Texte 1 : poème liminaire et premier chapitre | Texte 2 : ch. 15, p. 151-154 : « Die drei Leute vom Labor » | Texte 3 : le dernier chapitre | Une journée au Lager |
La temporalité | Un regard objectif | Pourquoi P.Levi a-t-il survécu ? | L’écriture de Primo Levi |
Histoire d’Auschwitz | Le Goulag | La valeur du témoignage | Les Personnages |
Devoir corrigé n°1
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Devoir corrigé n° 2
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Bibliographie |
Bibliographie
Œuvre de Primo Levi :
- Si c’est un Homme, 1947, réédition Presses Pocket, 1987
- La Trêve, 1963
- Les Naufragés et les Rescapés, 1986
Autres témoignages sur les camps nazis :
- Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957, réédité coll. Tel, 2001.
- Tadeusz Borowski, Le Monde de pierre, Christian Bourgois, 1992
- David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Éditions de Minuit, 1965
- Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Seuil, 2002
- Jorge Semprun, Le Mort qu’il faut, prix Jean Monnet de littérature européenne, Gallimard, 2001
Témoignages ou écrits sur les camps soviétiques :
- Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, Seuil, 1974-1976
- Alexandre Soljenitsyne, Une Journée d’Ivan Denissovitch, Presses Pocket, Julliard, 1979
- Varlam Chalamov, Récits de Kolyma, La Découverte-Fayard, 1986
Le poème liminaire et le premier chapitre
Le poème liminaire prend la forme suivante, dans la version originale (italienne) de Si c’est un homme : nous donnons ici côte à côte les deux versions, afin de mieux les comparer :
Version italienne :
Shemà Voi che vivete sicuri Considerate se questo è un uomo Meditate che questo è stato : O vi si sfaccia la casa, |
Version française :
Vous qui vivez en toute quiétude Considérez si c’est un homme N’oubliez pas que cela fut, Ou que votre maison s’écroule, |
Ce texte est inspiré d’ « Ecoute, Israël (Deutéronome 6, 4-9), dont nous donnons ici la traduction :
4- Ecoute, Israël ! L’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel. 5- Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. 6- Et ces commandements que je te donne aujourd’hui, seront dans ton cœur. 7- Tu les inculqueras à tes enfants, et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. 8- tu les liras comme un signe sur tes mains, et ils seront comme des fronteaux entre tes yeux. 9- Tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur les portes. |
Le poème de Levi se trouve « sur le seuil », comme l’inscription « Arbeit macht frei » (Le travail rend libre) accueillait les détenus à l’entrée du camp. Le titre en Italien est Shemà : « écoute » en hébreu ; il est tiré de la Bible, et s’adresse aux lecteurs. D’ailleurs le poème de Levi dit « voi » (vous au pluriel).
La première strophe offre l’image de la chaleur : tiepide, en italien (tiède), caldo… cette chaleur est plus présente que dans la version française ; la table mise n’a pas la même connotation, pour un prisonnier affamé, que « il cibo caldo« , la nourriture chaude ! Cette expression rappelle le camp, les besoins les plus élémentaires non satisfaits… La condition des civils contraste cruellement avec celle des prisonniers, et les deux premières strophes en donnent un résumé. Cela pose la question au cœur de l’œuvre : la déshumanisation. « Considérez si c’est un homme… » Si c’est un homme est donc, grammaticalement, une interrogative indirecte.
La seconde partie de la 1ère strophe, est consacrée aux femmes : il ne s’agit plus d’un témoignage direct, les femmes détenues se trouvant dans d’autres camps. Il dira d’ailleurs, dans le chapitre « Die drei Leute vom Labor », que les seules femmes aperçues depuis un an étaient des ouvrières ukrainiennes, ou les Allemandes du laboratoire.
Premier chapitre
déroulement chronologique
- La Résistance : Levi minimise son rôle, insiste sur sa naïveté : le livre constitue donc une initiation. Il narre d’abord son expérience individuelle, puis collective : l’erreur est la même pour tous.
- Le camp de transit : passage de l’inexpérience au savoir : « nous, nous savions » (p. 13). Commencement de la rupture : « mais nous » ; au sein du groupe se distinguent des sous-groupes.
Apparition d’un nouveau thème : l’absurde, la folie. Plus rien n’est sensé ni n’a d’explication rationnelle.
Intermède philosophique sur le bonheur et le malheur :
- une des raisons, paradoxales, de la survie, c’est l’accumulation de malheurs modestes, qui oblitèrent l’immensité du malheur général. Cf. plus tard : certains Kapo donneront des coups « par humanité ».
Le voyage :
- Alternance entre le récit (chronologique, au passé) et la réflexion a posteriori, au présent. Anonymat des prisonniers, d’où émergent quelques individualités : Renzo et Francesca, la petite Emilia, qui s’opposent à la masse du « nous ».
- Mélange de tragique et de trivialité : description des premiers détenus aperçus, comportement sordide et grotesque de l’escorte allemande, et première mention de l’Enfer de Dante.
Texte 2 : « Die drei Leute vom Labor », ch. 15, pp. 151-154
Portrait du narrateur en « Prominent »
Face aux autre prisonniers, le Narrateur occupe une place à part.
P. Levi insiste sur le confort physique que lui vaut son statut de « spécialiste » : il est « appelé avant tout le monde« , il évite les coups, le travail forcé, le froid ; il peut même disposer d’un minimum d’intimité, luxe incomparable au Lager : il dispose d’un tiroir, peut lire et écrire. Il récupère en partie sa condition d’homme, et d’intellectuel.
Il acquiert également d’une position privilégiée : il peut voler et revendre savon et essence : c’est une garantie de survie.
Cela renvoie au statut particulier du témoin, qui presque toujours fut un « Prominent », parce qu’eux seuls pouvaient échapper au sort le plus rude ; mais cela fausse quelque peu le témoignage : ceux qui étaient les plus nombreux, les prisonniers ordinaires, ne tardaient pas à devenir des « Musulmans », privés de raison et de parole, et condamnés à brève échéance.
P. Levi multiplie ainsi les marques d’opposition, qui soulignent sa mise à l’écart « du troupeau » : « mais dans la journée« , « tandis que moi« …
Une situation privilégiée, mais qui comporte sa part de souffrance :
2ème § : « pourtant… » Le travail forcé, les coups, la souffrance des détenus ordinaires présente au moins un avantage : le détenu perd la notion du temps (cf. exposé sur la temporalité), et la conscience de sa situation. Or cette conscience inflige au Prominent une souffrance intolérable. Mais c’est aussi cela qui le pousse à écrire.
Le privilège est donc fondamentalement ambigu : d’une part, Levi recouvre une partie de son humanité, mais d’autre part, c’est au prix d’une conscience douloureuse.
Mais le Narrateur devient un « Häftling » aux yeux des jeunes Allemandes.
Le premier § est une description physique :
Le narrateur procède par accumulation paratactique (= sans conjonction de coordination) de notations, qui produisent un effet de zoom arrière, comme si le personnage s’éloignait. Il part du corps (le crâne, le visage, le cou) puis des vêtements, pour parler ensuite des puces, des latrines, et de la démarche gauche et bruyante que donnent les sabots.
On remarquera la prééminence du « nous » : si le premier § isolait le narrateur du « troupeau », le regard des Allemandes l’y réintègre. Les deux seuls singuliers (le pantalon de Kandel, ma veste) ne sont là qu’à titre d’exemple.
Le § suivant focalise sur l’odeur :
D’abord, c’est ce qui ramène le plus le détenu vers l’animalité, d’autant plus qu’eux ne la sentent plus. L’Occident connaît une véritable phobie des odeurs corporelles ; sentir mauvais est le signe (encore aujourd’hui) de la pire déchéance.
Et cela permet d’introduire l’attitude méprisante, presque haineuse, des jeunes Allemandes, jusqu’alors présentées comme neutres. « Elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre » : le fossé qui séparent ces jeunes filles frivoles, coquettes, sans doutes pures nazies, des détenus, est à la mesure de celui qui sépare le camp de la société civile.
Les jeunes Allemandes
Elles nous sont tout d’abord présentées de manière neutre, voire favorable :
Elles apparaissent comme de « vraies femmes », à la différence des rudes ouvrières « civiles », polonaises ou ukrainiennes ; elles sont coquettes, élégantes, bien élevées, et ressemblent un peu à des poupées. Leur conversation est d’une futilité désarmante…
Mais elles sont surtout perverses :
Elles se conduisent de façon méprisante à l’égard des détenus, et s’ingénient à les humilier et à les faire souffrir : elles se comportent un peu à la manière des Kapos, et avec moins de franchise encore. Même leur conversation est une torture pour les prisonniers : elles évoquent Noël, la possibilité de voyager… Enfin, leur antisémitisme se manifeste parfois de la manière la plus brutale (p. 153)
La rencontre de deux temporalités
Le retour de la temporalité :
On l’a vu, le fait d’être exempté de travaux forcés conduit le narrateur à retrouver « la douleur du souvenir« . En outre, la présence des Allemandes fait resurgir le temps « extérieur », dans lequel une année « passe vite », où l’on songe à Noël, où le passé et le futur ont un sens. Levi marque cette rencontre par la reprise d’une expression de l’Allemande : « cette année est vite passée« .
Un bilan de l’année écoulée
Ces mots n’ont évidemment pas le même sens pour l’Allemande et pour le narrateur. Banalité pour l’une, ils prennent un sens fort, et tragique pour l’autre, et qui va le conduire à dresser le bilan de cette année de camp.
Un bilan mitigé : si le passé est évidemment magnifié, au moyen d’expression binaires exprimant la plénitude (« un nom et une famille« , « un corps agile et sain« ) et d’accumulation qui tentent de faire l’inventaire des richesses perdues (« aux montagnes, aux chansons, à l’amour, à la musique, à la poésie« ), il est dans le même temps dévalorisé, comme illusoire : « j’avais une confiance énorme, inébranlable et stupide…« . Le camp représente la perte des illusions.
La dernière phrase nous renvoie à l’ambiguïté du statut du narrateur : « Prominent », il ressent pourtant la faiblesse, l’atonie d’un « Musulman » : « je ne suis plus assez vivant pour me supprimer« .
L’expérience de l’indicible.
