ARAGON : « les yeux d’Elsa » / ELUARD : « La courbe de tes yeux » – commentaire comparé

Paul Éluard en 1945, Studios Harcourt

Louis Aragon en 1936

La courbe de tes yeux

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Paul Eluard, Capitale de la douleur, 1926

Les Yeux d’Elsa

Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer
S’y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire

À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L’iris troué de noir plus bleu d’être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L’enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août

J’ai retiré ce radium de la pechblende
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Louis Aragon, Les Yeux d’Elsa, 1941

Le deux textes que nous nous proposons d’étudier datent à peu près de la même époque, et ont été écrits par deux auteurs qui se connaissaient bien, et ont tous deux appartenu au mouvement surréaliste ; le texte d’Éluard, issu de Capitale de la Douleur, peut d’ailleurs se rattacher à ce mouvement, tandis que celui d’Aragon, daté de 1941, appartient plutôt à ce que l’on a appelé le « grand chant national », marqué par le retour à des formes poétiques traditionnelles (le quatrain en alexandrins). Tous deux célèbrent les yeux de la femme aimée, Gala pour Eluard, Elsa pour Aragon, femmes quasi divinisées à la manière de la Laure de Pétrarque, ou de la Béatrice de Dante.

L’évocation des yeux

Les deux poèmes sont des « blasons » : ils célèbrent les yeux de la femme aimée, comme métonymie de la personne toute entière. Mais leur approche diffère : Aragon, fasciné par la couleur exceptionnelle des yeux d’Elsa Triolet, insiste sur des images évoquant la couleur ou l’éclat : « l’océan troublé », « bleu », « azur », « prisme des couleurs », « iris troué de noir plus bleu d’être endeuillé », métaphore du « manteau de Marie » évoquant le bleu profond des peintures de la Renaissance, « lavande » et même l’éclat bleuâtre du « radium »… Le bleu est décliné de toutes les manières possibles, tandis que la lumière, l’éclat caractérisent également ce regard : « soleils », « clairs », « luit », « lumière mouillée », « millions d’astres », « étoiles filantes », et enfin les deux derniers vers dans lesquels les yeux d’Elsa, en un magnifique trimètre romantique, constituent la seule lumière d’un monde naufragé.

Eluard, quant à lui, s’intéresse davantage à la forme : « courbe », « rond », « auréole », « nid »…

Mais les deux poètes se rejoignent : pour tous deux, le monde entier « dépend de [tes] yeux purs… »

Au travers des yeux, on peut distinguer une image de la femme ; là encore, les deux poètes diffèrent. Eluard multiplie les images maternelles et pures – présentes aussi chez Aragon, au travers de la figure de Marie – : « danse et douceur », « berceau nocturne et sûr » (et l’adjectif  « sûr », renforcé par la cadence mineure, contrebalance ce que « nocturne » aurait pu avoir de sombre et d’inquiétant), « innocence », « yeux purs » dessinent de Gala une image rassurante, pure, qui entoure le poète comme un nid ; Elsa, elle, paraît plus ambiguë, plus inquiétante : des images de mort, de deuil, se mêlent dès le départ à la célébration : « s’y jeter à mourir tous les désespérés », « océan troublé », « chagrins », « larme », « brisure », « endeuillé »… Une femme marquée par la douleur (Marie est avant tout « Mère des sept douleurs »), inquiétante aussi : « je ne sais si tu mens » ; « je suis pris au filet des étoiles filantes », ou encore l’image terrible du radium (Marie Curie en était morte en 1934…)

Le symbolisme des yeux

Des yeux-univers : chez Aragon, de nombreuses images évoquent la grandeur démesurée d’un regard qui prend des dimensions cosmiques : « tous les soleils », « océan », « azur », « firmament », « millions d’astres », et la multiplication du totalisant « tous les » : « tous les soleils, toutes les chansons, tous les hélas » ; chez Eluard, les yeux deviennent des « ailes couvrant le monde de lumière », des « bateaux chargés du ciel et de la mer » (noter la diaphore : « chargés » signifie à la fois « qui transporte » et « qui a la charge morale de ») ; les yeux ne donnent pas seulement vie au poète (« et si je ne sais plus… ») mais à l’univers entier.

