Martial (40-104 ap. J-C), Épigrammes

Né à Bilbilis en Espagne, M. Valerius Martialis vint chercher fortune à Rome en 64. Comme son contemporain Stace, il dut flatter l’Empereur Domitien et les grands personnages pour n’arriver à vivre que bien modestement.

Esprit satirique, il écrivit 15 livres d’épigrammes, qui lui procurèrent un certain renom et l’amitié de Quintilien, Juvénal, Pline le Jeune.

Une admiratrice, Marcella, qui vivait à Bilbilis, lui acheta un petit domaine dans son pays natal, où il se retira en 98 ; mais loin de la capitale, il s’ennuyait… Il mourut en 104.

C’est lui qui fit de l’épigramme l’arme de l’ironie et du sarcasme.

Contre Bassa (I, 4)

L’odeur des lagunes que la mer a laissées à sec ; les vapeurs épaisses qui s’élèvent des eaux croupies de l’Albula ; l’air corrompu d’un vivier où a séjourné l’eau de mer ; l’exhalaison du bouc paresseux lorsqu’il presse amoureusement sa chèvre ; l’odieux parfum de la casaque d’un vieux soldat, après une nuit de corps de garde ; la puanteur d’une étoffe trempée deux fois dans le murex ; l’haleine des gens qui observent le jeûne du sabbat ; celle des criminels qui viennent d’entendre leur sentence ; la fumée de la lampe mourante de la sale Léda ; l’odeur des onguents composés avec la lie de la Sabine ; la peste que répand le renard en fuite, celle du nid de la vipère ; voilà, Bassa, ce que j’aimerais mieux sentir que ce que tu sens.

À Euphémus, les heures de la journée (I, 8)

Prima salutantes atque altera conterit hora,
exercet raucos tertia causidicos,
in quintam uarios extendit Roma labores,
sexta quies lassis, septima finis erit,
sufficit in nonam nitidis octaua palaestris,
imperat extructos frangere nona toros :
hora libellorum decuma est, Eupheme, meorum,
temperat ambrosias cum tua cura dapes
et bonus aetherio laxatur nectare Caesarin
gentique tenet pocula parca manu.
Tunc admitte iocos: gressu timet ire licenti
ad matutinum nostra Thalia Iouem.

Les deux premières heures de la journée se passent dans les visites des clients ; à la troisième, on entend les voix enrouées des avocats ; pendant la cinquième, Rome se livre à toutes sortes d’occupations ; à la sixième, ceux qui sont fatigués se reposent ; la septième met fin aux travaux ; de la huitième à celle qui suit, on se livre aux exercices de la palestre ; la neuvième nous appelle à fouler les lits préparés pour la table ; là dixième est consacrée à la lecture de mes petits livres, au moment, Euphemus, où tes soins distribuent l’ambroisie à César, et où ce maître bienfaisant se rafraîchit avec le nectar céleste, que sa main puissante verse avec modération dans sa coupe. Tu peux alors présenter mes vers badins ; car ma muse n’oserait, d’un pas hardi, venir interrompre les matinées de Jupiter.

Contre Gallus (I, 16)

Gallus, tu ne t’es pas contenté d’être le beau-fils de ta belle-mère tant que ton père a vécu, si l’on en croit la chronique cependant il n’y avait alors aucune preuve du fait: Ton père n’est plus ; Gallus, et ta belle-mère demeure toujours avec toi. Dût l’éloquent Tullius revenir du séjour des ombres, dût Regulus lui-même se charger de ta défense, rien ne saurait te faire absoudre ; car celle qui, depuis la mort de ton père, n’a pas cessé d’être ta belle-mère, ne le fut jamais.

Sur Cerellia et Gellia (I, 20)

Cérellia se dit vieille, et elle n’est qu’un enfant : Gellia, la vieille, prétend être un enfant. Tu ne pourrais, Collinus, souffrir ni l’une ni l’autre : celle-ci est ridicule et celle-là prétentieuse.

Sur Lycoris, à Fabianus (I, 24)

Lycoris, ô Fabianus, a mis au tombeau toutes ses amies. Puisse-t-elle devenir l’amie de ma femme !

À Posthumus (I, 26)

Quod te mane domi toto non uidimus anno,
uis dicam quantum, Postume, perdiderim?
Tricenos, puto, bis, uicenos ter, puto, nummos.
Ignosces: togulam, Postume, pluris emo.

Pour n’être point venu de toute l’année te saluer le matin, veux-tu savoir, Postumus, combien j’ai perdu ? deux fois trente et peut-être trois fois vingt sesterces. Tu m’excuseras, Postumus ; la moindre toge me coûte plus cher.

