Marivaux, « L’Île des esclaves »

MARIVAUX, L’ÎLE DES ESCLAVES, scène 3

À la suite d’un naufrage, Euphrosine et sa servante Cléantis se retrouvent dans une île où les rapports sociaux sont inversés : le maître des lieux, Trivelin, interroge les deux femmes ; la maîtresse est contrainte d’écouter les reproches de Cléantis.

Trivelin

Vaine minaudière et coquette, voilà d’abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?

Cléantis

Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble comme son visage.

Euphrosine

N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?

Trivelin

Ah ! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c’est bon signe, et j’en augure bien pour l’avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ?

Cléantis

En quoi ? partout, à toute heure, en tous lieux ; je vous ai dit de m’interroger ; mais par où commencer ? je n’en sais rien, je m’y perds. Il y a tant de choses, j’en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et joie, c’est tout un, il n’y a que la couleur de différente ; c’est vanité muette, contente ou fâchée ; c’est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse ; c’est Madame, toujours vaine ou coquette, l’un après l’autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce que c’est, voilà par où je débute, rien que cela.

Euphrosine

Je n’y saurais tenir.

Trivelin

Attendez donc, ce n’est qu’un début.

Cléantis

Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil l’a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? vite sur les armes ; la journée sera glorieuse. Qu’on m’habille ! Madame verra du monde aujourd’hui ; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées ; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n’y a qu’à le promener hardiment, il est en état, il n’y a rien à craindre.

Trivelin, à Euphrosine.

Elle développe assez bien cela.

Cléantis

Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? Ah qu’on m’apporte un miroir ; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus, un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n’aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd’hui, pas même le jour, si elle peut ; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser du visage de Madame ? on croira qu’elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, Madame ; j’ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n’ai fermé l’œil ; je n’ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n’est point moi, au moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd’hui ; attendez que j’aie dormi. J’entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d’une pénétration !… Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous.

1. Une situation inédite.

Maîtres et serviteurs (ici la servante Cléantis et sa maîtresse Euphrosine) sont, après un naufrage, enfermés sur une île où les rapports sociaux sont inversés. Trivelin – son nom indique qu’il s’agit d’un ancien valet) – le gouverneur de l’île, impose aux nouveaux arrivants une épreuve : la maîtresse doit écouter ce que la servante a sur le coeur, sans aucune possibilité de lui imposer silence.

La parole est à la servante. Ravie (l. 6) mais peu habituée : dans sa hâte de tout dire, discours très haché (l.22-30) : questions, répétitions (tant vu, tant remarqué) ; le discours ensuite devient plus structuré. Usage très rhétorique des rythmes binaires (symétries et oppositions) et ternaires :

  • Se tait / parle / regarde / est triste / est gaie repris en // par :
  • Silence / discours / regards / tristesse / joie.
  • De même, vanité / coquetterie reprend vaine / coquette.

Thèse (l. 13 et 15) ; développement abstrait (22-30) ; enfin, exemples en un double tableau dépeignant deux scènes de comédies jumelles et opposées (33-52) : questions rhétoriques (a-t-elle bien dormi ? A-t-elle mal reposé ?) ; réaction et discours direct en une véritable parodie.

→ la servante, comme les valets de Molière et Beaumarchais, a la maîtrise du langage ; traversant tous les milieux (le salon, l’office), il connaît tous les registres.

Inversement, la maîtresse est quasi muette. 3 phrases seulement, de plus en plus courtes : deux adressées à Trivelin (deux requêtes, rejetées), et une en aparté. Euphrosine ne s’adresse jamais à sa servante ; elle ne se défend pas. Elle est réduite à la passivité.

2. “Vaine, minaudière, coquette”

Une obsession du paraître : champ lexical très important (regard, visage, vu, remarqué, couleur, yeux, verra, se manifester, montrer, miroir, se mire, ne me regardez pas…)

Le jugement dépend du seul regard, de l’apparence (l. 52). Un regard double :

  • un regard qui ne compte pas, celui de la servante sur la maîtresse.
  • un regard qui seul importe, celui des pairs.

Une société peu tendre : “vite, sur les armes” (l. 34), “donnera-t-elle ce plaisir là à ses bonnes amies” (l. 47) ; cela ne peut déboucher que sur le mensonge (l. 49 sqq.) La femme n’est qu’un petit soldat, toujours prêt à se défendre (“rien à craindre” l. 38) ou à attaquer. Aucun sentiment vrai ne peut exister dans ces conditions.

Des rapports maîtresse/servante sans chaleur, sans respect ni estime ; aucune solidarité de femme. La servante observe sans indulgence un spectacle que la maîtresse lui donne sans en avoir conscience. Elle est lucide (voir trois dernières lignes : “nous” indiquant la conscience d’appartenir à un groupe social homogène, “contre nos maîtres” (hostilité du “contre”), et élargissement : “ce sont de pauvres gens pour nous”.

3. Un jugement moral et non social.

Un jugement qui paraît strictement individuel, personnel… Et moral. Vocabulaire de la morale : “caractère”, “ridicules”, “honte”, “défauts”. Et Euphrosine apparaît perfectible : “elle se corrige”… En 1725 (60 ans avant le Mariage de Figaro !) On pense encore en termes  de morale individuelle ; on pense que les défauts constatés dans la société sont amendables par un effort personnel. On n’est pas encore très loin du siècle des moralistes : La Fontaine, La Bruyère (auteur des Caractères, justement…) Cela peut, pour nous, réduire la portée du texte.

Mais au travers de ce texte (et peut-être sans que Marivaux l’ait voulu ou en ait eu clairement conscience), c’est toute une société, ou plutôt un milieu, qui paraît condamné : une société oisive, fondée uniquement sur le paraître, incapable de naturel et de sentiments vrais… Et le tout, sous le regard critique, et hostile, d’une domesticité qu’elle ne voit même pas, tant elle y est habituée, mais qui voit tout, comprend tout, juge tout. “Ce sont de pauvres gens pour nous” : le mépris est réciproque.

Conclusion

Une mise en question des rapports maîtres/valets, sans aucune idéalisation – à nuancer : dans la comédie, tout finit par rentrer dans l’ordre : la maîtresse s’amende… Et les rapports se remettent en place. Mais cette mise en question est sur un plan moral et individuel.
Mais une lecture plus approfondie (et surtout à la lumière de ce qui va suivre) laisse deviner une société gangrenée par le règne du paraître, du faux, une classe sociale incapable de sentiments vrais, et une haine croissante entre maîtres et serviteurs.