Pour un oui ou pour un non est une courte pièce de théâtre (50 pages, 1 heure) de Nathalie Sarraute, mettant en scène 4 personnages sans nom ni état-civil, trois hommes (H.1 et H.2, les protagonistes, plus H.3, qui intervient brièvement) et une femme, simplement désignée par F. Aucune didascalie ne donne la moindre indication sur le lieu, le décor, ou les circonstances d’une conversation dont nous surprenons une partie.
Pièce radiophonique à l’origine, enregistrée pour Radio France le 13 décembre 1981, elle fut créée au théâtre du Rond-Point, à Paris, le 17 février 1986.
La pièce sera mise en scène, entre autres, par Jacques Lassalle en 1998.
Textes expliqués
Texte 1 : incipit, jusqu’à « Rien qu’on puisse dire… »
Le texte que nous nous proposons d’étudier est l’incipit de la pièce ; nous assistons à la conversation de deux personnages dépourvus de nom, et sur lesquels nous ne savons que ce qu’ils disent eux-mêmes. Aucun décor n’est indiqué : le metteur en scène est donc parfaitement libre d’imaginer le lieu où se déroule ce dialogue, d’apparence très banale, quotidien, en prose. Voici comment l’imaginait Jacques Lassalle :
« Une chambrette aux murs blancs. Une fenêtre d’angle donne sur une cour intérieure. Je songeais à ces hôtels de la rive gauche d’après-guerre pour intellectuels « précaires » : Arthur Adamov, Emil Cioran, etc. En ce lieu-tanière chichement meublé, H. 2 remâche sa rancœur. H.1 a accueilli son projet d’une tournée de conférences à l’étranger d’un distrait : « C’est bien… ça ! » Il y a vu l’expression d’une insupportable condescendance. Depuis, il se terre. Cela se révèle lorsque H.1, inquiet de son silence, vient aux nouvelles. »
Le Théâtre français du XXe siècle, Anthologie de L’avant-scène théâtre, 2011, p. 277.
Mais en réalité, le plateau pourrait fort bien être totalement vide.
Cette courte scène comporte cependant plusieurs moments, dont chacun révèle un peu des personnages et du conflit qui va les opposer.
Premier moment, du début à « Mais que veux-tu qu’il y ait ? »
C’est H.1 qui parle le premier, lui aussi qui a pris l’initiative d’interpeller H.2 : un rapport de force s’établit dès le départ, entre celui qui interroge et celui qui répond, ou esquive. H.1, malgré d’apparentes hésitations (les points de suspension montrent un certain embarras), semble un homme décidé, souhaitant clarifier une situation qu’il ne comprend pas, en deux questions nettes : « Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as contre moi ? » L’auditeur comprend alors qu’il existe un conflit, dont H.1 ignore la cause, mais dont H.2 a probablement la clé.
H.2, quant à lui, est dans l’esquive : il répond par une autre question (« mais rien… Pourquoi ? » ; « Mais que veux-tu qu’il y ait ? » ou cherche un prétexte : « j’ai peur de déranger« . Il se présente lui-même comme un homme dépourvu de spontanéité, peu sûr de lui, effacé. La relation entre les deux hommes semble donc, dès le départ, asymétrique.
Deuxième moment, de « C’est justement ce que je me demande » à « c’est ce que j’ai fait, d’ailleurs »
Cette deuxième partie donne de la profondeur temporelle à l’amitié des deux hommes : elle dure depuis de nombreuses années (les deux protagonistes ont donc un certain âge, la quarantaine ou la cinquantaine) ; tous deux ont eu l’occasion de soutenir l’autre en des circonstances que l’on devine tragiques, mais dont on ne saura rien : Nathalie Sarraute refuse l’anecdote et le récit.
H.1 évoque la mère de H.2, probablement morte (« pauvre maman » ; et elle est évoquée au passé). Leur amitié a donc connu un long moment de plénitude, qui provoque une forme de nostalgie – et qui appartient donc au passé, comme le montre la dernière phrase de H.2 : « c’est ce que j’ai fait, d’ailleurs« .
