Victor Hugo, « Quatre-Vingt-treize » (1874)

PLAN DE L’ÉTUDE

Étude du 1er chapitre, le bois de la Saudraie » Structure du roman La Convention dans le roman Chronologie de la Convention
Le massacre de la St Barthélémy (III, III, 1-6) : étude d’ensemble La Guerre de Vendée dans le roman Gauvain, Cimourdain, Lantenac : les protagonistes. Le Cachot, III, VII, 5, de « on ne sait quelle sérénité terrible » à « le cachot se referma »

INTRODUCTION AU ROMAN

Quatre-vingt-treize est le dernier roman de Victor Hugo ; il l’a écrit au lendemain de la
Commune, mais l’a longtemps porté en lui.

  • 1841 : Discours de réception à l’Académie française : Hugo rend hommage à la Convention
    « qui a brisé le trône et sauvé le pays », « qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges,
    que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer. » Cela lui vaudra un scandale énorme, et la haine durable de l’Académie.
  • 1848 : il commence à griffonner quelques notes
  • 1862 : Les Misérables
  • 1863 : « Je suis au seuil d’un très grand ouvrage à faire… C’est Quatre-vingt-treize« .
  • 1864 : « Je voudrais me mettre tout de suite à Quatre-vingt-treize« 
  • 1866 : il dispose déjà du plan d’une intrigue
  • 1867 : « Il y a du devoir dans ce livre »
  • 1869 : la préface de L’Homme qui rit annonce Quatre-vingt-treize.
  • 1870-71 : durant la guerre et la Commune, il accumule les notes.

Ce livre est donc un testament politique.

Dans les années 1870-75, l’ordre moral règne en France après l’écrasement de la Commune. Les premières œuvres de Manet, de Courbet sont ignoblement traitées par ceux-là mêmes, Dumas fils en tête, qui refusaient de parler « des femelles des Communards », par respect pour les femmes « auxquelles elles ressemblent quand elles sont mortes ».
C’est le même Dumas fils qui crachera plus tard sur la tombe de Victor Hugo.

L’occupation prussienne n’empêche pas les possédants de dormir. Thiers après tout a eu l’essentiel : le massacre du peuple de Paris.

Le 16 décembre 1872, Hugo commence à rédiger son roman.

On arrête, on fusille encore ou on condamne à perpétuité (et jusqu’en 1874) ceux qui ont échappé au massacre de la Semaine sanglante. Au début de l’année 1873, 1250 personnes seront déportées en Nouvelle Calédonie.

En 1876, Hugo écrit : « Personne ne peut passer dans certains quartiers de Paris sans un serrement de cœur ». On assiste encore à un incroyable déversement d’insultes sur les Vaincus… et sur Hugo.

Hugo n’a pas compris ni approuvé la Commune ; mais dans ses poèmes inspirés par l’Année terrible, il a su qu’elle annonçait des temps nouveaux :

 « C’est quelque chose d’âpre et de grand qui commence,
                  C’est le siècle nouveau qui de la brume sort […]
                  Le monde attend la suite et veut d’autres essais,
                  Nous entendrons encor des ruptures de chaînes
                  Et nous verrons encor frissonner les grands chênes. »

Et en 1876 encore, Hugo se bat pour l’amnistie des Communards !

Quatre-vingt-treize est un livre de combat, qui suscita de violentes réactions de la presse de droite.

structure du roman

Les pages indiquées correspondent à l’édition Press Pocket (1988)

EN MER
I – Le Bois de la Saudraie p. 21-35 Derniers jours de mai 1793
II – La corvette Claymore p. 35-78 2 juin 1793
III – Halmalo p. 79-85 3 juin 1793
IV – Tellmarch p. 97-124 3-4 juin 1793
À PARIS
I – Cimourdain  (introduction historique) p. 133-151
II – Le Cabaret de la rue du Paon p. 151-170 28 juin 1793
III – La Convention p. 181-208 29-30 juin
EN VENDÉE
I – La Vendée (introduction historique) p. 217-238
II – Les trois enfants p. 239-316 Juillet 1793
III – Le massacre de la St Barthélémy p. 317-334 août 1793
IV – La mère p. 335-397 Pas de date précise, mais quelques jours seulement
V – In daemone deus p. 399-416
VI – C’est après la victoire qu’a lieu le combat p. 417-436
VII – Féodalité et révolution p. 437-473

PETITE BIBLIOGRAPHIE

Le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo a donné lieu à de nombreuses publications intéressantes. Citons quelques titres à consulter :

Sur Victor Hugo :

  • Henri GUILLEMIN, Hugo, Seuil, écrivains de toujours
  • Pierre GAMARRA : La Vie prodigieuse de Victor Hugo, Messidor, 1985
  • Revue Europe, mars 1985. N° spécial du centenaire de sa mort.
  • Revue L’Histoire, n° spécial « Victor Hugo, portrait d’un génie », janvier 2002

Sur la Révolution et l’année 1793 :

  • Albert SOBOUL: Histoire de la Révolution française, coll. Idées Gallimard ; notamment tome 1, p. 316-367 et tome 2, p. 9-62.
  • René REMOND: Introduction à l’histoire de notre temps, Seuil, coll. Point-Histoire, tome 1 : 1750-1815, L’Ancien régime et la révolution.