Levi, face à la plus humaine des femmes du Laboratoire, fait l’expérience qui hante les rêves des détenus, et qui sera ensuite leur cauchemar : leur souffrance, leur expérience sont incommunicables.
Avec ce constat, Levi a donc fait le tour de la douleur humaine ; la dernière phrase, qui sert de refrain ironique, témoigne de son désespoir.
Texte 3 : le dernier chapitre
11-18 janvier 1945 : sorte de long prologue décrivant les premiers temps à l’infirmerie pour contagieux. Treize personnes, dont certaines vont nous être présentées :
- Arthur, un paysan maigre, et Charles, un instituteur de 32 ans. Tous deux sont nouveaux au camp, et donc relativement en bon état
- deux jeunes juifs hongrois, sur le sort desquels on sera vite fixés ; sous l’effet de la peur qui leur ôtait toute raison, ils ont voulu suivre l’évacuation, et sont morts abattus par les SS.
P. Levi nous raconte en détail le dernier jour avant l’évacuation, et en profite pour présenter des personnages ambigus : Askenazi, le barbier grec de Salonique, et le médecin grec, un « Prominent » complètement passé du côté des oppresseurs – voir son ironie.
18-27 janvier : le récit devient une sorte de journal, dont chaque page porte une date. Retour de la chronologie, donc retour du temps, de l’Histoire, retour progressif à l’humanité. Les détenus se réapproprient le temps.
18 janvier : les SS sont encore là, puis disparaissent, non sans avoir annoncé (mais non réalisé) une ultime sélection. (p. 168).
Renversement des valeurs : les réactions normales des Français irritent le narrateur ; indifférence des prisonniers de plus longue date. Ce renversement est marqué par des oxymores : « tranquille épouvante » (p. 168), ou « la neige en fusion », (p. 169). Image d’Apocalypse, et inhumanité des prisonniers entre eux – mais c’est une condition de survie.
Apparititon du présent du narrateur : « Aujourd’hui je pense… Mais il est certain qu’alors… » (p. 169)
La fin de cette journée montre que les prisonniers reprennent l’initiative, en particulier le
narrateur ; dernier § de cette journée du 18 janvier, et début d’une grande complicité entre Levi et les deux Français.
19 janvier : Comparaison du Lager avec un cadavre : p. 170 (Le Lager venait de mourir, portes éventrées) et les malades comparés à « une armée de vers ». ==> vision infernale. « Je n’ai jamais rien vu ou entendu qui puisse approcher du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux ». Insistance sur la déchéance physique des personnages : Arthur s’évanouit (pourtant c’est un paysan robuste, qui n’a pas encore connu la faim) ;
Le retour de l’humain : les trois hommes prennent l’initiative (avant, c’était impossible) ; et à la fin, retour d’un sentiment oublié depuis longtemps : la solidarité, qui s’oppose à l’absolue solitude du Häftling, et surtout du Musulman. (cf. P. 172). De même, constitution d’un groupe de onze hommes, qui désormais ne se scindera plus, uni par la maladie, l’isolement, et l’action. Cela se traduit immédiatement par le retour de l’humain : ils se parlent, du passé et de l’avenir (p. 173.
« Au milieu de l’immense plaine occupée par le gel et la guerre, dans cette petite chambre obscure remplie de germes, nous nous sentions en paix avec nous-mêmes et avec le monde. » (p.173)
Les onze hommes : outre Primo Levi, Arthur et Charles, on cite Tomarowski, Sertelet, un paysan des Vosges de 20 ans, atteint de diphtérie nasale, Alcalai, un juif de Toulouse, Schenk, Lakmaker (juif hollandais de 17 ans atteint du typhys, p. 179), Somogyi, chimiste hongrois de 50 ans (p. 183), Cagnolati et Dorget, un industriel français cité seulement à la dernière page.
20 janvier : quelques trouvailles améliorent l’ordinaire ; spectacle hallucinant, sur la route, de l’armée allemande en fuite. » [Rappel : la Wehrmacht = l’armée régulière ; à ne pas confondre avec les SS, groupe paramilitaire, ni avec la Gestapo, police politique.]
21 janvier : le groupe redevient un groupe d’hommes individualisés ; Levi cite des noms, donne des détails physiques. Chacun retrouve une individualité, une histoire personnelle. (p. 176) ; arrivée d’un autre personnage, le tailleur Maxime, qui ne rejoint pas le groupe, mais lui procure des vêtements en échange de soupe. Retrouver des habits décents, c’est aussi une manière d’être homme ; cf. Steinlauf (p. 42), qui tentait par tous les moyens de se laver, même inutilement, pour résister à la déshumanisation.
Les rôles se distribuent : Levi dans un rôle de leader, Arthur et Charles comme ses aides. Discours de Levi au style indirect libre – discours peut-être vain, mais reprise en main, au moins par le narrateur, de son destin et de celui des autres. Répétition obsessionnelle du mot « devoir » ; il ne s’agit plus des règles absurdes du KZ, mais de règles élémentaires de survie.
22 janvier : après plusieurs jours de montée en puissance, moment de trouble, de doute, de danger : la visite des SS évitée in extremis, la mention des cadavres qui se multiplient, les Italiens qui appellent leur compatriote, et enfin la situation tragique de Lakmaker, qui outre son caractère pathétique, met en péril la survie de la chambrée toute entière.
23 janvier : découverte depuis l’arrestation, un an auparavant. Un avant-goût de liberté ; mais terni par le travail pénible, la présence d’un cadavre, et l’aggravation du cas de Sertelet.
24 janvier : Description des différentes baraques : dans celle de Levi, grande faiblesse, mais encore un semblant d’organisation ; chez les Tuberculeux, abandon total des plus faibles, les autres étant partis, et solitude absolue ; dans la baraque 14, richesse après une expédition. On retrouve donc peu près tous les cas de figure possible du Lager, du « Musulman » au « Prominent ». Et en même temps, reconstitution d’une vie civile : « l’inégale répartition des biens provoqua un regain du commerce et de l’industrie ». (p. 183); on constate à nouveau le rôle prééminent de Levi.
25 janvier : la renaissance se fait dans la douleur, d’où l’impression d’ambiguïté : d’un côté la mort lente et pénible de Somogyi, de l’autre la renaissance de la parole, de la sensibilité, du souvenir ; d’un côté la réflexion douloureuse sur l’impossibilité de concevoir une quelconque espérance (p. 184 :
« au Lager, on perd l’habitude d’espérer, et on en vient même à douter de son propre jugement. Au Lager, l’usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible ; il est néfaste, puisqu’il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu’une loi naturelle d’origine providentielle se charge d’émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite« .
Noter l’anaphore « au Lager », lieu maudit ; et le parallélisme : « inutile, puisque… néfaste, puisque… », avec une gradation. D’un autre côté, l’espoir renaît :
« Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes« .
26 janvier : le narrateur semble prendre de la distance, par rapport à son expérience immédiate ; sentiment aigu de la faiblesse, de l’impuissance des détenus, sentiment entretenu par le spectacle des duels aériens. « Mais à des milliers de mètres… » Tout est fait pour souligner la distance qui sépare les détenus des hommes qui font l’histoire : distance spatiale (des milliers de mètres), toute puissance des uns (« miracles compliqués ») notée par l’usage du pluriel (« moyens les plus raffinés ») et surtout par le chiasme :
- un seul geste anéantit « le camp tout entier » et « des milliers d’hommes » (sing → totalité)
- « toutes nos énergies, toutes nos volontés mises ensemble » → « une seule minute, un seul d’entre nous » (totalité, pluriel → singulier)
Après cette réflexion philosophique, Levi revient à l’anecdote avec la mort de Somogyi.
27 janvier : c’est par le mort, Somogyi, que les détenus réinvestissent définitivement l’humain. Celui-ci n’est d’abord qu’un « ignoble tumulte de membres raidis« (noter la synesthésie « tumulte »), et même une « chose » ; mais en retrouvant les gestes du rituel funéraire (même réduit à sa plus simple expression : il n’est pas question de creuser le sol gelé, le corps est simplement déposé sur la neige), Charles et Levi retrouvent leur humanité.
Ce fait est marqué par la rupture : le dernier § est en effet un bilan prospectif : on nous indique ce que sont devenus chacun des dix autres malades. Cinq sont morts, cinq ont survécu. Schenk et Alcalai sont vus pour la dernière fois à Katowice, sur la route du retour, mais on ne sait s’ils sont effectivement revenus ; Arthur est revenu chez lui, mais son histoire s’arrête là ; en revanche, Charles est resté un ami, longtemps après leur retour, et jusqu’à la mort de Primo Levi, en 1987.
NB : Sur Charles Conreau, voir ici.
Une journée au Lager (exposé d’élèves)
* Introduction
* Matin
* Travail
* Soir
* Samedi/Dimanche
* Conclusion
Introduction
« Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinctions d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie. » (introduction, p. 93)
Brève description du Lager : le Lager est un carré d’environ 600 mètres de cotés, clôturé par le deux rangs de barbelés, dont le plus proche des prisonniers est parcouru par un courant à haute tension. (page 32) Il y a 60 baraques en bois, dont une dizaine sont ne construction, on peut donc en conclure que des prisonniers arrivent tous les jours.
Description brève des prisonniers : Plus rien ne leur appartient, on assiste à la démolition des hommes qui ont touché le fond et n’est pas possible de concevoir conditions humaines plus terrible que la leur. Ils sont continuellement réduits à l’envie qui se transforme en souffrance. (page 26)
Les prisonniers n’ont plus de noms, leur identité est repérée par un numéro tatoué sur le bras gauche, ils sont privés des êtres qu’ils aiment. (page 27)
Le Matin
Le réveil se fait par la sonnerie de la cloche relativement tôt le matin (page 40)
D’un seul coup, tout le monde se lève, les lumières des Blocks s’allument, il est obligatoire de faire son lit. C’ est l’une des premières difficultés de la journée : c’est une opération laborieuse et compliquée car s’il n’est pas parfait, on est sévèrement puni. Le règlement impose également que les chaussures soient graissées et astiquées chaque matin, encore faudrait-il que le cirage soit distribué régulièrement. (page 34, 69 & 90)
Description du dortoir : il se compose de 148 couchettes disposées sur trois niveaux et divisé en trois couloirs, de façon à utiliser la totalité du volume disponible jusqu’au plafond. Il y a environ 250 hommes par baraque et deux hommes dans la plupart des couchettes. Le dortoir est tellement petit qu’il est interdit de pénétrer dans un Block dont on ne fait pas partie.