Des yeux protecteurs et sources de vie : pour le poète lui-même et pour l’univers entier. En 1926, Eluard voit dans ce regard la source de la vie ; en 1941, Aragon fait allusion au désastre de la guerre : « il advint qu’un beau l’univers se brisa » : cette intrusion du récit dans un texte entièrement au présent symbolise l’irruption de l’Histoire dans l’aventure personnelle, et du malheur collectif dans le destin individuel ; l’allusion se précise avec les « naufrageurs » (ces pirates qui allumaient des feux sur les rochers pour que les navires, attirés par la lumière et la prenant pour celle d’un phare, s’y échouent) : l’univers est un bateau naufragé. Les « naufrageurs » sont ici les nazis. Mais les yeux d’Elsa « ouvrent la double brèche » dans ce malheur, et constituent un repère, un phare dans ce désastre général ;  et le poème devient un poème d’espoir, de résistance : « Moi » s’oppose à l’univers : le poète, perdu, sans mémoire, des strophes précédentes, apparaît ici comme le seul à apercevoir une lumière dans ce naufrage… et le poème s’achève par le magnifique trimètre, comme une triple invocation (qui renvoie au « miracle » et au caractère sacré de la Vierge) : « les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa ».

Le choix d’une écriture

Les deux poèmes appartiennent donc au lyrisme de la célébration, mais avec des moyens un peu différents : le premier chronologiquement, celui d’Eluard, est formé de trois quintils, dont le premier est hétérométrique, et les deux suivants en décasyllabes. Pas de rimes régulières, mais des assonances ([eur/ur/u], [é, ère, eur] qui contribuent à donner à l’ensemble douceur et musicalité. Le poème, d’abord adressé à la femme aimée (« tu ») finit sur une évocation à la troisième personne (« leur regard »). Une structure un peu similaire s’observe chez Aragon : il commence par s’adresser à la femme (« tes yeux ») et achève à la 3ème personne (« les yeux d’Elsa »). Mais les alexandrins rigoureusement rimés d’Aragon s’opposent à la forme plus libre d’Eluard ; face au danger, pour élaborer une poésie de résistance, les poètes surréalistes sont revenus à des formes traditionnelles, voire quasi religieuses (évocations de la Vierge et des Rois mages), ce que Benjamin Peret leur reprochera violemment dans Le Déshonneur des Poètes.

Une évocation par une multiplicité d’images : chez Aragon, chaque strophe correspond à peu près à une image : le puits, l’océan et le ciel, le ciel d’après la pluie, la Vierge et le miracle des Rois, l’enfant, la lavande, le radium, l’exotisme et enfin le phare… Les images s’enchaînent librement par association d’idées, proches encore du surréalisme par leur hétérogénéité, et parfois l’effet de surprise qu’elles provoquent, passant du plus traditionnel (la crèche) au plus moderne (la pechblende)… Le vocabulaire participe de ce caractère un peu hétéroclite : du plus archaïque (« gémeaux, Golconde ») au plus scientifique (« radium, pechblende »). Les yeux d’Elsa contiennent tout un univers.

Éluard paraît, paradoxalement, plus « classique » : le poème est enfermé dans un cercle constitué de la première et de la dernière phrase :

                « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur
                 et tout leur sang coule dans leur regard »

ce qui entre en résonance avec toutes les images de courbes, de nid… Puis s’ensuit toute une série d’images, évoquant tour à tour la naissance, l’aurore, la pureté, la grandeur ; les aurores transformées en oisillons dans un nid… Mais si les images s’enchaînent librement, elles témoignent d’une grande cohérence ; et le vocabulaire d’Éluard, purement classique, ne présente pas l’hétérogénéité de celui d’Aragon.

Ces deux poèmes apparaissent donc à la fois très proches et différents l’un de l’autre. Tous deux donnent de la femme une image idéalisée et quasi divine, mais entre les deux ont surgi les « naufrageurs », et le poème d’Aragon porte la marque du malheur collectif. Il se veut un acte de résistance.