Les romans de Michel Ragon : Les mouchoirs rouges de Cholet, La Louve de Mervent

Texte : LE BOIS DE LA SAUDRAIE (I, I, pages 21-34).

Nous sommes en mai 1793 : voir la chronologie.

Une première partie, jusqu’à « une embuscade était probable » : on nous présente le cadre et les personnages, mais encore indifférenciés, comme un « plan large » au cinéma ; il n’est pas indifférent que les premiers personnages aperçus soient des Républicains, des « bleus » (ainsi nommés à cause de la couleur de leurs habits) ; Hugo manifeste une préférence pour ce camp.

Une deuxième partie : de « trente grenadiers… » à « c’était là l’embuscade » : l’auteur focalise sur certains personnages, notamment une femme (elles sont peu nombreuses dans le roman) : la vivandière.

Troisième partie : dialogue, donnant un portrait « en action » d’un personnage essentiel : Michelle Fléchard, la mère, accompagnée de ses trois enfants en bas âge.

C’est une femme du peuple, mais à des années-lumière du peuple parisien, informé, extrêmement politisé (plus qu’à aucun autre moment de l’histoire, grâce notamment aux clubs. C’était le cas dans la plupart des villes). Elle ne sait rien. Totalement ignorante, elle est trop pauvre pour avoir une conscience ; ce sera aussi le cas de Tellmarch le « caimand ».
C’est une des explications de la Vendée, par l’obscurantisme et la manipulation des prêtres, des Nobles. Voir III, I, 1 à 6, et notre étude sur la Vendée.

Mais surtout, c’est l’apparition d’une figure qui a sa grandeur tragique par la passion exclusive qui l’anime : l’amour maternel (pendant de Cimourdain pour l’amour paternel ?) L’amour rend sublime, mais perd aussi les héros.

Ce texte présente donc une ouverture, mettant face à face les deux partis, mais avec une nette préférence :

  • Les Parisiens, républicains, rudes mais humains, doués d’une forte conscience politiques (eux savent pourquoi ils sont là, pourquoi ils se battent), ayant participé activement à la Révolution (allusion aux clubs)
  • Les paysans vendéens, totalement ignorants, incapables de comprendre le sens des événements qu’ils subissent, victimes de ce qu’on appellera plus tard l’aliénation.

L’opposition entre les deux femmes (les deux seules du roman si l’on excepte la petite Georgette qui n’a pas deux ans) ; mais l’une mourra, victime d’un massacre perpétré par les Vendéens ; l’autre, figure quasi mystique, semble indestructible, puisqu’elle survivra à tout, même à la fusillade !

La Convention dans le roman

PETITE CHRONOLOGIE DE LA CONVENTION (ET DE LA GUERRE DE VENDÉE)

