aurait continué dans la veine du Personenepos, et que Stace avait en tête la composition d'une véritable "somme" poétique, contenant tous les genres : les deux grands genres épiques, la poésie familière, élégiaque et satirique dans les Silves, et peut-être d'autres encore, dont nous n'avons pas trace...