Tous les prisonniers doivent s’habiller très rapidement et se précipiter dehors nus pour courir dans la neige et dans le froid en direction des latrines et des lavabos. Nombreux sont ceux qui urinent en courant. Ils n’ont également plus de brosses à dent. (page 29)
Le petit déjeuner arrive une heure après le réveil. Dès le matin tout doit se faire dans la rapidité car la distribution du petit déjeuner n’attend pas. Il se compose d’un simple petit cube gris. Chaque matin, chaque prisonnier a l’impression que son morceau de pain est plus petit que celui de son voisin. (page 40)
Après le petit déjeuner qui se mange très rapidement, beaucoup d’entre eux en profitent pour retourner aux latrines se laver un peu plus sérieusement. Mais le savon ne s’achète qu’avec des bons-primes qui ne s’obtiennent que si le travail est bien fait, et que l’on est considéré comme un bon travailleur. (page 25)
Enfin, les prisonniers se rassemblent sur la grande place : place de l’Appel où ils se regroupent pour former les équipes de travail.
Le travail
Tous les prisonniers sauf les blessés et les plus malades qui sont au K.B se rendent au travail, dans une usine de caoutchouc qui s’appelle la Buna, aussi grande qu’une ville : 40 000 étrangers. (page 77)
Pour se rendre à la Buna, les prisonniers sortent du camps en bataillons ; arrivés sur place, ils sont répartis en 200 Commandos dont chacun compte de 15 à 150 prisonniers commandés par un Kapo. (page 34)
Dans le travail, le transport de matériel est considéré comme le travail le plus dur car il se fait en plein air. (page 36)
Notons aussi les Kommandos de spécialistes : électriciens, forgerons, maçons… qui travaillent dans un atelier ou dans le secteur de la Buna mais toujours sous surveillance.
L’horaire de travail varie avec la saison. Ils travaillent tant qu’il fait jour. (page 36)
- Horaire minimum en hiver : 8h à 12h et 12h30 à 16h
- Horaire maximum en été : 6h30 à 12h et 13h à 18h
Les seuls moments où ils ne travaillent pas : la nuit, ou quand il y a du brouillard, car les prisonniers pourraient s’enfuir.
Cependant, les Kapos estiment que le travail doit avoir lieu quand il neige, il pleut et quand il vente.
Les prisonniers ont faim en permanence, cette faim chronique va jusqu’à les faire rêver la nuit. Certains mêmes, quand ils ne se voient pendant 3 ou 4 jours sont incapables de se reconnaître quand ils se croisent.
Pour se rendre au travail ils sont chaussés de sabots. (page 70)
À leur arrivée sur le chantier, le Kapo refait l’appel. Ensuite, ils vont voir le Vorarbeiter qui leur distribue un levier. ( court moment de lutte pour obtenir le levier le plus léger). Le travail est dangereux, il faut être concentré continuellement car s’ils sont inattentifs , ils peuvent se blesser en étant entraînés par la masse. (page 71)
Certains Kapos frappent par plaisir et d’autre par encouragement. Il arrive que pendant la journée de travail, les prisonniers ne se parlent pas car ils n’ont aucune langue en commun.
- À 10h : les camions de la cantine arrivent
- À 11h : Franz vient chercher Wachsman pour aller chercher la soupe, c’est-à-dire que la matinée est presque terminée
- À 12h : Retentissement de la sirène qui met à court terme à leur faim ; retour à la baraque où ils font la queue avec leur gamelle tendue, c’est une vraie souffrance que d’attendre ces dernières secondes avant de pouvoir manger. (personne ne veut être le premier car c’est la plus liquide) (page73 & 74)
- À 13h : nouveau signal pour le retour au travail
L’après midi, le détenu travaille de la même façon que le matin (page 75)
Au coucher du soleil, la sirène du Feierabend retentit annonçant la fin du travail. (page 82)
Le soir, ils sont comptés sur la même place que le matin. (page 33)
Le soir et la nuit
Après la soupe, il arrive souvent que quelques obstinés persistent à gratter le fond de leur gamelle, désormais vide ; ils vont jusqu’à l’explorer sous l’ampoule électrique.
Le soir, il faut passer au contrôle des poux et au contrôle du lavage des pieds. C’est Kardos, qui vient soigner les pieds blessés et les cors mais c’est donnant, donnant, il se fait payer par exemple avec du pain ou des cigarettes.
Un chanteur vient, attirant une petite foule attentive et silencieuse, certainss le récompensent avec des brins de tabac et des aiguillées de fils.
Parce que dans le Lager rien n’est gratuit, le vol est monnaie courante.
Dernière activité de la journée, c’est l’échange des chaussures abîmées. (page 62)
Ensuite c’est le calme, les lumières s’éteignent une fois pour annoncer le coucher des prisonniers, la cloche sonne puis le garde de nuit arrive et c’est l’extinction des feux. Enfin les prisonniers se déshabillent et se couchent dans le noir. (page 62)
Les prisonniers ne connaissent pas leurs voisins de couchettes qui leur sont imposés par le Kapo : ils partagent sueur, odeur et chaleur avec quelqu’un qu’ils ne connaissent même pas, sous la même couverture et sur une largeur de 70 cm.
Pour un meilleur espace, chacun met se tête à l’inverse de l’autre ; même dans le lit il faut faire sa place. En général, on met un grand avec un petit. (page 63). Le lit est dur, le sommeil ne tarde jamais à arriver et c’est le même rêve pour chacun. Ce n’est qu’un sommeil léger, il y a tellement de monde dans un dortoir que chacun peut entendre l’autre ronfler et respirer.
Après 23h, les allées et venues au seau prés du garde de nuit, sont de plus en plus fréquentes : chacun doit se lever, toutes les deux ou trois heures pour évacuer toute l’eau bue dans la journée. Ceci est une des épreuves les plus humiliantes, mais l’humiliation est à son comble, lorsque le dernier ayant rempli le seau se rend dehors pour le vider en sortant de la baraque vêtu d’une tenue de nuit ( chemise et caleçon) en signalant son numéro au garde. (page 65)
Les plus habitués arrivent à reconnaître sans bouger quand le seau est plein à l’écoute du liquide qui y coule. (page 66)
Le samedi et le dimanche
Le samedi, il faut se raser la barbe et les cheveux, et raccommoder ses haillons. (page 34)
Le dimanche, c’est le contrôle général de la gale et contrôle des boutons de veste qui doivent être au nombre decinq ; si l’un d’eux se découd, il faut savoir le faire tenir avec du fil de fer. On travaille un dimanche sur deux, c’est à dire que les jours où on va pas à l’usine, on fait l’entretien du Lager.
Conclusion
Malgré les difficultés à survivre, certains gardent tout de même la foi et le courage, l’espoir qu’un jour, ils reverront leur maison et ceux qu’ils aiment. Quant à d’autres, ils savent que le seul moyen de sortir, c’est par la cheminée.
La temporalité dans Si c’est un homme (exposé d’élèves)
Le temps du récit
Le présent : présence du Lager.
Le premier et le dernier chapitre racontent des événements précisément datés qui se déroulent rapidement. Au début, on trouve du plus-que-parfait, qui accentue la distance temporelle, comme si les faits s’étaient produits à une autre époque. On trouve aussi les temps du récit, notamment le passé simple.
Les chapitres centraux sont essentiellement écrits au présent, temps de la description, ou présent de narration : Primo Levi revit son expérience au Lager à travers la description qu’il en fait.
L’absence du passé et de l’avenir.
C’est dans le présent que les détenus sont enfermés. Pour eux, le temps s’est arrêté, il n’y a plus ni passé ni avenir. Ils ont été dépouillés de tous leurs effets personnels, de leur nom, et ont perdu tout contact avec leurs proches ; ils ont perdu tout repère temporel, et vivent au jour le jour en pensant qu’il n’y aura peut-être pas de lendemain. Le Lager, qui peut être comparé à l’enfer, est un lieu où le temps n’existe plus, c’est un monde à part. Cf. la surprise douloureuse de Levi lorsque les jeunes Allemandes du labo de chimie lui rappellent que Noël approche, et disent « Cette année est vite passée ». (p. 153-154)
Pour les hommes libres, le cadre temporel a toujours une valeur, d’autant plus grande que celui qui s’y meut y déploie de plus vastes ressources intérieures. Mais pour nous, les heures, les jours et les mois n’étaient qu’un flux opaque qui transformait, toujours trop lentement, le futur en passé, une camelote inutile dont nous cherchions à nous débarrasser au plus vite. Le temps était fini où les jours se succédaient vifs, précieux, uniques : l’avenir se dressait devant nous, gris et sans contours, comme une invincible barrière. Pour nous, l’Histoire s’était arrêtée. » (p. 125, ch. 12)
Pourtant, le prisonnier vit dans une attente permanente, de la soupe, de la nuit qui mettra fin, provisoirement, aux souffrances du travail forcé.
La perte des repères temporels
La chronologie du récit n’est pas rigoureuse. Les événements du chapitre 3, p. ex, se passent avant ceux du chapitre 2. Les repères chronologiques au Lager sont surtout le temps qu’il fait (la neige, la pluie, le soleil, qui sont d’une si grande conséquence sur la vie et les souffrance des prisonniers), et les rythmes de la journée (voir exposé : Une journée au Lager). Un temps cyclique, sorte d’éternel retour, a remplacé le temps linéaire. Chaque jour apporte son lot de répétition, du lever au coucher. Ainsi, la nuit, les allées et venues vers le seau permettent de compter les heures.
Le temps se remet en marche
Le retour du temps linéaire
Les repères chronologiques réapparaissent au chapitre 10 (l’Examen de chimie) ; ces événements concernent la vie au Lager. Nous apprenons ce qui s’est passé en octobre, en décembre : l’examen de chimie, la rencontre avec Pikolo, les premiers bombardements d’août 1944, la « grande sélection » d’octobre 1944, la dernière pendaison, et enfin, en un seul chapitre, l’évacuation du camp et la libération des derniers détenus, dont le narrateur.