  • 20 septembre : victoire de Valmy contre les Prussiens, suivie de la victoire de Dumouriez à Jemmapes
  • 21 septembre 1792 : Fin de la Législative, début de la Convention ; proclamation de la République.
  • 15-19 janvier 1793 : Procès de Louis XVI, condamné à mort par 387 voix contre 334 pour le bannissement ou la détention.
  • 21 janvier 1793 : décapitation de Louis XVI
  • Février 1793 : intervention de l’Angleterre contre la France
  • 24 février : levée de 300 000 hommes pour aller combattre aux frontières ;
  • mars : début de l’insurrection de Vendée ; dans le même temps, la flotte anglaise intervient en Méditerranée, Dumouriez est battu à Neerwinden par les Autrichiens qui reconquièrent la Belgique (conquise après Jemmapes) et menacent Paris. Carnot réorganise l’armée, qui compte un million d’hommes.
  • 10 mars : établissement d’un Tribunal révolutionnaire contre les suspects
  • 6 avril : constitution du premier Comité de salut public, sous la direction de Danton
  • Mai : les Vendéens s’emparent de Bressuire
  • 31 mai– 2 juin : triomphe des sans-culottes parisiens ; début de la Convention montagnarde (qui durera jusqu’au 27 juillet 1794)
  • 9 juin : prise de Saumur par les Vendéens
  • 18 juin : prise d’Angers par les Vendéens
  • 29 juin : Les Vendéens échouent devant Nantes ; Cathelineau, chef vendéen, est tué
  • Juillet 1793 : installation du second Comité de salut public, avec notamment Robespierre et Saint-Just.
  • 13 juillet 1793 : assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday
  • 1er août 1793 : la Convention décide de mener une guerre totale en Vendée
  • 19 septembre 1793 : le général républicain Kleber battu à Torfou
  • 15-17 octobre : échec des Vendéens devant Cholet ; leurs chefs D’Elbée, Bonchamps et Lescure sont blessés
  • 18 octobre : début de la « virée de Galerne » : une troupe hétéroclite traverse la Loire à Saint-Florent le Vieil
  • 14 novembre – 4 décembre : les Vendéens, qui au lieu de foncer sur Paris, ont obliqué vers Granville, échouent successivement devant Granville, puis Angers
  • 7 décembre : les Vendéens prennent La Flèche
  • 10-13 décembre 1793 : bataille en plein centre ville du Mans : c’est un carnage.
  • 23 décembre : les Vendéens sont définitivement battus à Savenay
  • 26 février – 3 mars 1794 : décrets de Ventôse confisquant les biens des Émigrés.
  • mars-avril 1794 : condamnation des « Indulgents » : Danton, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine
  • 8 juin 1794 : Fête de l’Être Suprême
  • 27 juillet (9 Thermidor) : Robespierre est mis hors la loi
  • 28 juillet : exécution de Robespierre
  • juillet 1794 – octobre 1795 : Convention thermidorienne ; domination du « Marais ».
  • Octobre 1795 : Fin de la Convention ; début du Directoire.

La Convention occupe une place centrale dans le roman, par l’endroit où elle se situe – au cœur de l’œuvre -, par son rôle dans l’intrigue (c’est elle qui décide de la guerre totale en Vendée, qui envoie Gauvain comme général, et Cimourdain pour le surveiller), et par l’apparition du personnage de Cimourdain.

CONSTRUCTION DU PASSAGE

I. Cimourdain

  1. Une première partie dessine les rues de Paris, en un diptyque : d’abord le Paris révolutionnaire, dans un désordre hallucinant, à la fois dangereux et créatif : effet de bric-à-brac, privations, héroïsme quotidien… La seconde partie du diptyque se situe après le 9 Thermidor : dégradation morale.
  2. Portrait de Cimourdain, en deux chapitres ; un portrait contrasté, qui ne le rend pas foncièrement sympathique ; mais l’on apprend qu’il est capable d’aimer un être.

II. Le cabaret de la rue du Paon

Portrait des trois hommes identifiés dans le titre comme les trois juges des Enfers. Hugo ne les sépare pas, ne les oppose pas. Il existe des divergences entre eux, mais entre eux et les Girondins, c’est une lutte à mort. Marat sera tué durant l’été 1793. Danton, fin 1793, se rallie aux « Indulgents », et sera arrêté en 1794. Les caractères sont authentiques.

Le 9 Thermidor, qui verra la chute de Robespierre et sa mort, donne raison à Marat.

III. La Convention

Hugo écrit ici plus en poète de l’histoire. Le 21 septembre : fin de l’assemblée législative qui laisse la place à la Convention ; c’est aussi le jour de Valmy, victoire décisive qui marque un coup d’arrêt à l’invasion étrangère. Enfin, la République est proclamée.

  1. Le lieu est minutieusement décrit : le mystère, l’obscurité, l’intrigue ; la symbolique romaine et révolutionnaire, et enfin la sévérité spartiate.
  2. L’assemblée est présentée de manière épique, avec ses contradictions (cf.chapitre I, IV).

le procès de Louis XVI a été une ombre sur la Convention ; mais Hugo termine par le caractère hautement créateur de cette assemblée (I IX)

On assiste au travail de Hugo historien, pour qui le sens des événements l’emporte sur la stricte exactitude des faits.
Ainsi, dans le Cabaret, les discours des trois hommes sont plausibles, ils ont été prononcés ailleurs ; Hugo s’attache à créer une ambiance, par une multitude de petits faits, de petites phrases, d’anecdotes ; enfin, il nous offre une vue d’ensemble d’une époque clé : cf. la fin du passage.

QUE REPRÉSENTE LA CONVENTION POUR V. HUGO ?

  • Une époque trouble, double : voir les antithèses
  • Une époque de gestation, où « l’histoire se fait à l’insu des hommes », où naît une civilisation

Un combat de géants entre des forces primitives et fondamentales : l’ancien / le nouveau, les Titans / les Dieux.

Observons de près le chapitre I, XI (« Esprits en proie au vent »).

