
Rencontre de Manon Lescaut et du Chevallier Des Grieux, par Jacques-Philippe Le Bas, 1753
Résumé du roman
- Le roman commence en février 1715, lorsque le narrateur – M. de Renoncour, le héros des Mémoires d’un Homme de qualité, rencontre le Chevalier Des Grieux et Manon, en partance pour l’Amérique, où la jeune femme est déportée : ému par leur détresse, il apporte aux jeunes gens quelque secours ; puis, presque deux ans plus tard, en novembre 1716, quelques mois après la mort de Louis XIV, il retrouve,à Calais le Chevalier Des Grieux, seul. Celui-ci lui fait alors le récit de ses mésaventures.
- Celles-ci ont commencé en juillet 1712 : le jeune homme, alors âgé de 17 ans, rencontre Manon à Amiens, alors qu’il se prépare à quitter le séminaire pour l’Académie, où il doit parfaire son éducation aristocratique. C’est le coup de foudre, et il s’enfuit avec elle à Paris. Mais elle y rencontre un fermier général, M. de B., qui lui offre de l’argent contre ses faveurs : c’est la première infidélité de Manon, poussée en cela par son frère, Lescaut… Peu après, Des Grieux est dénoncé à son père par M. de B., et contraint de rentrer chez lui. Il y passe un an, puis entre au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, en septembre 1713.
- Au bout d’un an, en septembre 1714, au cours de ses « exercices » – un oral public – Manon le retrouve ; incapable de lui résister, Des Grieux s’enfuit avec elle, et s’installe à Chaillot, qui est alors un village proche de Paris. Mais Manon trompe à nouveau son amant, cette fois avec un riche vieillard, M. G. de M. Lescaut, frère de Manon, imagine de duper celui-ci, en faisant passer le Chevalier pour un frère de Manon, afin de lui extorquer argent et bijoux ; mais la ruse est éventée, et M. G. de M. fait enfermer Des Grieux à la prison de Saint-Lazare, et Manon à l’Hôpital (une partie de ce bâtiment servait de prison pour les prostituées). Des Grieux parvient à s’échapper, et organise l’évasion de Manon. Tous deux retournent à Chaillot.
- Ruinés par un incendie qui détruit le peu de biens qu’ils ont pu accumuler, Des Grieux et Manon se retrouvent à Paris ; ils font la connaissance d’un ami, M. de T., qui leur présente un jour un jeune homme, qui se trouve être le fils de M. G. de M. Une troisième fois, Manon trompe Des Grieux avec celui-ci, et Des Grieux imagine un moyen de se venger à la fois du père et du fils ; mais l’entreprise tourne à la catastrophe : Des Grieux est arrêté, emmené au Châtelet, tandis que Manon est condamnée à la déportation en Louisiane. Libéré, il parvient à accompagner la jeune fille.
- Après deux mois de navigation, ils parviennent en Louisiane où ils demeurent ensemble neuf ou dix mois ; mais le Gouverneur, apprenant qu’ils ne sont pas mariés, veut donner Manon à son neveu Synnelet qui en est amoureux ; Des Grieux et Manon n’ont d’autre ressource que de fuir à nouveau, mais Manon meurt d’épuisement après deux lieues de marche, un an après son départ de France.
- Des Grieux parvient à rentrer en France et se retrouve donc à Calais, en octobre-novembre 1716.
Textes expliqués
- Un coup de foudre (1ère partie)
- L’enterrement de Manon (2ème partie)
Un coup de foudre
Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 1ère partie |
Quand commence le texte, le lecteur a déjà rencontré le jeune couple en partance vers la Louisiane, puis il vient de revoir Des Grieux seul à Calais : il sait donc que la fin de l’histoire sera tragique. Ce récit date d’octobre-novembre 1716 : il s’agit d’une analepse, car l’histoire racontée date, elle, de juillet 1712. Alors qu’il vient de quitter le séminaire d’Amiens, le Chevalier Des Grieux observe, en compagnie de son ami Tiberge, l’arrivée du coche d’Arras. L’auteur souligne le rôle du hasard : à un jour près, à quelques minutes près peut-être, Des Grieux n’aurait jamais rencontré Manon. Nous assistons ainsi en direct à un coup de foudre aussi inattendu que radical, et à la rencontre de deux personnages très différents l’un de l’autre.