À partir du chapitre 12 (bombardements de l’été) et surtout du chapitre 15 (l’avancée des Russes, perceptibles aux vibrations que provoque l’artillerie),on parle pour la première fois au Lager des événements extérieurs. Le monde extérieur (débarquement en Normandie, offensive russe) recommence à exister pour les prisonniers.
Le temps de l’action
Dans le chapitre 17, qui clôt le livre, la chronologie devient très précise, les événements sont décrits jour par jour, et même heure par heure. Les détenus malades, ou ceux qui n’ont pas voulu être évacués, abandonnés dans le Lager, doivent attendre la fin des événements extérieurs pour voir changer leur situation, mais en même temps, s’ils veulent survivre, il leur faut agir. Ils appartiennent à nouveau au temps historique ; et l’espoir renaît.
Une fin (in)espérée
La description de l’arrivée des Russes est très brève (p. 186 : deux lignes !) ; les survivants se divisent en deux groupes : les naufragés et les rescapés.Cinq meurent dans les jours qui suivent la libération du camp ; les cinq autres survivront et rentreront chez eux (parmi eux : le narrateur, Charles et Arthur).
La dernière phrase du récit nous ramène brusquement dans le présent du narrateur, et dans un avenir retrouvé :
« Quant à Charles, il a repris sa profession d’instituteur ; nous avons échangé de longues lettres, et j’espère bien le revoir un jour. » (p. 186)
Conclusion
Le temps est perçu comme interminable par les détenus ; les jours se succèdent et se ressemblent à tel point, au Lager, qu’ils perdent la notion du temps. Le temps a perdu sa structure linéaire ; il n’offre plus ni espoir ni perspective. Redevenir homme, dans le dernier chapitre, c’est aussi se réapproprier le temps.
Un regard objectif sur l’univers concentrationnaire (exposé)
L’objectivité de Primo Levi dans Si c’est un homme.
Un regard objectif est un regard qui n’est pas influencé par les préjugés, qui n’a pas de parti pris. C’est une analyse objective de la situation comme peut le faire un historien.
Primo Levi a écrit Si c’est un homme comme une sorte de témoignage suite à ce qu’il a vécu dans le Lager. Il avoue avoir écrit ce livre plus par désir de justice que par haine.
Appendice
Lorsque Primo Levi a écrit Si c’est un homme, il a délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur. En écrivant de cette manière, il pensait que ses paroles seraient plus crédibles et qu’elles apparaîtraient par ce fait plus objectives et dépassionnées. Levi se distingue donc par le regard qu’il porte sur le Lager qui se veut descriptif et objectif.
» Je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l’emporte en moi sur la haine […] et les juges c’est vous » (p. 191)
Chapitre 9, « Les élus et les damnés »
Levi a une formation scientifique et il voit le Lager comme une grande expérience scientifique sur la nature humaine.
» Nous voudrions vous faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale. » (p.93)
» Vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation. » (ibid.)
Si c’est un homme est une sorte de compte-rendu scientifique de l’expérience. Ce qui permet à P.Levi de garder un regard objectif sur ce qu’il nous décrit et sur son expérience scientifique. Il utilise le » nous » de l’exposé scientifique.
De plus, Primo Levi parle peu de sa vie privée, son but est de témoigner de ce qu’il voit et non pas de ses sentiments et de sa vie. Il utilise le pronom personnel » on « , ce qui marque une certaine forme de neutralité, il ne se met pas en avant mais s’inclut dans le groupe.
» Nous n’étions que des spécimens d’humanité bien ordinaires. » (p. 16)
Il ne s’attarde pas sur les personnes qu’il connaissait avant son entrée au camp. Il nous parle seulement pendant 2 lignes d’une personne qu’il connaît depuis longtemps. (p. 17)
P.99 à 108, on a des études de cas suivant l’étude générale. La structure est celle du texte scientifique. Primo Levi va donc présenter quatre personnages propre à une catégorie précise : Schepschel, Alfred.L, Elias et Henri. À aucun moment P.Levi ne se situe parmi les 4 qu’il décrit. On ne sait pas qui il était réellement. Il reste neutre sur la situation et sur lui-même, on ne sait rien de lui réellement.
Une étude de l’âme humaine
Pour Primo Levi, la volonté de témoigner ne se sépare pas d’une autre intention : celle de donner à penser et à réfléchir sur l’univers concentrationnaire. Dans sa Préface, il dit avoir voulu « fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine« . Primo Levi est un scientifique, il a le goût de la connaissance. Il compare le Lager à « une gigantesque expérience biologique et sociale » p.93.
Or cette expérience, il en est convaincu, peut nous apprendre beaucoup sur les hommes en général.
« Aussi pourra -t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver le souvenir […] Nous avons l’intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. » (Chap. 9 p.93)
L’auteur nous fournit là les éléments de la réflexion, et c’est à nous lecteurs, de la mener. Cette étude doit-être objective, dépassionnée, n’être influencée par aucun préjugé, ni aucun parti pris. Non pas au sens où elle serait neutre, mais où le sentiment de l’horreur ne doit pas paralyser la pensée et le jugement. Et c’est ce que fait Primo Levi , car il ne donne pas ses opinions, il ne montre pas ses sentiments et se contente de décrire cet univers concentrationnaire.
Le problème de l’objectivité.
Une neutralité presque impossible
Même si le livre correspond à une intention de vérité, et a une volonté d’objectivité, le témoignage ne peut pas être totalement objectif car on a le point de vue d’un seul sujet, qui n’a qu’une perception limitée sur l’univers concentrationnaire.
Primo Levi nous fait quand même part de son expérience, par exemple dans le chapitre 11 : « Le chant d’Ulysse » quand il essaie d’enseigner l’italien à Pikolo.
P.121-122, on retrouve une des rares allusions à sa vie telle qu’elle était avant Auschwitz. Il ne peut pas être un pur observateur, Levi n’a pas assez de recul pour cela car c’est avant tout une victime immergée dans un monde dont il ne voit qu’une partie : il ne sait pas ce qu’il se passe exactement à Birkenau. En plus, il n’a connu Auschwitz qu’en 1944 à une période où les conditions de vie pour les détenus s’étaient, si l’on peut dire, « améliorées ».
Cependant ce livre nous donne une vérité plus essentielle que celle des comptes-rendus objectifs car on a la vie du camp vu de l’intérieur à travers un sujet. L’objectivité dans Si c’est un homme prend en fait la figure de l’honnêteté en s’en tenant au fait et en privilégiant l’exactitude.
On retrouve aussi le problème de la neutralité, car le témoignage ne peut pas être objectif au sens où il serait neutre. L’auteur veut dénoncer le système concentrationnaire. Le témoignage est en fait ici un acte d’accusation.
Dans la Préface, Levi dit qu’il n’a pas écrit son récit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation. Mais il dira néanmoins dans Si c’est un homme que le thème de l’indignation devait prévaloir et qu’il pensait en faire un acte d’accusation.
Conclusion.
Primo Levi s’efforce tout au long de son œuvre de garder un regard objectif sur l’univers concentrationnaire où il a vécu pendant quelque temps. Il veut montrer l’expérience qu’a été le Lager mais ne surtout pas rentrer dans ses sentiments. Du moins c’est ce à quoi il s’efforce. Malgré tout il ne peut pas s’empêcher de dénoncer ce système, il n’est qu’un témoin au sens historique mais également un témoin judiciaire. Primo Levi ne restera donc pas totalement objectif, neutre.
Pour P.Levi , à l’expérience du Lager, de déporté, s’est superposée celle d’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement plus positif.
» Au total ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi « .(p. 214)
Grâce à cette expérience, il a beaucoup appris sur les hommes et sur le monde, en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience. Auschwitz lui a permis d’écrire mais il garde malgré tout une écriture scientifique.
Pourquoi P.Levi a-t-il survécu ?
Introduction
Le lager est une réalité cauchemardesque hors du monde. Le but des détenus est de survivre. Même s’il ne le dit pas explicitement, l’auteur nous suggère, à travers le portrait de quelques individus, qu’il existe une » troisième voie ». Une voie qui permet de ne sombrer ni dans la déchéance du » musulman « , ni dans l’inhumanité du » privilégié ».
Dans cet univers où personne n’a envie de parler aux autres ni de les écouter, se manifestent parfois une lueur d’humanité et un peu de solidarité. Pourquoi Primo Levi a-t-il survécu ?
La chance
Tous les survivants l’ont dit, dans un tel univers, la chance joue un rôle essentiel. Tout le monde peut mourir à n’importe quel moment et ne peut être sauvé que par un coup de chance.
La maladie
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Primo Levi a eu la chance d’être blessé. Sa blessure au pied lui a permis de profiter d’un petit séjour au K.B. (ch. 4). Cela dit,
» pour être soigné au K.B, en effet, il faut être enclin à guérir. Dans le cas contraire, direction la chambre à gaz« .
Heureusement pour Levi, la chance tourne. Il a une bonne blessure qui lui garantit une bonne période de repos. Le K.B est une vie plus » agréable » que celle du Lager. » Le K.B, c’est le Lager moins l’épuisement physique. Au K.B, on est à l’abri des coups et des mauvaises conditions de travail« . C’est un moyen de vivre plus longtemps car tout le monde sait qu’ils finiront par mourir. « Il nous est possible de rentrer en nous-même et de méditer, et alors tout nous dit que nous ne reviendrons pas. »
L’examen de chimie
Dans le chapitre 10, l’examen de chimie que Primo Levi subit comme angoissant et humiliant, fait qu’il se sent tout à coup autre qu’un simple détenu : » Alex repasse. Mais moi, je suis chimiste : qu’est ce que j’ai à voir avec cet Alex ? » (p.112). Lorsqu’on l’interroge, il constate que son savoir est toujours là et tout se passe comme s’il se retrouvait lui-même :
« Et pourtant, c’est bien moi, le diplôme de Turin […] je suis bien la même personne »
« c’est la fièvre des examens, ma fièvre, celle de mes examens » (p. 114).
L’examen de chimie se passe en allemand, cette épreuve est grotesque et absurde. Pour Primo Levi devenir chimiste serait une solution pour éviter le travail : « et maintenant je sais que je pourrais me sauver si je deviens spécialiste, et que je deviendrai spécialiste si je suis reçu à un examen de chimie » (p. 110). Après avoir réussi l’examen, il aura trouvé une chance supplémentaire de survivre au travail.