Noter les métaphores : le vent, l’océan… les hommes ne sont que les instruments d’une histoire qui les dépasse ; la Révolution, l’histoire se fait par eux, mais ils n’en sont pas les auteurs. Cette conception est à rapprocher de celle de Kant – sauf que là où Kant, qui est un rationaliste et un homme des Lumières, parle de Raison, Hugo qui est un mystique parle de Dieu, de Destin, de Nécessité. Mais l’un comme l’autre croient en un sens de l’Histoire, dans le sens du progrès.

Là où Kant préconise l’action patiente, réformatrice, rationnelle de « politiques moraux » attachés à modifier sans heurts les institutions existantes dans le sens de la République et de la Paix, (Voir Appendice du Projet de paix perpétuelle) Hugo se laisse emporter par le souffle épique de la Révolution.

L’INTÉRÊT DU PASSAGE POUR LE ROMAN

Dans le chapitre II, on voit Marat réactiver le décret « portant peine de mort contre toute connivence dans les évasions de brigands et d’insurgés prisonniers » : Hugo prépare là évidemment son dénouement.

Par ailleurs, on assiste à la mise en place d’une guerre totale : d’un côté, la Convention décrète que « toute ville qui donnerait asile aux rebelles serait démolie et détruite », d’autre part, les Émigrés et leurs alliés étrangers proclament que  « tout Français pris les armes à la main serait fusillé, et que si un cheveu tombait de la tête du roi, Paris serait rasé ». Et Hugo de conclure : « Sauvagerie contre barbarie ».

UN NOUVEAU TYPE DE GUERRE

C’est que la guerre qui nous est ici présentée diffère de celles qu’Aristophane, ou Kant, connaissaient. Dans les deux cas, il s’agissaient de conflits armés décidés par les dirigeants ou les princes, sans que les peuples ne se sentent réellement concernés. Chez Aristophane, par exemple, l’opposition idéologique existant entre l’aristocratique et guerrière Sparte, et la démocratique Athènes, n’est pas mentionnée ; la guerre semble plutôt avoir pour origine le choc de deux impérialismes.

Chez Kant, comme chez Voltaire ou Damilaville, la guerre a essentiellement pour origine l’intérêt, la cupidité ou le caprice des princes.

Dans ce type de guerre, le but est de préparer les futures négociations de paix, en se trouvant dans la position la plus favorable possible ; les « articles » de Kant sont alors applicables.

Dans le cas de la Convention, la situation est différente : il s’agit d’un conflit idéologique, dans lequel chacun des deux camps estime avoir seul le droit, la raison, la justice pour lui ; le but n’est plus alors la négociation, qui n’est pas envisageable (peut-on transiger sur un idéal ?), mais la soumission ou l’élimination pure et simple de l’ennemi.

Celui-ci n’est plus envisagé comme un futur partenaire, mais comme l’incarnation du Mal absolu, qu’il convient de détruire. Cela va parfois jusqu’à nier son appartenance à l’espèce humaine !

Dans ce cas, il ne pourra y avoir de paix que par l’écrasement de l’un des deux camps, ou par l’excès même de la violence qui rendra la poursuite de la guerre impossible pour chacun des deux. Le combat en somme, ne cessera que faute de combattants…

LE MASSACRE DE SAINT-BARTHÉLÉMY

LA SITUATION

Les trois enfants, René, Gros-Alain et Georgette sont otages du Marquis de Lantenac, prisonniers dans la bibliothèque de la Tourgue, et livrés à eux-mêmes.

UNE PEINTURE RÉALISTE DU COMPORTEMENT DES TOUT-PETITS

L’éveil, l’imitation du frère aîné, mais un caractère affirmé de chacun : Gros-Alain est l’inventeur, Georgette se montre indépendante. Un moment de bonheur : observation profonde mais vite distraite des animaux (le cloporte, l’abeille, l’hirondelle) ; le gazouillis des enfants, leur langage ; les gestes, notamment ceux de la petite (lorsqu’elle va rejoindre ses frères).

Humour et tendresse de la description : dignité du « j’ai mangé ma soupe » de René-Jean ; maladresse de Georgette ; image de la traversée marine (ch. II) ; observation ; jeu du cheval…

LES ENFANTS, FIGURES DIVINES

Le langage de l’enfant est aux yeux de Hugo la voix même de Dieu, et la preuve de son existence :

« Ce qu’un oiseau chante, un enfant le jase. C’est le même hymne. Hymne indistinct, balbutié, profond. L’enfant a de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. […] Le cantique le plus sublime que l’on puisse entendre sur la terre, c’est le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres de l’enfance. » (p. 318)

Ce passage préfigure L’Art d’être grand-père, qu’il publiera en 1877.

CHANGEMENT DE LA SCÈNE : LE MASSACRE.