- Un coup de foudre inattendu
- au début, une scène apparemment quotidienne et anodine : des jeunes gens désœuvrés et indifférents, un coche qui arrive (coche : voiture tirée par des chevaux, servant au transport des voyageurs), « quelques femmes » indifférenciées…
- puis une focalisation soudaine : « il en resta une, fort jeune » : le regard du narrateur se fixe sur Manon, dont on ignore encore l’identité, et elle efface d’un coup tout le reste ; Tiberge disparaît du récit, elle semble occuper seule tout l’espace. Le seul autre personnage est un serviteur âgé, dont toute l’action se concentre sur sa jeune maîtresse. (Il « s’empresse » de sortir les bagages du coffre…). Durant tout le roman, aucune autre femme n’occupera la moindre attention de Des Grieux, même après la mort de Manon !
- Omniprésence du regard : « elle me parut… », « regardé »… Le coup de foudre passe par les yeux, comme dans la tragédie : on se souvient de l’aveu de Phèdre chez Racine (Phèdre, I, 3) :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables -
Le narrateur, Des Grieux, semble instantanément métamorphosé par cette rencontre : il découvre d’un coup l’existence du sexe féminin (il y a peut-être une pointe d’humour d’un narrateur plus âgé face à la naïveté de l’adolescent qu’il était alors), et il se découvre une audace inattendue. On notera les oppositions : « sagesse et retenue » / « enflammé… transport« .
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Le coup de foudre surprend non seulement par sa soudaineté, mais aussi par son intensité : le mot « transport » désigne ici la folie ; comme le mot « charmante », qui définit Manon tout au long du roman, n’a pas le sens atténué d’aujourd’hui : Manon est littéralement ensorcelante.
- Double portrait de deux personnages très différents
- Manon, la femme fatale
- Manon descend d’un coche, n’est accompagnée que d’un vieux domestique : tout montre qu’elle est d’un milieu modeste. Son nom, Manon Lescaut, le dit aussi (Manon, diminutif familier de Madeleine).
- Elle n’est pas du tout décrite ; on ne sait d’elle que son âge : « fort jeune », « encore moins âgée que moi » – or Des Grieux n’a que 17 ans : elle en a donc 15 ou 16. Elle est encore sous l’autorité de ses parents, qui la destinent au couvent.
- Elle semble cependant dotée d’une expérience assez étonnante, et inquiétante pour une fille si jeune : elle n’est pas embarrassée lorsqu’un parfait inconnu s’adresse à elle, et Des Grieux reconnaît qu’elle « était bien plus expérimentée » que lui : elle a donc déjà eu affaire à des hommes…
- Enfin, si ses parents la destinent à la vie religieuse, c’est contre son gré à elle, et parce qu’elle a un « penchant au plaisir » dont le narrateur reconnaît, avec le recul, le caractère toxique… Son discours est cité au style indirect libre, ce qui témoigne d’une certaine distance par rapport à son propos : Des Grieux, vieilli et plus expérimenté, est plus prudent face aux affirmations de Manon.
- Manon apparaît donc comme la figure même de la « femme fatale« , par les défauts de son caractère, et surtout par l’emprise qu’elle exerce dès le début sur ceux qui l’approchent.
- Des Grieux, l’amant sous emprise
- Contrairement à Manon, Des Grieux appartient à la haute noblesse de Picardie ; c’est un cadet de famille, destiné sans doute à la prêtrise, ce qui ne l’empêche pas de recevoir une éducation aristocratique : il s’apprête à entrer à l’Académie, où il devrait apprendre le maniement des armes.
- À 17 ans, c’est un jeune homme ignorant du monde et en particulier des femmes, très naïf : il n’avait « jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention » : il n’est jamais sorti du séminaire ! Manon est donc la première femme qu’il rencontre – et elle demeurera la seule.
- C’est un jeune homme vertueux (« sagesse et retenue »), qui ignore le mal, mais qui va connaître une métamorphose radicale au contact de Manon : il acquiert instantanément de l’audace (il sera par la suite capable de mentir effrontément, de tricher au jeu, d’organiser des évasions…) ; aveuglé par l’amour (comme le montre le « elle répondit ingénument… » ; or Manon n’est sûrement pas une ingénue !), il ne considère désormais rien d’autre que ses « désirs« , ses « sentiments » : toute morale est oubliée.
- Les derniers mots du texte sont une anticipation : « tous ses malheurs et les miens » : comme dans la tragédie, le « coup de foudre » ne peut mener qu’à la catastrophe, que le lecteur connaît déjà.
- Manon, la femme fatale
Nous ne sommes ici qu’au début de l’histoire, mais tous les termes de la tragédie sont déjà présents : le caractère manipulateur de Manon, son « goût du plaisir » auquel elle est incapable de résister et qui la pousse à toutes les trahisons ; l’amour inconditionnel que lui voue Des Grieux, immédiatement capable d’abandonner toute son éducation, tous ses projets personnels pour la suivre, transformé et comme submergé par ses sentiments et son désir pour elle. Le lecteur sait déjà ce qu’il en adviendra.