Le souci de l’autre
Il n’existe pas de » recettes » pour préserver son humanité, mais seulement des exemples, car nul ne peut prévoir ce que deviendra un être humain placé dans de telles conditions, pas même lui.
La disparition de la solidarité.
Des survivants, Primo Levi dit dans » les naufragés et rescapés « , que presque tous se sentent coupables d’avoir manqué au devoir de solidarité. C’est là la faute la plus grave que tous les rescapés se reprochent après coup, lorsqu’ils se retrouvent dans la vie normale. Lors de la grande sélection d’octobre 1944, Levi pense qu’un autre a été pris par erreur à sa place et il note avec franchise
« Je ne sais pas ce que j’en penserais demain et plus tard : aujourd’hui, cela n’éveille en moi aucune émotion particulière. »
La maladie ou la mort de l’autre est plutôt une aubaine qui permet de se procurer des vêtements ou des chaussures, voire une ration de pain supplémentaire qu’on vole au mourant. C’est comme si on vivait sur le dos des morts.
Le refus de l’indifférence.
Pour survivre, Primo Levi ne veut pas adhérer au système. Il ne comprend pas que les prisonniers aient un regard indifférent envers les autres. Pour lui, pour survivre il faut regarder les choses, croiser les regards.
L’amitié
Primo Levi est un homme d’exception mais trois autres personnages apparaissent eux aussi comme des êtres à part, qui échappent miraculeusement à la corruption ambiante.
- Alberto : C’est le meilleur ami du narrateur, et c’est surtout l’un de ces hommes rares, capables de s’adapter au Lager sans se perdre lui-même. Il est fort parce que, pour lui, la vie en général est un combat. Pour survivre, il utilise à la fois son intelligence et son instinct. Il est doux car au lieu d’écraser les autres, il reste l’ami de tous. Malgré cette impitoyable lutte pour la survie, il n’envie pas les privilégiés des autres. Par exemple, lorsque Primo Levi est admis au laboratoire Alberto se réjouit pour son ami. Il est mort par malchance car contrairement à Levi, il n’a pas fait partie des malades qui sont restés dans les camps et ont survécu.
- Jean dit le Pikolo : Le personnage de Jean apparaît dans le chapitre 11, « le chant d’Ulysse ». Le terme de » pikolo » est une germanisation de l’Italien Piccolo, le petit. Jean a eu la chance d’être quelqu’un de privilégié ( son poste est réservé aux jeunes et pourtant il a 24 ans). Il était surtout chargé des petites tâches comme l’entretien de la baraque ou le lavage des gamelles. Il pouvait grâce à cela manger à sa faim et passer des journées au chaud. Comme Alberto, il était à la fois fort et rusé, mais n’abusait jamais de son pouvoir. Il a su gagner la confiance du Kapo Alex, ce qui lui permet de défendre les autres. Le chapitre 11 est consacré au partage exceptionnel dans l’univers du Lager. C’est le seul épisode où les détenus évoquent avec plaisir leur passé et où la barrière des langues semble pouvoir être franchie : Jean veut apprendre l’Italien, Levi lui donne donc un cours.
- Lorenzo : Pour survivre, Lorenzo est reste simple et mystérieux comme un héros de légende. Pour les détenus, Lorenzo est surnaturel. Il était taciturne et solitaire, au caractère difficile, et dont la seule passion était son métier de maçon. Il s’est laissé mourir après sa déportation. Il a su survivre dans les camps mais il a baissé les bras après le plus dur.
Conclusion
Pour survivre à cet enfer, il fallait mettre en place une stratégie. Les tactiques pouvaient être diverses et contradictoires mais suivant la situation, il fallait s’adapter aussi bien que possible. Primo Levi l’avait bien compris et c’est pour cela qu’il a su s’adapter et gérer cette situation, tout en ayant conscience que sans la chance, il n’aurait pas pu s’en sortir.
Les fonctions de l’écriture dans Si c’est un homme
C’est Auschwitz qui a fait de Primo Levi un écrivain ; avant cette expérience, rien ne le prédisposait à l’écriture ; contrairement à Robert Antelme, qui avait publié des poésies, il était avant tout un scientifique. Cette formation scientifique a évidemment beaucoup à voir avec ses choix d’écrivain.
L’inhumanité du camp comme objet de savoir
Dans Si c’est un homme, Primo Levi passe constamment de la narration à la première personne à un point de vue extérieur, globalisant : celui du savant. Cela correspond à un autre passage : celui de simple détenu, au regard « rivé au sol » (La Trêve, p. 13) au « Prominent », employé de laboratoire, à qui est rendue la possibilité, ô combien douloureuse, de penser, de se souvenir, mais aussi d’écrire et de témoigner : cf. p. 151.
Un autre chapitre, le 9ème (« Elus et damnés ») est particulièrement significatif à cet égard : P. Levi y définit le camp comme « un champ d’expérimentation ». (p. 93).
« Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale ». (p. 93)
Qu’un détenu prenne le camp comme objet de savoir est en soi une victoire sur l’oppression, une manière de résister à la déshumanisation. Le détenu qui observe, d’objet, redevient sujet pensant, et c’est sans aucun doute l’une des raisons de sa survie :
« peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre […] mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. » (Appendice de 1976, p. 214)
Une telle volonté de savoir, et de dire, se heurte pourtant souvent à la barrière de l’indicible : cf. p. 26 :
« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme ».
Si c’est un homme est donc la volonté de ne pas céder à l’indicible, de ne pas transiger sur l’exigence de communiquer cette expérience.
Du « je » au « nous » : différentes formes d’écriture
Voici la même scène reprise dans trois œuvres différentes ; la comparaison est citée dans le livre d’Alain Parrau, Écrire les camps, parue en 1995 aux éditions Belin.
David Rousset, L’univers concentrationnaire | Robert Antelme, L’Espèce Humaine, p. 122-123 | Primo Levi, Si c’est un homme, p. 25-26. |
---|---|---|
Les hommes sont enfermés dans la cour entre le Revier et lesDouches. Kapos et Vorarbeiter montent la garde aux issues. Des remous parcourent la foule inquiète. Les matraques tombent régulièrement sur les corps mous. Les fonctionnaires gueulent. Les bottes cognent. Vêtements en tas sur le terrain, les hommes nus. Cinquante peuvent se tenir, les poitrines coincées, les côtes pressées, dans la salle de douches. La sueur ruisselle sur les peaux. Les lèvres grimacent. Une vapeur lourde, une odeur infecte. Dehors, les trois ou quatre cents qui restent s’agglomèrent en boule contre la porte. Un essaim de bêtes engluées de cire. Des soubresauts de cette masse gélatineuse, des piétinements, des cris, des coups de poing muets, des jurons en russe, en allemand, en polonais, en français. Les corps nus fouettés par le froid s’enfoncent dans d’autres corps nus. Il faut s’arracher, se hisser, s’accrocher désespérément à des épaules. La masse opaque recule, avance, titube et geint. | On s’est vite déshabillé ; on était malhabile, on s’embrouillait dans nos ficelles. Tout était par terre, en vrac. J’ai accroché ma chemise, ma veste, mon pantalon, les chiffons de mes pieds sur le portemanteau. […] On a décidé de se laver d’abord la figure. Une pierre comme savon. On s’est mis à racler. Un jus noir coulait sur la poitrine couverte de croûtes. […] – Los, los! gueulait le civil en blouse blanche. On se bousculait ; il y avait encore le buste, les cuisses à gratter. J’ai pris de l’eau noire, je me suis mis à me racler les cuisses de toutes mes forces. Cuisses de vieillard, j’en faisais le tour avec ma main. La pierre, sèche, ne glissait pas sur la peau. Des rigoles d’eau noire couraient sur les plaies des jambes. On grattait. […] Lucien regardait, écœuré. Comme il pouvait se changer quand il le voulait, se laver à l’eau chaude avec du savon, il n’avait pas de poux. Il se tenait le dos appuyé à la porte ; jamais il ne nous avait autant méprisés. |
D’un seul coup, l’eau jaillit des conduites, bouillante : cinq minutes de béatitude. Mais aussitôt après quatre hommes […] font irruption et, tout trempés et fumants, nous poussent à grand renfort de coups et de hurlements dans la pièce qui se trouve à côté ; là, d’autres individus vociférants nous jettent à la volée des nippes indéfinissables et nous flanquent entre les mains une paire de godillots à semelles de bois ; en moins de temps qu’il n’en faut pour comprendre, nous nous retrouvons dehors dans la neige bleue et glacée de l’aube, trousseau en main, obligés de courir nus et déchaussés jusqu’à une autre baraque, à cent mètres de là. Et là enfin, on nous permet de nous habiller. Cette opération terminée, chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux sur les autres. Il n’y a pas de miroir, mais notre image est devant nous reflétée par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir. |
- Le texte de David Rousset attire l’attention par un point de vue volontairement distancié, extérieur. Les détenus sont désignés par « les hommes », puis « la foule » – déjà une marque de massification –, puis « les corps mous ». Les corps eux-mêmes semblent éclatés, ils perdent de leur consistance : « les poitrines, les côtes, les peaux, les lèvres ». Enfin, la massification s’achève lorsque ces hommes sont transformés en « masse gélatineuse », en « essaim de bêtes engluées de cire », au terme de la déshumanisation. Le regard extérieur se fait visionnaire, halluciné, et traduit ainsi l’horreur.
- A l’opposé, Robert Antelme choisit un point de vue interne ; c’est une constante de l’Espèce humaine, qui nous fait percevoir la faim de l’intérieur, qui nous fait pénétrer dans le corps souffrant du « musulman », et adopte un point de vue délibérément interne. L’expérience individuelle est ainsi restituée, par l’intermédiaire du « je », alternant avec un « on » globalisant, et finalement un « nous ».
- Enfin, Primo Levi choisit, lui, une voie médiane : il n’adopte ni le point de vue extérieur de David Rousset, ni le point de vue interne de Robert Antelme, mais un « nous » : l’expérience individuelle se transfigure en expérience collective ; dans ce texte le « nous » des détenus s’oppose au « on » des Kapos et de l’oppression.
Écrire les camps, comment ?
Alors que Robert Antelme ne s’est jamais exprimé sur l’écriture de l’Espèce humaine, nous avons la chance de disposer du témoignage de Primo Levi, non seulement sur son expérience concentrationnaire, mais sur les problèmes qu’il a pu rencontrer dans l’écriture de ce témoignage.