Mais voilà que les enfants découvrent un livre rare et précieux sur un lutrin : les trois « anges », déjà devenus « trois petits faunes » après s’être barbouillés de mûres, vont se métamorphoser en « anges de proie », pris d’un « amour terrible » pour l’image de Saint Barthélémy et pour tout le livre, au point de le détruire méthodiquement.

On sent une jubilation terrible dans cette scène de destruction, que marque le vocabulaire épique et tragique : « moment effrayant », « aventures des conquérants », « gloires », « terreur »…  Il faut noter qu’à ce moment, les enfants, figures de la paix, se métamorphosent en figures de la guerre : René-Jean « terrasse » le livre ; les enfants sont pris d’un « appétit de destruction » marqué par l’accumulation, quasi rabelaisienne, des participes présents (déchirant, balafrant, arrachant,
égratignant, décollant, déclouant, cassant, déchiquetant, travaillant…)

Anéantissement montré par l’accumulation des termes de destruction, qui se terminent en apothéose par « ce fut une extermination ».

L’image est donc à la fois plaisante et inquiétante : l’écrivain Hugo ne partagerait-il pas un peu de la jubilation des enfants à l’encontre d’un livre, se livrant ainsi au plaisir du sacrilège ?

La scène, en tous cas, échappe à toute mièvrerie : la sauvagerie de l’enfance, et donc de la nature humaine à l’état pur, est montrée.

LES ENFANTS, FIGURES DE LA PAIX ?

La destruction du livre prend évidemment un sens symbolique

  • Le livre apparaît comme une forteresse, avec son poids, ses fermoirs, sa lourde reliure… métaphoriquement, les enfants la détruisent, et la transforment en « papillons dans l’azur » (dernière phrase).
  • Il peut apparaître aussi comme un symbole de la superstition et de l’obscurantisme : c’est un évangile apocryphe – qui n’a jamais été rédigé par St Barthélémy, et n’a pas été reconnu par l’Eglise ; enfin, le Saint, avec sa propre peau sur son bras (il a été écorché vif) représente toute la violence, la barbarie des temps anciens.
  • Il est à lui seul une métonymie de l’Eglise, comme puissance d’ancien régime : celle-là même au nom de laquelle se battent les Vendéens, contre une République qui veut les libérer :
    « Tailler en pièces l’histoire, la légende, la science, les miracles vrais ou faux, le latin d’église, les superstitions, les fanatismes, les mystères, déchirer toute une religion de haut en bas, c’est un travail pour trois géants, et même pour trois enfants ».
    René-Jean, Gros Alain et Georgette sont ici les symboles de la Révolution, qui doit détruire pour construire l’avenir. Ils sont en somme la jeunesse du monde.

Et pourtant, « l’appétit de la destruction existe »

Cela pourrait être aussi une explication des guerres que se livrent les adultes. Kant décrivait déjà l’humanité comme « un peuple de démons », doué d’une « insociable sociabilité », et bien plus tard, Freud confirmera que l’homme n’est pas un être doux ni bienveillant… Hugo n’a donc que peu d’illusions sur la nature humaine, capable parfois du meilleur (La Vivandière sauvant les enfants et leur mère, Lantenac se sacrifiant pour sauver les petits…) mais plus souvent du pire.

L’une des causes de la guerre ne serait-elle pas, justement, dans cet « appétit de destruction » qui prolonge les conflits ? N’y a-t-il pas, aussi, un plaisir sauvage de la guerre et de la violence ?

Conclusion

On peut enfin s’interroger sur les sentiments de Hugo à l’égard de ces enfants : en effet, il manque plusieurs fois de les tuer (ainsi que la mère) :

  • Au premier chapitre, seul un hasard les sauve, quand la vivandière les voit à temps ;
  • A la fin de la première partie, ils échappent au massacre perpétré par les Vendéens
  • A la fin du roman, il manque de les brûler vifs.

Hugo ne joue-t-il pas avec la tentation, toujours repoussée, de massacrer les enfants ? Ces trois marmots ne constituent-ils pas pour lui l’inverse de l’Art d’être grand-père ?

La Vendée dans Quatre-vingt-treize

UNE PLACE ESSENTIELLE DANS LE ROMAN

  • Commence et achève le roman
  • Lieu où s’affrontent les héros (alors que la Convention n’est que la coulisse)
  • Objet d’une introduction historique dans laquelle V. Hugo dévoile sans ambiguïté son jugement.

LES ÉVÉNEMENTS DANS LE ROMAN

Le roman se déroule entre fin mai (Livre I) et mi-août 1793, alors que la guerre a éclaté en mars.