L’enterrement de Manon

L’enterrement de Manon
N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement. Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva sans doute point assez rigoureusement puni ; il a voulu que j’aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse. Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse ; j’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience. Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 2ème partie |
Le récit de Des Grieux touche à sa fin : alors que lui-même et Manon, après plusieurs mois en Louisiane, avaient décidé de se marier et de mener désormais une vie rangée, le Gouverneur leur avait annoncé qu’il avait d’autres projets : il souhaitait en effet marier Manon à son neveu Synnelet, amoureux de la jeune femme. Des Grieux provoque en duel Synnelet, et croit l’avoir tué. Face à ce nouveau coup du sort, ils n’ont d’autre choix que de fuir encore une fois, pour rejoindre soit les « sauvages » (les Amérindiens), soit les colonies anglaises, en l’occurrence la Caroline, éloignée de 1300 km de la Nouvelle Orléans, en traversant les déserts des Natchez et des Alibamons, la chaîne des Apalaches, et les forêts de Géorgie… Un parcours quasi impossible ! Et de fait, après avoir parcouru seulement deux lieues, Manon meurt d’épuisement.
- Un récit pathétique, qui annonce le pré-romantisme.
- Le récit commence par une prétérition : « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments… », ce qui contribue à accentuer la violence de ce qu’il éprouve.
- Il détaille le déroulé des faits, depuis la mort de Manon jusqu’à sa prostration finale, avec un étirement de la durée : 24 h immobile près d’elle, puis multiplication des détails : se lever, briser son épée pour s’en servir de pelle, creuser finalement à la main, placer le corps dans la fosse, enveloppé d’habits pour le protéger du sable, nouvelle prostration avant de reboucher la tombe, et enfin s’étendre sur le sol.
- Tous ces détails matériels témoignent d’un désarroi total : affaiblissement physique – il faut se souvenir qu’il a été blessé durant le duel, qu’il a dû marcher avec Manon à travers le désert… ; état de prostration morale et attente de la mort. Celle-ci est présente dans tout le texte, déclinée sous toutes ses formes : « je la perdis » ; « elle expirait » ; « y mourir » ; « mon trépas » ; « la mort » ; « ma fin » ; « la mort ».
- La vie, au contraire, n’est mentionnée qu’une fois, qualifiée de « languissante et misérable« , et sous le signe du renoncement. Presque deux ans après la mort de Manon, Des Grieux ne peut toujours pas vivre sans elle.
- La séparation est en réalité impossible : s’il semble d’abord la comprendre (« je la perdis […] ; mon âme ne suivit pas la sienne« ), en réalité il a le plus grand mal à s’en détacher, même physiquement : d’abord prostré sur le corps de Manon (« la bouche attachée sur le visage et sur les mains… »), il se décide enfin à l’enterrer, non sans « l’avoir embrassée mille fois » ; l’éloignement est progressif : il la « considère » (c’est-à-dire la regarde), puis il ferme la fosse, mais sans pouvoir s’en aller… Et lorsque, dans son récit, il revient au présent, il reste figé dans son souvenir : « j’ai traîné depuis… je renonce... »
- Une image idéalisée de Manon
- Des Grieux emploie les mêmes termes par lesquels il a constamment défini Manon, y compris lorsqu’elle se montrait volage ou malhonnête ; « ma chère Manon » ; « l’idole de mon cœur » (qui fait écho à « la maîtresse de mon cœur » du tout premier texte) ; « j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable« . Quelles qu’aient été les fautes de Manon, rien ne semble pouvoir changer le « parfait amour » que Des Grieux éprouve pour elle.
- Il y a dans ce texte une forme d’ironie tragique : le héros se décrit attendant la mort, unique délivrance possible… mais le lecteur sait depuis le début du roman qu’il ne mourra pas.
- Une cruauté du destin : alors que Manon s’était quelque peu rachetée de ses fautes, elle meurt au moment même où elle mériterait d’être sauvée ; et son amant, qui ne peut vivre sans elle, est, lui, condamné à une vie qui n’a plus de sens… Le Ciel évoqué au début du texte se montre donc particulièrement impitoyable.
Le texte relève donc de la tragédie : le destin des deux personnages est fixé, leur perte est consommée. La mort de la jeune fille, au moment même où elle aurait pu être heureuse et vertueuse, apparaît comme injuste et cruelle ; et le sort de son amant, contraint de l’enterrer lui-même, seul, en plein désert, suscite « terreur et pitié », les ressorts même de la tragédie. On est ici dans une atmosphère déjà pré-romantique : Chateaubriand s’en souviendra dans Atala…