Scènes de rue et camelots (I, 41)

Urbanus tibi, Caecili, uideris.
Non es, crede mihi. Quid ergo? uerna,
Qui pallentia sulphurata fractis
Permutat uitreis, quod otiosae
Quod custos dominusque uiperarum,
Quod uiles pueri salariorum,
Quod fumantia qui tomacla raucus
Circumfert tepidis cocus popinis,
Quod non optimus urbicus poeta,
Quod de Gadibus improbus magister,
Quod bucca est uetuli dicax cinaedi.
Quare desine iam tibi uideri,
Quod soli tibi, Caecili, uideris,
Qui Gabbam salibus tuis et ipsum
Posses uincere Tettium Caballum.
Non cuicumque datum est habere nasum :
Non est Tettius ille, sed caballus.

À Colinus (I, 54)

O cui Tarpeias licuit contingere quercus
et meritas prima cingere fronde comas,
si sapis, utaris totis, Colline, diebus
extremumque tibi semper adesse putes.
Lanificas nulli tres exorare puellas
contigit: obseruant quem statuere diem.
Diuitior Crispo, Thrasea constantior ipso,
lautior et nitido sis Meliore licet:
nil adicit penso Lachesis, fusosque sororum
explicat et semper de tribus una secat.

O toi qui méritas la couronne de chêne au Capitole et l’honneur de ceindre ton front de ses premières branches, Colinus, si tu sais être sage, mets à profit tous tes jours, et songe sans cesse que le dernier est arrivé pour toi. Personne encore n’a pu fléchir les trois fileuses : elles sont inexorables au jour qu’elles ont fixé. Quand tu serais plus riche que Crispus, plus inébranlable que Thraséas lui-même, plus élégant que le brillant Melior, Lachésis n’ajoute rien à sa tâche, elle dévide les fuseaux de ses sœurs, et l’une des trois coupe toujours le fil.

La vie aux champs (I, 55)

Vota tui breuiter si uis cognoscere Marci,
Clarum militiae, Fronto, togaeque decus,
Hoc petit, esse sui nec magni ruris arator,
Sordidaque in paruis otia rebus amat.
Quisquam picta colit Spartani frigora saxi
Et matutinum portat ineptus Haue,
Cui licet exuuiis nemoris rurisque beato
Ante focum plenas explicuisse plagas
Et piscem tremula salientem ducere saeta
Flauaque de rubro promere mella cado?
Pinguis inaequales onerat cui uilica mensas
Et sua non emptus praeparat oua cinis?
Non amet hanc uitam quisquis me non amat, opto,
Viuat et urbanis albus in officiis.
Si tu veux connaître brièvement les
vœux de ton Marcus, Fronto, gloire éclatante de la vie militaire et de la toge, ce qu’il réclame, c’est d’être laboureur d’un domaine pas bien grand, et il aime les humbles loisirs dans ses petites propriétés. Qui donc cultive les glaciales mosaïques de Sparte et porte gauchement un « have » matinal, s’il lui est permis, heureux de ses dépouilles, de dérouler devant le feu des filets pleins de gibier du bois et du champ , et de conduire le poisson qui saute, au moyen d’une ligne tremblante ? Et de tirer le miel blond de la jarre rouge ? Lui dont une grasse fermière charge la table bancale, et dont la cendre non achetée cuit ses propres œufs ? Quiconque ne m’aime pas, qu’il n’aime pas cette vie : je lui souhaite de vivre bien blanc dans les devoirs citadins.

Sur Curiatus (I, 60)

Ardea solstitio Castranaque rura petantur
quique Cleonaeo sidere feruet ager,
cum Tiburtinas damnet Curiatius auras
inter laudatas ad Styga missus aquas.
Nullo fata loco possis excludere: cum mors
uenerit, in medio Tibure Sardinia est.

Pendant le solstice, allons à Ardée et aux champs de Castium, ou dans les plaines brûlées par l’astre de Cléonée ; Curiatius a maudit le ciel de Tibur, lorsque, des eaux si vantées de ce séjour, il est descendu aux rives du Styx. Point de lieu sur la terre où l’on puisse éviter sa destinée ; quand la mort vient, la Sardaigne est au milieu de Tibur.