Début du roman :

    • Le Bois de la Saudraie (mai-juin)
    • La Corvette Claymore (et flash back sur les chefs de la Vendée (I, II, III p. 43) :

« A cette heure, dans cette armée de paysans, il y a des héros, il n’y a pas de capitaines.
D’Elbée est nul, Lescure est malade, Bonchamps fait grâce ; il est bon, c’est bête. La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant ; Silz est un officier de rase campagne, impropre à la guerre d’expédients ; Cathelineau est un charretier naïf, Stofflet est un garde-chasse rusé, Bérard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette est horrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston. Car, mordemonbleu ! à quoi bon chamailler la révolution et quelle différence y a-t-il entre les républicains et nous si nous faisons commander les gentilshommes par des perruquiers ? »

  • Le peuple vendéen : Halmalo, Tellmarch.

Or en mars (voir chronologie), les Vendéens prennent Machecoul, Cholet, Challans, La Roche sur Yon, la Roche-Bernard, Clisson et Vimoutiers : on assiste au ralliement des principaux chefs,
Cathelineau, Stofflet, d’Elbée, Bonchamps ;

En mai : prise de Bressuire Thouars, Fontenay le Comte ; fin mai, la Convention lance 35 000 hommes en Vendée.

Le 9 juin, Saumur est prise par les troupes vendéennes ;

Le 12 juin, Cathelineau est nommé commandant suprême, tandis que Charette fait bande à part.

Le 19 juin, Angers tombe : les Vendéens sont donc à ce moment dans une phase ascendante ; tout semble leur réussir, et leur armée paraît invincible, d’autant qu’ils reçoivent l’aide des Anglais, des Émigrés, et des prêtres réfractaires.

Ce mouvement sera brisé le 29 juin lorsqu’ils échouent à Nantes, et que Cathelineau est tué.

La troisième partie : en Vendée

La Bataille de Dol a lieu fin juillet, alors que l’armée vendéenne, privée de son chef Cathelineau, doute d’elle-même : la Vendée s’est transportée en Bretagne.

L’armée Vendéenne essuie une deuxième défaite à Luçon, tandis que Kléber s’apprête à arriver : c’est le début de la débâcle pour les Vendéens.

Le roman nous raconte une bataille imaginaire, mais symbolique : la Tourgue. Hugo se montre plus romancier qu’historien.

UNE CONCEPTION DE LA VENDÉE

Hugo exprime à plusieurs reprise, et de manière très claire, sa position à l’égard de cette guerre :

  • Il y a eu de l’héroïsme de part et d’autre, mais aussi de la cruauté et parfois de la lâcheté ;
  • Il n’y a pourtant pas d’équivalence entre les deux camps (cf. le chapitre sur la Convention) :
    la Vendée est du côté du passé, de l’ombre, de l’erreur.

Pourquoi la Vendée ?

Hugo exprime une position peu différente de celle de l’historien Soboul (cf. bibliographie) :

  • une poussée des ténèbres et un « lugubre malentendu » : « La Vendée, c’est la révolte-prêtre. Cette révolte a eu pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s’entraident » (III, I, I), et page suivante, il la désigne comme la « Guerre des Ignorants ». Quelques pages plus loin, Hugo écrit (III, I, VI) : « Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée ; querelle de l’idée locale contre l’idée universelle. Paysans contre patriotes. » Et dans le chapitre suivant : « La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu’elle s’était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison ; la dernière fois, elle a eu tort. » (III, I, VII)
  • Une vieille habitude de rébellion (cf. ci-dessus), du refus du pouvoir central, assortie d’une immense crédulité : « Depuis deux mille ans, le despotisme sous toutes ses espèces, la conquête, la féodalité, le fanatisme, le fisc, traquait cette misérable Bretagne éperdue, sorte de battue inexorable qui ne cessait sour sune forme que pour recommencer sous l’autre. Les hommes se terraient. L’épouvante, qui est une sorte de colère, était toute prête dans les âmes, et les tanières étaient toutes prêtes dans les bois, quand la république française éclata. La Bretagne se révolta, se trouvant opprimée par cette délivrance de force. Méprise habituelle aux esclaves. » (III, I, II)Hugo insiste également sur les manipulations dont sont victimes ces paysans crédules (III, I, V) : « on leur faisait accroire ce qu’on voulait ».
  • L’influence des traditions, du milieu : « la forêt est barbare » (III, I, VI), et Hugo ajoute :
    « La configuration du sol conseille à l’homme beaucoup d’actions. Elle est complice, plus qu’on ne croit. » L’on peut voir là à la fois une résurgence de la théorie des climats (XVIIIème siècle), et la volonté de Hugo de voir en cette guerre un dessein de la Providence. Cf. chapitres sur la Convention.
  • L’action de manipulateurs :
    • Le Clergé, la Noblesse (cf. III, I, V)
    • L’Angleterre : « L’Angleterre alors payait les princes français » (III, I, V p. 229)
    • Et même la Gironde, ennemie des Montagnards au pouvoir depuis les émeutes du 31 mai au 2 juin (cf. chronologie) : III, I, VI, première page.