Cette phrase mérite qu’on s’y arrête :
- Elle est au passé composé, temps résultatif indiquant qu’une action ou une situation est achevée au moment où l’on parle : on peut en déduire que H.2 ne peut plus compter sur H.1.
- Le discours de la mère est au style direct ; on peut sentir une forme d’ironie dans le constat final de H.2 : regrette-t-il d’avoir trop écouté sa mère, d’avoir trop fait confiance à son ami ?
Troisième moment, de « Alors ? » à la fin
H.1 tente alors de pousser H.2 dans ses retranchements, suscitant une nouvelle esquive : « que veux-tu que je te dise ?« , alors que précisément, depuis le début, H.1 réclame une explication sur son attitude… On constate une certaine mauvaise foi de H.2.
H.1 s’explique alors plus clairement : il précise ce qu’il a déjà dit plus haut (« il me semble que tu t’éloignes… tu ne fais plus jamais signe... ») : H.2 se montre étonnamment distant avec son ami, le mettant désormais au même rang que n’importe qui. Et il trouve enfin la bonne méthode pour faire « craquer » H.2 : « ça me fait de la peine, tu sais… » Celui-ci se montre pour une fois spontané : il répond « dans un élan« . On remarquera à ce propos que les seules didascalies concernent H.2, comme si l’attitude de celui-ci devait être explicitée, n’était donc pas naturelle.
Les dernières phrases de H.2 constituent un début d’aveu : « c’est plus fort que moi… » ; « vraiment rien… Rien qu’on puisse dire… » – la fin est contradictoire : H.2 réaffirme qu’il n’y a rien, mais corrige aussitôt : il y a bien eu quelque chose, mais de si infime, qu’il est presque impossible de l’énoncer. On est donc dans le « tropisme », selon la définition qu’en donne Nathalie Sarraute :
« Nathalie Sarraute fait d’entrée de jeu le choix d’un théâtre qui s’adresse prioritairement à l’oreille du spectateur. […] Sous le « tout-venant » du langage, elle choisit de traquer et de faire ressortir ces déflagrations infinitésimales – elle les appelle « tropismes » – qui ébranlent les êtres jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Pour trouver dans la forme dramatique un équivalent de la sous-conversation de ses romans, Sarraute insère très subtilement dans la conversation la plus banale ces fameux tropismes à la limite du silence. Dans Pour un oui ou pour un non (1982), sa dernière pièce, le tropisme qui a provoqué l’ « éloignement » sans doute définitif de deux amis tient à ce que l’un des deux – H.2 – n’a pas supporté une inflexion, un « accent », dans la voix de son ex-ami H.1. »
Le Théâtre français du XXe siècle, Anthologie de L’avant-scène théâtre, 2011, p. 298.
Texte 2 : de « Voilà… je vous présente… » à « quelle souricière, dis-nous… »
Ce texte se trouve à peu près à la moitié de la pièce. Entre-temps, le lecteur a appris un certain nombre de détails :
- la raison de la rupture initiée par H.2 : le fameux « C’est bien… ça » prononcé avec une intonation condescendante, à propos d’un succès de H. 2 dont on ne sait pas grand-chose ;
- le monde quasi dystopique dans lequel vivent tous les personnages : ils sont apparemment sous surveillance, doivent demander la « permission » de rompre avec amis ou parents, à une instance composée de « jurés » anonymes… Si la permission est refusée, le demandeur peut même être poursuivi, comme c’est le cas de H.2 : on est ici dans un univers digne de Kafka… Tout citoyen peut s’improviser juge, et condamner son semblable !
- Enfin, H.2 veut réitérer sa demande de rupture, et choisit pour témoins un couple de voisins, des gens ordinaires, « des gens très serviables… des gens très bien… tout à fait de ceux qu’on choisit pour les jurys… Intègres. Solides. Pleins de bon sens. »
Ce sera l’unique fois de toute la pièce où les deux protagonistes ne seront pas seuls en scène.