Citons encore le livre d’Alain Parrau, p. 286, qui reprend une interview de Primo Levi (dans le documentaire télévisé Primo Levi, un écrivain contre l’oubli, de Deborah Ford et Charles Nemes, 1993) :
« Ce livre est né en même temps que les choses. En les vivant, j’éprouvais déjà le besoin de les raconter. Je l’éprouvais avec une telle intensité que, dès que je trouvais un bout de crayon – ce qui était rare –, j’écrivais. J’ai écrit de la manière la plus naturelle, en choisissant délibérément un langage… pas trop sonore. Ce que j’avais à dire avait en soi suffisamment de force pour supporter un style médian, de manière que l’écriture, le son des mots, n’écrase jamais le contenu. C’était un choix spontané, avant tout instinctif, un constat d’expérience aussi : il valait mieux laisser les choses se raconter elles-mêmes, c’est-à-dire une peur constante de tomber dans la rhétorique […]. Il n’y avait pas besoin de souligner l’horreur. L’horreur était là. Il ne fallait pas écrire : « ceci est horrible ». Je dirais que c’est un document réfléchi, après coup. Un roman, certainement pas. Cela me dérangerait qu’on l’appelle ainsi : un roman, c’est inventé et puis c’est romantique. C’est structuré, un roman, du moins ça devrait l’être, il y a un début, un développement et une conclusion. Dans le sens normal du mot, c’est ça. »
Ce témoignage est ici fondamental :
- Refus de la littérature : choix d’un langage « pas trop sonore », c’est à dire rejetant les prestiges de la rhétorique, et restant au plus près du témoignage « brut » : il faut « laisser les choses se raconter elles-mêmes ».
- Refus plus net encore du roman, de la fiction ; ce qui explique la souplesse de la structure, et l’aspect fragmenté de l’œuvre : il ne faut en rien « arranger » le réel.
Cela renvoie à une question fondamentale : la rhétorique, c’est la fonction poétique du langage, ou, comme le dit A. Parrau, « un langage s’écoutant lui-même, plus soucieux de sa propre mise en scène que d’une justesse qui rende justice à l’expérience ». De la même manière, Levi refuse le « roman », c’est à dire une écriture qui échapperait « aux critères de l’exactitude et du vérifiable » (Parrau, p. 288).
Le langage que souhaite Levi, c’est un langage qui soit au plus près de la réalité elle-même, essentiellement informatif, donc, et le plus proche possible du modèle scientifique.
Cependant, ce discours scientifique n’est pas celui d’un savant froid, qui instrumentalise ou réifie son objet ; tout au contraire, il témoigne d’un désir de connaissance, souci de rendre compte de la réalité telle qu’elle est, dans le respect de son objet. Ce souci d’exactitude scientifique qui fait la singularité de Levi, se manifeste à diverses reprises : par exemple, la précision méticuleuse et mathématique avec laquelle il décrit le camp de Monowitz, p. 32-33, l’attention aux détails qui empoisonnent la vie du détenu, et dont aucun autre n’a parlé (p. 35 : les ongles qui poussent, le bouton qu’il faut faire tenir avec du fil de fer), ou encore la description physique des détenus (p. 152).
D’où la composition en tableaux, chacun traitant d’un thème, qui se substitue durant la majeure partie du livre au récit chronologique : il s’agit de faire comprendre au lecteur la logique concentrationnaire. Cf. les pages consacrées au « Musulman » : alors que Robert Antelme nous le donne à vivre de l’intérieur, P. Levi l’observe de l’extérieur – et analyse le phénomène.
La Valeur du témoignage
Si c’est un homme est le témoignage d’un survivant d’Auschwitz, tout comme le livre de Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, ou, pour d’autres camps, celui de Robert Antelme, L’Espèce humaine. (voir bibliographie).
Mais tout au long de sa vie, et en particulier dans son dernier livre, Naufragés et Rescapés, Levi s’est interrogé sur la valeur de son propre témoignage : qui sont les survivants par rapport à l’ensemble de la population des camps ? Sont-ils représentatifs ? Que vaut dès lors leur parole ?
Quelques éléments d’une sociologie :
Il y a une différence radicale entre la structure réelle de la société concentrationnaire, et l’image qu’en donne l’appartenance sociale des survivants.
- Ceux qui ont survécu représentent une minorité ; si, selon l’estimation de Soljenitsyne, environ 20 % des détenus étaient des planqués (Joseph Bialot donne d’autres chiffres : 24 000 détenus environ, 500 planqués ; mais il entend par là ceux qui disposaient du privilège exorbitant de manger à leur faim, donc de ne pas maigrir ; un « spécialiste » comme Levi continuait de faire partie des affamés…), les neuf dixièmes des survivants appartiennent à ces 20 % ! Levi lui-même n’a dû sa survie qu’à son statut d’agent de laboratoire, qui lui a épargné les travaux les plus durs.
- Certains détenus n’ont laissé que bien peu de témoignages : ainsi les homosexuels (triangles roses) ;
- À l’autre bout de la chaîne, les « Droits communs », les « Verts » (identifiés par un triangle vert), privilégiés-types de la société concentrationnaire, n’ont laissé aucun témoignage.
- Il faut noter aussi le destin spécifique des déportés raciaux (juifs et tziganes), qui à Auschwitz étaient l’objet de sélections à répétition (une forme de torture morale particulièrement atroce), mais qui partout ailleurs (Tréblinka, Mejdanek…) étaient immédiatement gazés. Les juifs d’Auschwitz n’ont dû leur survie qu’au « couplage » du camp de Monowitz avec l’usine de la Buna (propriété de la firme IG Farben), et aux besoins de main d’œuvre qui en découlait.
En somme, le juif d’Auschwitz, quel que soit son sort ultérieur, est déjà un survivant : cf. Levi, p. 19. Un chiffre donne l’ampleur du massacre :- parmi les déportés français, 59 % sont revenus.
- parmi les 76 000 juifs français déportés, 3% seulement ont survécu.
Lien entre survie et privilège :
Dans Naufragés et Rescapés, Levi affirme que les rescapés sont issus, pour beaucoup, de ce qu’il appelle la « zone grise » : « Une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps et des maîtres et des esclaves » (p. 42). Appartiennent à cette « zone grise » l’ensemble des privilégiés, en particulier ceux qui d’une manière ou d’une autre collaborent avec l’oppresseur. Le cas le plus flagrant et le plus tragique fut celui des Sonderkommandos, 700 à 1000 hommes, juifs pour la plupart, qui avaient la charge de gérer et d’entretenir les fours crématoires… C’est à la révolte de l’un de ces Sonderkommandos de Birkenau (le camp d’extermination dépendant d’Auschwitz) qu’il est fait allusion dans le chapitre 16 de Si c’est un homme, p. 159. Joseph Bialot la mentionne également.
Mais la plupart des « privilégiés » se livraient au trafic (ce que les Allemands appelaient « organisieren« ) ; P. Levi lui-même souligne l’abaissement moral que cela comporte, p. 156 :
« Quant à l’aspect moral de ce nouvel état de chose, nous avons dû en convenir, Alberto et moi, qu’il n’y avait pas de quoi être très fiers ; mais il est si facile de se trouver des justifications ! »
A l’inverse, le « Musulman » peut aussi être perçu comme celui qui résiste jusqu’au bout à l’entreprise nazie de déshumanisation, qui ne transige pas. C’est ainsi que Robert Antelme le décrit, lorsqu’il évoque Jacques, un « Musulman », et s’adresse ainsi à ses bourreaux :
« Avec Jacques, vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il lèche le cul aux Kapos pour bouffer, il ne l’a pas fait. Vous vouliez qu’il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moëlles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. […] Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. »
L’Espèce humaine, p. 99.
Même constat chez Soljenitsyne : la figure du survivant est ainsi disjointe de celle du témoin. Cela oblige le lecteur à un regard critique sur le témoignage qu’on lui livre : est-il partiel, voire partial ? Le seul « vrai témoin » serait le détenu majoritaire, le plus démuni, privé de tout privilège : le « Musulman », comme Jacques, mais celui-ci est à jamais muet.
Le « Musulman » dans Si c’est un homme
Ce sont des témoins muets, que Levi observe de l’extérieur : cf. p. 96-97, et qu’il décrit. Ainsi, Null Achtzehn, dont il ne reste plus qu’un corps, pur résidu biologique (p. 44-45).
Mais si le « Musulman » est définitivement privé de parole, le Survivant acquiert du coup un autre rôle : il est celui qui parle par délégation. Il devient un porte-parole de ceux qui sont réduits au silence… mais avec quelle légitimité ? Le survivant se demande s’il n’a pas usurpé sa place :
« Je pourrais être vivant à la place d’un autre, aux dépens d’un autre ; je pourrais avoir supplanté, ce qui signifie en fait tué, quelqu’un » écrit Levi dans Naufragés et Rescapés.
Chez Levi, le sentiment de culpabilité est d’autant plus grand qu’il raconte une anecdote de ce genre : lors d’une sélection, un certain René a probablement été pris à sa place, suite à une erreur de dossier (ch.13, p. 137). Or, sur le coup, l’auteur dit n’avoir éprouvé « aucune émotion particulière »…
Hanté par l’image du Musulman, le survivant se sent donc coupable.
Le Musulman est-il toujours un témoin muet ?
Le passage de l’Espèce Humaine cité ci-dessus tend à montrer qu’il y a une autre vérité du Musulman. Robert Antelme, Varlam Chalamov, et probablement Joseph Bialot ont été, eux, d’autenthiques « musulmans » ou « crevards », et n’ont survécu que par miracle – Antelme, par exemple, ayant été sorti agonisant de Dachau.
Avec lui, contrairement au témoignage de Levi, nous pénétrons à l’intérieur même du Musulman, nous découvrons sa conscience : cf. p. 97 :
« Il ne souffre pas. Aucune douleur. Mais le vide dans la poitrine, dans la bouche, dans les yeux, entre les mâchoires qui s’ouvrent et se ferment sur rien, sur l’air qui entre dans la bouche. Les dents mâchent l’air et la salive. Le corps est vide. Rien que de l’air dans la bouche, dans le ventre, dans les jambes et dans les bras qui se vident. Il cherche un poids pour l’estomac pour caler le corps sur le sol ; il est trop léger pour tenir. »
Conclusion : faut-il dénier toute vérité au témoignage du « privilégié » ?