Enfin, Hugo marque les limites de la Vendée : passer la Loire, s’emparer de Paris lui était impossible ; Hugo anticipe alors sur la tragique « virée de Galerne » :

« Passer la Loire était impossible à la Vendée. Elle pouvait tout, excepté cette enjambée. La guerre civile ne conquiert point. Passer le Rhin complète César et augmente Napoléon ; passer la Loire tue La Rochejaquelein. »

Ajoutons que les chefs Vendéens en étaient les premiers conscients, et qu’ils assistèrent, impuissants, à la ruée d’une foule hétéroclite se jetant sur les bateaux à Saint-Florent le Vieil…

Gauvain, Cimourdain, Lantenac

Lantenac

Chef de la Vendée, émigré, envoyé d’Angleterre pour préparer la guerre de Vendée, unir les insurgés, préparer l’invasion anglaise. Son obsession : mener une « vraie » guerre (c’est un Noble, donc un officier de métier),et pour cela, il a besoin des Anglais…

Il affecte un profond mépris pour la Révolution : attachement forcené à la Religion, au Roi, à son rang d’aristocrate.

Personnage ambigu : du mauvais côté de la barricade, c’est un manipulateur, du côté de l’obscurantisme (il est satisfait qu’Halmalo ne sache pas lire, et il « retourne » celui-ci, dont il a pourtant fait exécuter le frère…) ; il n’en est pas moins un héros : épisodes de la corvette, bataille de Dol (III, II, 13). Apparemment âgé, c’est une force de la nature.

Ce sont pourtant les enfants (qu’il a lui-même conduits à leur perte) qui vont le transfigurer : III, V, 1-2. Par pitié pour la mère ? ou pour les enfants ? Hugo ne le dit pas : il se contente de donner les faits.

Cimourdain

Député du Comité de Salut public, il est le pendant exact de Lantenac : un fanatique, bien qu’il soit « du bon côté » : aussi impitoyable que le marquis, et professant le même mépris de la vie. Son portrait (II, 1-2) présente bien des aspects inquiétants : il est ce qu’on appellera bien plus tard un « apparatchik »…

Il n’a qu’une seule passion : l’amour paternel pour son élève, Gauvain (cf. « un coin non trempé dans le Styx », II, I, 3, p. 148-150), et III, IV,6 : il ne survivra pas à la mort de Gauvain, qu’il a lui-même provoquée par fidélité à ses idées.

Gauvain

Son portrait, lors de la bataille de Dol (III, II, 2 p. 248) témoigne d’un raffinement aristocratique à l’opposé de la rudesse de Cimourdain. Jeune militaire brillant, noble ayant pris le parti de la Révolution, il est entre Lantenac et Cimourdain, petit-neveu de l’un, fils adoptif de l’autre. Courageux mais humain, il place les valeurs humaines au-dessus de sa propre cause : « c’est un clément », constate avec dépit Cimourdain : cf. III, II 5 et 7, longue discussion de Gauvain et Cimourdain sur la clémence, et p. 430-431, longue hésitation de Gauvain : doit-il épargner Lantenac ?

Les rapports des trois personnages :

Lantenac / Cimourdain

Ils sont semblables et opposés. Mépris de grand seigneur de la part du Marquis pour un prêtre qui a été à son service, mais vite duel d’égal à égal : cf. p. 415 :  » – Je t’arrête. – Je t’approuve. » Et p. 304-305 (III, II, 11) : passage essentiel, dans lequel Hugo les renvoie dos à dos, sauf que Cimourdain, malgré tout, reste du côté de la lumière. On peut aussi noter le parallélisme : Lantenac fait exécuter le canonier qui a sauvé la corvette (1ère partie) ; Cimourdain fait exécuter Lantenac qui a sauvé les enfants (3ème partie).

Entre eux, règne une opposition radicale qui n’a aucune contrepartie.

Lantenac / Gauvain

Ils sont de la même famille, et ont donc quelques relations personnelles malgré le conflit d’idées, et l’absence de Lantenac durant l’enfance de Gauvain : au mot « signé Gauvain » sur la dune (I, IV, 5) répond le mot sur la porte de la Tourgue p. 393
(III, IV 14).

Mais il s’agit surtout d’un duel : cf. « Dol » (III, II, 2) : la bataille historique fait place à une querelle de famille !