Un art de vivre (V, 20)

Si tecum mihi, care Martialis1,
securis liceat frui diebus,
si disponere tempus otiosum
et uerae pariter uacare uitae :
nec nos atria nec domos potentum
nec litis tetricas forumque triste
nossemus nec imagines superbas2 ;
sed gestatio, fabulae, libelli,
campus, porticus, umbra, Virgo3, thermae,
haec essent loca semper, hi labores.
Nunc uiuit necuter sibi, bonosque
Soles4 effugere atque abire sentit,
qui nobis pereunt et inputantur.
Quisquam uiuere cum sciat, moratur?
S’il m’était permis, mon cher Martial, de jouir avec toi des jours tranquilles, s’il m’était permis d’organiser nos loisirs, et de même d’avoir en toute liberté une vie authentique, nous ne connaîtrions ni les atriums ni les demeures des puissants, ni les sombres procès ni le sinistre forum, ni les orgueilleux portraits ; mais la promenade en voiture, les conversations, les opuscules, le Champ de Mars, le Portique, l’ombre, l’Aqua Virgo, les Thermes, tels seraient nos lieux favoris, telles seraient nos occupations. Mais en réalité aucun de nous ne vit pour lui-même, et ne sent les beaux jours fuir et s’en aller, qui pourtant sont perdus pour nous et sont portés à notre compte. Alors que l’on sait vivre, refuse-t-on ?
      1. C’est un ami de Martial, comme lui client désargenté, qui s’adresse à lui.
      2. imagines superbas : portraits placés dans l’atrium, et que le client a tout loisir de contempler en attendant le
        bon vouloir du patron.
      3. Virgo : l’Aqua Virgo, source froide dont les eaux, amenées à Rome par l’aqueduc d’Agrippa,
        construit en 19 av. J-C, alimentait des piscines.
      4. Soles dies.

épitaphe pour une petite fille (V, 34)

Hanc tibi, Fronto pater, genetrix Flaccilla, puellam
oscula commendo deliciasque meas,
paruola ne nigras horrescat Erotion umbras
oraque Tartarei prodigiosa canis.
Impletura fuit sextae modo frigora brumae,
uixisset totidem ni minus illa dies.
Inter tam ueteres ludat lasciua patronos
et nomen blaeso garriat ore meum.
Mollia non rigidus caespes tegat ossa nec illi,
terra, grauis fueris: non fuit illa tibi.
Cette fillette, Fronto mon père, et toi Flacilla ma mère, je vous la
recommande, joie de mes lèvres et mes délices, afin que la toute petite Erotiôn n’ait pas peur des ombres noires et de la gueule monstrueuse du chien du Tartare. Elle n’allait vivre que le froid de son sixième hiver, si elle n’avait vécu autant de jours en moins. Qu’elle joue, joyeuse, parmi des maîtres aussi âgés, et qu’elle répète mon nom de sa bouche balbutiante. Qu’un gazon rude ne couvre pas ses os fragiles ; et ne pèse pas sur elle, Terre : elle ne pesa pas sur toi.

Thaïs et Læcania (V, 43)

Thaïs habet nigros, niueos Laecania dentes.
                   Quae ratio est ? Emptos haec habet, illa suos.

Thaïs à les dents noires, Læcania les a blanches.
                             Quelle en est la raison ? Celle-ci les a achetées, celle-là a les siennes…

Contre le mauvais poète Pontilianus (VII, 3)

Cur non mitto meos tibi, Pontiliane, libellos ?
Ne mihi tu mittas, Pontiliane, tuos.

Pourquoi ne t’envoyé-je pas mes petits livres, Pontilianus ?
C’est pour que te ne m’envoies pas les tiens, Pontilianus.

Nostalgie (X, 96)

Saepe loquar nimium gentes quod, Auite, remotas,
Miraris, Latia factus in urbe senex,
Auriferumque Tagum sitiam patriumque Salonem
Et repetam saturae sordida rura casae.
Illa placet tellus, in qua res parua beatum
Me facit et tenues luxuriantur opes :
Pascitur hic, ibi pascit ager; tepet igne maligno
Hic focus, ingenti lumine lucet ibi ;
Hic pretiosa fames conturbatorque macellus,
Mensa ibi diuitiis ruris operta sui;
Quattuor hic aestate togae pluresue teruntur,
Autumnis ibi me quattuor una tegit.
I, cole nunc reges, quidquid non praestat amicus
Cum praestare tibi possit, Auite, locus.
Tu t’étonnes, Avitus, que je parle si souvent des nations éloignées, moi qui ai vieilli dans une ville du Latium, de ce que j’ai soif du Tage porteur de fer et du Xalon de ma patrie, et de ce
que je réclame l’âpre campagne de ma ferme bien fournie. Elle me plaît cette terre dans laquelle un petit bien me rend heureux et où une faible richesse est abondance : ici on nourrit le sol,
là-bas, il nous nourrit. Ici mon foyer tiédit d’un maigre feu, là-bas il resplendit d’une éclatante lumière ; ici la faim est coûteuse et le marché ruineux ; là-bas, la table est couverte des richesses de sa campagne. Ici on use en été quatre toges ou plus, là-bas une seule me couvre durant quatre automnes. Va, fais maintenant ta cour aux grands personnages, Avitus, alors qu’un lieu pourrait t’offrir
tout ce qu’un protecteur ne t’offre pas.