Premier mouvement, du début à « je n’irais pas jusqu’à dire ça »
Le couple de voisins semble d’abord réticent à participer à la querelle ; mais il se laisse convaincre, parce que, s’il ne connaît pas H.1, il en a entendu parler comme d’un ami très proche de H.2 : une amitié ancrée dans le temps, et réciproque (à l’inquiétude de H.2 pour son ami quand celui-ci est malade répond l’attitude « parfaite » de H.1 à l’égard de H.2 : ce sont des faits, solides, qui semblent indiquer une amitié indéfectible.)
H.1 résume clairement la situation – ce qui suscite immédiatement la réaction de H.2, qui se sent agressé. (« Pourquoi le dis-tu comme ça ? Avec cette ironie ?« ) Aux yeux du spectateur, H. 2 apparaît comme tourmenté, à la limite de la paranoïa – ce qui est accentué par la didascalie indiquant la perplexité des témoins.
À leur tour, H.3 et F. semblent ne pas tout à fait sur la même longueur d’onde : F. ne prend pas au sérieux le grief de H.2, alors que H.3 serait prêt à le comprendre. Il semble plus hésitant, admettant que la condescendance puisse être insupportable, sans pour autant s’engager à fond du côté de H.2.
Second mouvement, de « si, si, vous irez » jusqu’à « un marginal ? »
Dans ce passage, H.2 s’explique un peu plus précisément, et l’on peut voir que ses griefs à l’encontre de H.1 vont bien au-delà de la condescendance.
Il commence par une longue phrase assertive, très insistante : « il faut vous dire d’abord que jamais, mais vraiment jamais je n’ai accepté d’aller chez lui… », ce qui provoque la surprise de F. et l’indignation de H.1 : on comprend vite qu’il s’agit d’un malentendu, que « aller chez lui » ne signifie pas, pour H.2, simplement « rendre visite », mais « s’installer sur ses domaines, dans ces régions qu’il habite… » : il ne s’agit pas d’un lieu, mais plutôt d’un mode ou d’une philosophie de vie, que rejette H.2. – un mode de vie bien intégré, marqué par la réussite et la sociabilité. Or, refuser cela, c’est se définir soi-même comme « en marge ».
On notera le saut qualitatif : H.1 dit « en marge », ce qui signifie un choix volontaire, une attitude délibérée. H.3 va plus loin : « un marginal » est essentialisé ; sa marginalité ne relève plus d’un choix, mais de son être même ; elle n’est plus choisie, mais subie…
Troisième mouvement : de « oui, si on veut » à la fin
H.1 souligne le caractère social de cette marginalité : H.2 semble pauvre, ou du moins de milieu modeste : il « gagne sa vie »… On sent une certaine aigreur dans le « Merci, tu es gentil« .
Peu à peu, l’accusation prend forme : une volonté de « rester à l’écart » de la part de H.2, que H.1 n’a pas su respecter. Celui-ci se montre intrusif, autoritaire : « il veut à toute force m’attirer« … « il faut que j’y sois« … jusqu’à suggérer une forme d’emprisonnement, de manipulation, de piège : la fameuse « souricière« . La réaction est unanime : tous se récrient. H.2 semble définitivement atteint de paranoïa.
Encore une fois, F. se distingue par son humour, son refus de prendre la situation au sérieux : elle rit, fait un jeu de mots… H.1, lui, prend l’accusation plus au sérieux, non sur le fond, mais parce que H.2 y croit véritablement.
Conclusion
L’ensemble des personnages semblent pris dans le piège de l’incommunicabilité : d’un côté ceux qui sont bien intégrés, qui évoluent à l’aise dans une société qui semble pourtant bien normative et même intrusive (il faut une permission pour se fâcher !) : H.1, H.3 et F. – les deux derniers ne tarderont pas à renoncer à comprendre, et à quitter la scène ; de l’autre, H.2, qui échoue à demeurer dans une « marge », un « écart » qu’il revendique, mais ne parvient pas à conserver…
On voit également à quel point le langage ordinaire est impuissant à rendre compte des mouvements infinitésimaux de la conscience, ce « presque rien » autour duquel tournent tous les personnages, qui conditionne leur vie, mais qu’ils sont impuissants à définir : le « tropisme ».