Dialogue Gauvain / Lantenac : mépris du marquis pour qui a trahi sa caste… mais Gauvain, libérant le marquis et le laissant stupéfait, a encore une fois le dernier mot. (III, VII,p.443)

Gauvain / Cimourdain

Des relations père / fils passionnées, seule trace d’humanité dans le cœur de Cimourdain, qui a sauvé deux fois la vie du jeune homme : dans son enfance, et lors de la bataille de Dol (III, II, 4). Cimourdain est pour Gauvain une sorte de Pygmalion (III, II, 5 p. 266-68) – mais Gauvain ne transige pas sur ses principes, notamment la clémence.

Opposition d’idées : deux conceptions de la Révolution, l’une impitoyable mais pragmatique, l’autre plus humaine, mais aussi plus utopique. cf. III, VII, 5.

Sous le signe de l’inconséquence

Soucieux d’incarner des idées, ou des idéaux, dans ses héros, Hugo se soucie assez peu de la vraisemblance des comportements : chacun de ses protagonistes agit donc d’une manière quelque peu incohérente.

  • Lantenac estime que la République représente la cause des traîtres et des lâches, et que tous les moyens sont bons pour la combattre… et lui qui avait accepté de s’échapper de la Corvette Claymore, il se livre au moment où la Vendée, dans une situation critique, a tout particulièrement besoin de son chef ! On aurait pu penser que la vie de trois enfants, déjà sacrifiés, n’auraient guère pesé dans la balance…
  • Pour Gauvain, au contraire, la République est une cause sainte… qu’il sacrifie en libérant Lantenac. En toute connaissance de cause, il choisit de mettre en péril son propre camp, en rendant à la Vendée presque vaincue son chef le plus redoutable – et le moins humain !
  • Enfin, Cimourdain, en se suicidant, commet à son tour une désertion, au moment où l’armée républicaine, privée de son chef Gauvain, exécuté par ses soins, se trouve désemparée… et où le camp adverse, lui, a récupéré son général !

Parce qu’en romancier (et non en historien), Hugo manifeste ici une prédilection pour les « beaux gestes » au détriment des gestes utiles, il transforme ses héros en individualistes, plaçant leur conscience au-dessus de leur propre cause et de l’intérêt commun. Une leçon bien ambiguë !

Dialogue dans le cachot (III, VII, 5) p. 459-465.

Un dialogue entre deux conceptions de la révolution dans des conditions tragiques

Gauvain et Cimourdain n’ont plus que quelques heures à vivre ; or ils discourent sur l’œuvre de la Révolution, de l’avenir non pas personnel, mais historique. Hugo note cette « sérénité terrible » p. 459. Et ce dialogue qui refuse tout pathétique, p. 463 :

Tu vas vite.
– C’est que je suis peut-être un peu pressé. »

Leur destin individuel n’existe pas à leurs yeux.

« – Tu absous le moment présent ?
– Oui, parce que c’est une tempête... »

Au moment le plus tragique, pause méditative et ouverture sur l’avenir. C’est conforme à toute la conception du roman : un commencement douloureux, certes, mais porteur d’avenir. De plus, la Révolution est dans la main de Dieu : cf. p. 464.

Deux conceptions qui s’opposent

CIMOURDAIN GAUVAIN
Le définitif
droits et devoirs parallèles : équilibre, algèbre, balance, dose, mesure, règle l’homme
il s’agit de « réaliser le possible »
Donner à manger ; donner à chacun ce qui lui revient.
dévouement, sacrifice, amour : vocabulaire mystique :
harmonie / lyre, azur, poésie,réaliser l’utopie, regarder l’avenir
L’idée est nourriture, autant que le pain. Donner à chacun, tout.

Chez Cimourdain, présenté pourtant comme un fanatique n’ayant de la réalité qu’une connaissance
livresque (cf. II, I, 2), on observe un sens aigu, et restrictif, du possible, du réalisme ; alors
que chez Gauvain, on trouve une vue plus large, mais aussi plus utopique. De plus, vision idéaliste
des rapports entre les hommes : rêve d’une harmonie résolvant magiquement les conflits sociaux, dans
un âge d’or retrouvé.

Les programmes

CIMOURDAIN GAUVAIN
  • impôt proportionnel et progressif
  • misérables secourus
  • service militaire obligatoire

Un programme réalisé au 21ème siècle

  • pas d’impôt
  • misère éliminée
  • paix et désarmement

Programme encore à réaliser ! Mélange d’utopie, de socialisme pré-fouriériste
(élimination des parasitismes…) et de vues fulgurantes, qui sont celles d’un Hugo  visionnaire :

  • suppression des friches
  • vents, eaux, effluves magnétiques, usines marémotrices, énergies…
  • Egalité hommes / femmes (un combat d’avenir !)
  • Ecoles…

Ce débat reflète les réflexions des Révolutionnaires : vues profondes, vite anéanties par la réaction, dès 1794.