La vie à Rome (XII, 57)

Cur saepe sicci parua rura Nomenti
Laremque uillae sordidum petam, quaeris?
Nec cogitandi, Sparse1, nec quiescendi
In urbe locus est pauperi. Negant uitam
Ludi magistri mane, nocte pistores,
Aerariorum marculi die toto;
Hinc otiosus sordidam quatit mensam
Neroniana nummularius massa,
Illinc balucis2 malleator Hispanae
Tritum nitenti fuste uerberat saxum;
Nec turba cessat entheata Bellonae3,
Nec fasciato naufragus loquax trunco4,
A matre doctus nec rogare Iudaeus,
Nec sulphuratae lippus institor mercis.
Numerare pigri damna quis potest somni?
Dicet quot aera uerberent manus urbis,
Cum secta Colcho Luna uapulat rhombo5.
Tu, Sparse, nescis ista6, nec potes scire,
Petilianis delicatus in regnis,
Cui plana summos despicit domus montis,
Et rus in urbe est uinitorque Romanus
Nec in Falerno colle maior autumnus,
Intraque limen latus essedo cursus,
Et in profundo somnus, et quies nullis
Offensa linguis, nec dies nisi admissus
Nos transeuntis risus excitat turbae,
Et ad cubilest Roma. Taedio fessis
Dormire quotiens libuit, imus ad uillam.
Pourquoi je gagne souvent la petite campagne du Nomentum aride, et pourquoi je cherche le pauvre foyer de ma propriété, tu le demandes ? Il n’y a pas de lieu, Sparsus, où penser ni se reposer en ville pour le pauvre. Les maîtres d’école nous empêchent de vivre le matin, la nuit ce sont les boulangers et tout le jour les forgerons. ici un banquier oisif fait résonner sa table avec un tas de pièces à l’effigie de Néron. Là-bas un batteur d’or d’Espagne frappe la pierre usée de son maillet brillant. La foule délirante de Bellone n’arrête pas, ni le naufragé bavard au torse emmailloté, ni le Juif qui a appris de sa mère à mendier, ni le marchand d’allumettes aux yeux gonflés. Qui peut compter les dommages faits à un sommeil paresseux ? Il dira combien de mains dans la ville frappent l’airain, lorsque le quartier de lune reçoit des coups par le fuseau de Colchide. Toi, Sparsus, tu ne connais pas ces choses-là et tu ne peux les connaître, toi qui vis délicatement dans le royaume de Pétilius, toi pour qui la terrasse ouvre sur les plus hautes montagnes, et qui possèdes la campagne dans Rome, et qui as un vigneron romain – et sur les collines de Falerne il n’est pas de vendanges automnales plus abondantes – et à l’intérieur de ton seuil, il y a un large espace pour ton char, toi pour qui le sommeil et le repos au fond de ta maison n’est offensé par nulle langue, et chez qui le jour n’entre que s’il est admis. Quant à nous, les rires de la foule qui passe nous réveillent, et Rome est à côté de notre lit. Chaque fois qu’épuisés et dégoûtés nous voulons dormir, nous allons à notre maison de campagne.
      1. Sparsus : riche ami de Martial et de Pline le Jeune
      2. il s’agit de fragments ou de poussière d’or, qu’on agglomérait à coups de marteau pour en faire des feuilles.
      3. Les prêtres de Bellone défilaient en faisant un horrible vacarme
      4. le « naufragé » a le torse emmailloté pour faire croire qu’il a été blessé dans le naufrage !
      5. Colcho rhombo : « par le fuseau de Colchide ». La Colchide, patrie de Médée, donnait naissance, croyait-on, à des sorcières. On pensait que celles-ci provoquaient avec leur fuseau des éclipses de lune : on essayait alors d’aider l’astre en frappant sur des vases d’airain.
      6. Sparsus habite aussi Rome, mais dans une demeure bâtie au centre de vastes jardins, sur la colline du Janicule, et qui appartenait auparavant à Pétilius.