Une telle conclusion serait fausse, doublement :
- parce que le « Musulman » vit, ou plutôt survit, le nez au sol ; Levi, quant à lui s’est efforcé de donner une image plus globale du système concentrationnaire, et de trouver un principe d’explication ;
- surtout parce qu’il s’est livré à « une étude dépassionnée de l’âme humaine » : cette attitude, exempte de toute tentative d’auto-justification, redonne à son témoignage sa pleine valeur de vérité. Levi, par sa formation scientifique, par son refus du pathétique et de toute forme d’embellissement littéraire, nous offre un témoignage aussi objectif que possible, sans jamais déguiser le point de vue qui est le sien.
Les personnages
En raison du nombre important de détenus à Auschwitz (plusieurs milliers simultanément), le « panel » des personnages est immense et nécessite donc un choix. On peut donc diviser les personnages du livre, sur lesquels Levi a focalisé, en quatre groupes : le protagoniste, les adjuvants, les opposants, et ceux qui, ayant perdu figure humaine, n’entrent plus dans aucune de ces catégories.
Le protagoniste/narrateur
Primo Levi se dépeint lui-même comme faible, maladroit (on le surnomme « deux mains gauche ») : personne ne veut travailler avec lui à cause de sa constitution fluette – c’est un chimiste, donc peu habitué aux travaux manuels. De ce fait, il se retrouve souvent en binôme avec Null Achtzehn.
Les adjuvants
Ce sont les personnages qui d’une manière ou d’une autre aideront Levi à survivre.
- Steinlauf : c’est un ex-sergent de l’armée austro-hongroise récompensé par la Croix de fer (distinction militaire), et doté d’une forte volonté. Il fait prendre conscience à Levi que, dans cette « usine à déshumaniser », il faut faire son possible pour rester digne, notamment par l’hygiène. C’est un homme de bon sens, de sagesse et de vertu.
- Chajim : Juif polonais pratiquant, versé dans l’étude de la Loi, compagnon de couchette de Levi au KB ; celui-ci lui voue une confiance aveugle, peut-être parce qu’ils ont le même âge. Il est horloger de son métier, et au Lager travaille dans la mécanique de précision.
- Alberto : le meilleur ami de Levi. Âgé de 22 ans, il a de grandes capacités d’adaptation, si bien qu’il n’a pas peur du Lager. C’est un personnage fier (« il est rentré la tête haute« ) et cultivé, qui comprend l’allemand, le polonais et parle un peu le français, ce qui en fait l’ami de tous. Il disparaîtra dans la « marche de la mort », lors de l’évacuation d’Auschwitz.
- Jean Samuel, dit le Pikolo : le Pikolo est le prisonnier chargé des écritures. C’est lui qui demande à Levi de l’accompagner pour aller chercher la marmite, et qui à cette occasion lui donne la possibilité de lui réciter le Chant d’Ulysse ; c’est ce moment qui a restitué à Levi une part d’humanité. Il est décrit comme un être exceptionnel, rusé, doté d’une grande force physique, et qui, même dans la situation relativement privilégiée où il se trouve, a conservé des relations amicales avec les autres prisonniers. Il offre à Levi l’occasion d’un vrai dialogue, et d’une relation humaine.
- Lorenzo, ouvrier civil travaillant à la Buna, et qui donna à Levi du pain et quelques vêtements
- Charles et Arthur : deux prisonniers français arrivés depuis peu au camp au moment de l’évacuation d’Auschwitz. Avec ces deux hommes, Levi va jouer le rôle de leader pour le petit groupe de survivants restés à l’infirmerie, dans le bâtiment des contagieux. Ces survivants parviennent à s’organiser en un groupe, et à instaurer entre eux des relations humaines.
Les opposants
- Les SS : peu nombreux, ils n’habitent pas au camp et apparaissent rarement, préférant confier les basses-œuvres aux Kapos. Avec une exception notable : Pannwitz, qui dirige le laboratoire et fait passer à Levi l’examen de chimie. Il résume à lui seul la haine irrationnelle des Allemands à l’égard des Juifs, et la folie du système nazi.
- Les « Triangles verts » : ce sont les prisonniers de droit commun, candidats au titre de Kapo. Ils ont tous les droits sur les prisonniers, et sont les véritables maîtres du camp. Alex est un « triangle vert ».
- Alfred L : Dès le début, cet homme d’une surprenante intelligence et doté d’une énergie méthodique et disciplinée, s’est donné l’ambition de devenir un « Prominent« ; Il a réalisé ce projet, non sans quelques entorses à la morale. Il incarne l’égoïsme absolu. (cf. p. 100-101)
- Henri : il se caractérise par sa lucidité et la qualité d’organisation de ses projets. C’est un personnage aussi intéressant qu’inquiétant, capable d’instrumentaliser toutes les personnes qu’il rencontre. Il partage la même idéologie qu’Alfred L.
Ceux qui ne sont pas, ou plus, des hommes
- Elias LIndzin : un être totalement inadapté à la vie normale, mais qui se fond à la perfection dans le monde du Lager, puisque le camp ne laisse aucune place à la normalité. « Au Lager, Elias prospère et triomphe« . Il est un pur produit du camp, et sa folie symbolise la démence générale de l’univers concentrationnaire.
- Null Achtzehn (Zéro dix-huit): Adolescent qui semble dépourvu de toute vie. Sa voix et son regard donnent l’impression qu’il est intérieurement mort. Il est très jeune, ce qui est un danger au Lager. Personne au camp ne veut travailler avec lui car tout l’indiffère à tel point qu’il ne se soucie même plus de manger, ni d’éviter la fatigue. Il exécute sans rien dire les ordres qu’il reçoit, et n’a même plus de nom. C’est la victime absolue.
Lui aussi a une valeur métonymique : il représente tous les « Musulmans » – c’est à dire la masse des prisonniers, tous les autres n’étant que des exceptions.
Conclusion
Bien des gens se sont connus et rencontrés dans le camp, cette « Babel » qui rassemblait des prisonniers de toute l’Europe. Levi retient chacun de ceux qui ont partagé un moment avec lui. Dans bien des cas, le Lager a agi comme un révélateur, mettant en lumière la dégradation morale des uns, et la persistance de l’humanité chez les autres.
Devoir n°1 – corrigé
« Plus de sentiment, plus de religion dans le Lager« .
Le Lager est décrit comme une machine à déshumaniser les hommes ; or cette déshumanisation prend deux formes : l’absence de sentiments entre les détenus, et la disparition de toute forme de religion, ou de spiritualité.
L’absence de sentiments
Les détenus, dépouillés de tout, sont d’abord séparés de tous ceux qu’ils aiment, et se retrouvent absolument seuls. En outre, réduits à la seule tentative de satisfaire les besoins les plus élémentaires, ils perdent la capacité d’éprouver des sentiments de pitié, de solidarité les uns envers les autres.
D’un côté les « Musulmans » qui, comme Null Achtzehn, sont réduits à leur seule enveloppe corporelle, au-delà de toute souffrance et de toute conscience (p. 44-45)
A l’autre extrémité, les bourreaux, les SS mais également leurs auxiliaires, les « Kapos », totalement privés de sentiments humains (cf. Elias, ou Alex) au point de dénier toute qualité humaine à leurs victimes (le Dr Pannwitz, ou Alex s’essuyant sur l’épaule de Levi,ou encore les filles du Labor), mais devenant eux-mêmes infra-humains : leur langage, par exemple n’est plus que cris.
Entre les deux, les Prominenten, les « organisatoren » qui perdent, progressivement, tout sens moral, et toute solidarité.
Le camp déshumanise tous ceux qui y vivent, et détruit toute forme de sentiment.
L’absence de religion.
Croire en Dieu, c’est d’abord croire en un ordre du monde, et au principe du Bien : or l’un et l’autre est bafoué à Auschwitz, règne de l’absurdité et du Mal. Par ailleurs, c’est être capable d’espérer. Or les détenus sont justement privés de toute espérance. S’il subsiste une religion, c’est sous une forme dévoyée : le vieux Kuhn remerciant Dieu d’avoir échappé à la sélection (p. 138) ! Après Auschwitz, on ne peut plus croire en une Providence. (p.169)
Pourtant, une forme de résistance :
Certains êtres parviennent à conserver une part d’humanité, de sentiments : à commencer par P. Levi lui-même (cf. appendice). C’est même une des raisons de sa survie. Il y est aidé par des rencontres : Lorenzo, Alberto deviennent ses amis, et il doit à Jean le Pikolo un moment de grâce, lorsqu’il lui récite le « chant d’Ulysse ».
D’autres conservent leur foi : c’est le cas du rabbin Mendi, ou de Chajim, juif polonais pratiquant, que Levi rencontre au KB, et en qui il a « une confiance aveugle » (ch. 4). Levi lui-même n’est pas croyant, et Auschwitz le confirme dans son athéisme ; mais il découvre une culture hébraïque, une identité juive – qui lui a valu d’être déporté ! , cimentée par la langue yiddish, qu’il ignorait. Il mentionne le fait que cette culture soudait entre eux certains juifs.
Enfin, sentiments et religion ne sont peut-être qu’ensevelis, tout comme la mémoire, lorsque les uns et les autres seraient contraires à la survie : ils réapparaissent dans le dernier chapitre ; solidarité, amitié, respect envers les morts… Le Lager mort, sentiments et religion peuvent à nouveau exister.
Peut-on dire que Si c’est un homme est un écrit humaniste ?
Qu’est-ce que l’humanisme ? C’est une philosophie, née au XVIe siècle, qui considère comme une valeur la personne humaine, et qui a foi en la nature de l’être humain, en sa raison, en sa sociabilité et en sa capacité de progrès.
Or, nous dit Levi, le camp de concentration a été une « gigantesque expérience biologique et sociale » (ch. 9 p. 93) dans laquelle des hommes, enfermés et privés de tout, placés dans des conditions extrêmes, ont dû lutter pour leur survie, et ont révélé ainsi « ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie« . (ibid.)
Quelle image de l’homme nous donne le témoignage de Levi ?
- Omniprésence du Mal, victoire du pire :
- Les victimes perdent rapidement tout sens moral ; aucune solidarité entre elles, et pire : beaucoup collaborent activement avec les bourreaux dans l’espoir d’améliorer leurs chances de survie.
- Indifférence ou haine des bourreaux à l’égard des détenus : ils ne les voient pas comme des êtres humains.
- Disparition rapide de tout ce qui fait l’homme, conscience, langage, culture, sociabilité.
L’humanité, en l’homme, ne résiste pas au système nazi qui en est le déni. Dans des conditions extrêmes, l’homme se dépouille de la civilisation, et devient pire qu’un animal.
- Pourtant, certains résistent, et conservent leur humanité (voir question 1). Il reste des formes de résistance : dignité des insurgés de Birkenau (voir chapitre 16), retour de l’humanité dès que l’oppression nazie s’éloigne (ch. 17) ; des amitiés indéfectibles se créent au camp (Levi et Charles, p. ex)…
Le camp donne donc une image contrastée de l’être humain. D’un côté, la seule existence de camps comme Auschwitz interdit à tout jamais de croire en une « bonté » naturelle de l’homme. Ce qu’Hannah Arendt appelle « la banalité du mal » (Eichmann était un homme ordinaire, comme Alex « la brute innocente ») représente un déni absolu de l’humanisme.
Mais le témoignage de Levi offre aussi des portraits qui interdisent de désespérer tout à fait de l’homme ; et ce sont les valeurs même de l’humanisme – la reconnaissance de la personne humaine en l’autre et en soi-même, la solidarité active, le partage, ne serait-ce que de quelques vers de Dante – qui lui ont permis de survivre.
Devoir n°2 – corrigé
Question 1 (8 points) :
Dans le Chant des Marais, commun à tous les camps de concentration nazis, le refrain dit ceci :
Que représente la marche dans Si c’est un homme ?
Question 2 (12 points) :
Primo Levi a défini le Lager comme » le plus menaçant des monstres engendrés par le sommeil de la raison. » Dans quelle mesure Si c’est un homme illustre-t-il cette affirmation ?
Que représente la marche dans Si c’est un homme ?
Le « Chant des Marais« , connu dans tous les camps de concentration, a été composé par des détenus, pour dire leurs souffrances, mais aussi leurs espoirs. Le refrain souligne l’une des tortures les plus pénibles de la vie des prisonniers : les marches harassantes et constantes :
» Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Marcher, marcher… «
La marche, torture physique et moyen de déshumanisation.
- Première apparition du thème : chapitre 2 p. 30 ; Primo Levi, qui vient d’arriver au camp, assiste pour la première fois au retour des détenus :
« Et voici qu’apparaissent les bataillons de camarades qui rentrent du travail. Ils avancent en rang par cinq : leur démarche est bizarre, contactée, rigide, on dirait des bonshommes de bois ; mais ils suivent scrupuleusement le rythme de la fanfare. » p. 30
Tout figure déjà dans ce passage : le rôle de la musique, le sadisme des SS qui impose une fanfare à des hommes exténués et assistent au spectacle, la déshumanisation.
La marche est intimement liée à la musique militaire, qui semble absolument infernale aux détenus (p. 53)
- Une marche constante : c’est le seul moyen de transport dont ils disposent, pour aller du camp à la Buna, ou se déplacer à l’intérieur du camp. Une marche qui ne va nulle part – le camp est un monde clos – et se répète inlassablement. Marche et interminables stations debout : toute la vie des détenus tient en ces deux termes. Le travail lui-même consiste en d’incessants allers-retours, en transportant des charges
- Une torture physique : marche dans la boue, la neige, avec des chaussures à semelle de bois, dont les lacets sont souvent remplacés par du fil de fer, et qui provoquent de dangereuses blessures : cf. p. 34-35. En outre, quiconque ne suit pas la cadence reçoit des coups, et se met en danger de mort. Cf. Kraus, p. 143 : »Maintenant, c’est le moment du « links, links, links und links », le moment de faire attention où on met les pieds. Kraus est maladroit, il s’est déjà attiré un coup de pied du Kapo parce qu’il ne marchait pas en rang. »
- Un moyen d’échapper à la marche : la « bonne blessure », celle dont on peut guérir et qui vous garantit quelques jours d’infirmerie, ou la chance de devenir un « spécialiste » : P. Levi a eu les deux (ch. 4 et 15). Mais là encore, la musique vient rappeler aux détenus le supplice de la marche (p. 53)
Mais il existe d’autres marches, moins destructrices, parce qu’elles échappent en partie au contrôle nazi
La marche libératrice, dont Primo Levi nous donne un exemple au chapitre 11 (« Le chant d’Ulysse »). Le Pikolo et son assistant ont un trajet d’environ un km à effectuer pour aller chercher la soupe. Echappant à toute surveillance, ils peuvent flâner :
« Pour aller chercher la soupe, il fallait faire un kilomètre, puis retourner avec la marmite de cinquante kilos enfilée sur les bâtons. C’était un travail assez fatigant, mais qui incluait un parcours agréable à l’aller puisqu’on n’était pas chargé […] Nous ralentîmes l’allure. » (p. 118)
C’est durant ce trajet que Levi connaîtra un moment de grâce, en récitant un passage de l’Enfer de Dante à Pikolo.
C’est aussi durant ces marches que parfois, les prisonniers peuvent établir des liens : p. 143-144, Primo Levi profite du trajet de retour pour raconter à Kraus qu’il l’a vu en rêve, revenu chez lui et en bonne santé – un mensonge qui doit aider Kraus à survivre encore un peu.
La marche après le départ des SS.
- La marche la plus horrible n’est ni vécue ni racontée par Levi, qui n’y a pas assisté ; c’est ce qu’on a appelé la « marche de la mort », durant laquelle périrent plus de 60 000 déportés, dont Alberto, l’ami de Primo Levi.
- Pour les 7600 détenus abandonnés dans le camp, la marche prend alors une tout autre signification : le chapitre 17 nous montre les allées et venues des prisonniers les plus valides, à la recherche de nourriture ou d’objets de première nécessité, dans le camp dévasté : une marche individuelle, qui s’aventure de plus en plus loin jusqu’à l’extérieur du camp, et qui représente le retour à la vie, même si elle s’avère elle aussi douloureuse : cf. p. 170-171, où Levi décrit le délabrement physique des prisonniers.
Conclusion : la marche est donc l’un des symboles de la vie et des souffrances des détenus. C’est pour cela que Beckett, dans En attendant Godot, voulant évoquer un univers concentrationnaire, insiste sur les malheurs d’Estragon avec ses chaussures…
Le « sommeil de la raison »
Primo Levi a défini le Lager comme » le plus menaçant des monstres engendrés par le sommeil de la raison. » Dans quelle mesure Si c’est un homme illustre-t-il cette affirmation ?
Le Lager est un monstre
Souvent personnifié comme tel, le Lager semble fonctionner de manière autonome, comme une bête monstrueuse – Moloch, ou le Léviathan. Ainsi, la drague de la Buna est décrite dans le chapitre 7 comme un animal vorace :
« La benne, suspendue aux câbles, ouvre toutes grandes ses mâchoires dentées, se balance un instant, comme indécise, puis fond sur la terre argileuse et molle, et mord dedans avec voracité, tandis que la cabine de commandes éructe avec satisfaction une épaisse bouffée de fumée blanche. Puis la benne remonte, décrit un demi-cercle, recrache derrière elle son énorme bouchée et recommence. […] Nous n’arrivons pas à nous arracher au spectacle du repas de la drague. » (p. 79)
De même, le Lager est représenté comme un immense corps agonisant, dans le dernier chapitre :
« Le Lager venait de mourir et il montrait déjà les signes de la décomposition […] Les malades encore capables de se déplacer avaient envahi comme une armée de vers le terrain durci par le gel. » (p. 170)
Le Lager échappe, comme tout monstre, à toute norme et à toute raison ; Levi insiste constamment sur les règlements absurdes, l’irrationnel qui gouverne la vie du camp : Hier ist kein warum (ici il n’y a pas de pourquoi), lui dit-on dès son arrivée au camp ; et Clauser inscrit au fond de sa gamelle : « ne pas chercher à comprendre« . Règlements absurdes (ils doivent faire leur lit au millimètre, cirer leurs chaussures…), sélections arbitraires, tout semble dénué de sens et rien n’est prévisible ; à la Buna, seuls les faibles travaillent, et jamais un gramme de caoutchouc synthétique n’en sortira. Il s’agit d’une véritable « folie géométrique »
Mais ce monstre a une origine : le sommeil de la Raison.
L’origine des camps : la haine irrationnelle, monstrueuse, des Nazis à l’encontre des Juifs, qui les pousse à leur dénier toute appartenance à l’espèce humaine. Le cas de Pannwitz est à cet égard caractéristique ; il est l’un des rares nazis dont on ait le portrait dans Si C’est un homme, et à cet égard, il a une valeur métonymique : il représente à lui seul toute la folie nazie. Cf. p. 113 :
« Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich. »
Ce « sommeil de la Raison » a touché non seulement les SS, mais également le peuple allemand dans sa profondeur : les « filles du Labo« , des jeunes filles « comme toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde » méprisent ouvertement les détenus, et les traitent elles aussi comme des objets : petites mesquineries et gestes inhumains (cf. p. 152-153) ; mais en déshumanisant l’autre, elles perdent elles aussi toute humanité – elles sont complices de ce qui s’accomplit là ;
Il en est de même des civils, rencontrés à la Buna, et parmi lesquels Lorenzo fait figure d’exception miraculeuse. Les autres méprisent ouvertement les Häflinge, avec lesquels pourtant ils trafiquent et qu’ils cherchent à exploiter. Ils les voient misérables, sales et faibles, et prenant l’effet pour la cause, ils pensent qu’ils méritent un pareil sort.
Conclusion
Si des hommes ont pu succomber à une telle folie, et inventer le système des camps, dans le silence et la complicité générale, alors, tout peut recommencer : rien ne nous garantit d’un nouveau « sommeil de la raison », si ce n’est justement le souvenir, la mémoire, l’impact des témoignages. Et c’est pour cela que Levi a passé le reste de sa vie à écrire, à tenter d’éveiller les consciences, comme après lui Robert Antelme, Joseph Bialot, Jorge Semprun et bien d’autres.