Le temps dans les « Travaux et les Jours »

Longtemps pris pour un buste du philosophe romain Sénèque, ce buste pourrait en fait représenter Hésiode. Copie romaine d’un original hellénistique. Domaine public, via Wikicommons

Les Travaux et les jours se présentent schématiquement en deux parties : la première replace le présent humain dans un vaste panorama mythique, évoquant le mythe de Prométhée et celui de Pandore, et inscrivant l’humanité de son époque dans une succession de « races » toujours plus dégradée et sujette au mal… La seconde, plus personnelle et plus didactique, s’adresse à son frère Persès, un incapable notoire : il s’agit de lui enseigner comment gérer un modeste domaine agricole.

Les deux parties sont donc sous le signe du temps, et d’un temps cyclique, donc plus ou moins prévisible : le temps long pour la première, le cycle annuel pour la seconde.

Le temps du mythe

Le temps des dieux

Les dieux grecs sont soumis au temps, comme au destin, et ils ont une histoire, qu’Hésiode nous a racontée dans son premier poème, la Théogonie. S’ils sont immortels, ils ont eu une naissance, souvent douloureuse, une enfance, et ils ont dû s’affirmer contre d’autres dieux plus primitifs, parfois leurs propres parents, pour conquérir leur trône et imposer leur ordre : tel est le cas de Zeus, qui dut vaincre les Titans et soumettre son propre père Cronos…

Quant à l’histoire des relations entre les hommes et les dieux, elle aussi fut mouvementée ; la première partie des Travaux et les Jours nous rappelle que Prométhée vola à Zeus le feu, et que pour se venger, celui-ci ordonna d’envoyer aux hommes un « beau fléau », en la personne de Pandora…. la femme éternelle, qui refusa d’obéir aux ordres, ouvrit la jarre qui renfermait tous les maux, mais y laissa enfermée l’espérance… Une légende quelque peu misogyne, certes : mais qui s’en indignait alors ?

Le temps des hommes

Les légendes autour de l’origine des hommes ne manquent pas ; Hésiode choisit une version originale et assez pessimiste. Au départ, dit-il, régnait une race d’or, qui vivait en paix et ignorait le mal ; mais les hommes sont mortels, et bientôt lui succéda une race d’argent assez étrange : après une interminable enfance, les hommes de cette race deviennent des adultes agressifs et remplis d’orgueil, qui se battent entre eux et méprisent les dieux… Puis surgit une troisième race, celle de bronze, toute entière vouée à la violence et à la guerre. La chute connaît alors une interruption, avec la race des héros (ceux de l’épopée des Argonautes et de l’Iliade), tout aussi violente, mais valeureuse et sensible à la justice. Enfin, l’histoire se termine au présent, avec la race de fer. Le mal domine absolument, mais il reste encore des traces de la justice… pour un temps. Le futur risque bien de signifier la victoire sans partage de la brutalité et de la haine, jusqu’à l’extinction totale… et peut-être un retour du cycle ?

Le temps des hommes et celui des dieux, ces temps sans date ni calendrier, semblent donc suivre deux chemins opposés : du côté des dieux, c’est une ascension vers un monde ordonné, soumis au droit et à la justice. Au commencement était le chaos, puis ce fut le règne des Titans et des dieux primitifs, qui ne connaissaient que la force et la violence. La victoire de Zeus est celle de la lumière, et d’une forme de cité, où les relations inter-personnelles obéissent à des lois et à des principes. Zeus représente la victoire de la civilisation sur la barbarie.

Le temps des hommes semble suivre le chemin inverse. Au règne de l’harmonie, du respect et de la loi succèdent des ères de plus en plus soumises aux intérêts personnels, à la brutalité et à la violence ; les serments n’ont plus aucune valeur, les fils tuent leurs pères ou les laissent mourir de faim, les frères s’entretuent… et face à ce spectacle, la Justice, fille de Zeus, quitte la terre et se réfugie dans l’Olympe.

Tel est probablement le sens de la seconde partie, et son lien avec la première : en travaillant honnêtement, en accomplissant sa tâche en temps et en heure, selon les lois de la nature, l’homme peut encore retarder ou empêcher le triomphe du mal et du chaos, enrayer la chute de cette « race de fer » à laquelle il appartient…

Le temps humain

῾Ωραῖος : « au bon moment »

S’il est un terme qui revient souvent sous le calame d’Hésiode, c’est bien celui d’ ὡραῖος. Cet adjectif dérive du nom ὥρα, (hora) qui en grec désigne toutes les divisions du temps ; pour Hésiode il s’agit essentiellement des saisons, c’est-à-dire du moment précis où doivent s’accomplir telles ou telles tâches. Plus rarement, il s’agit des heures (le mot dérive de la même étymologie) : les Travaux et les Jours offrent la première occurrence d’un temps précis pour la prière aux dieux,

« quand tu te couches, et quand la saint lumière revient » (v. 339).

Pour que le blé, qui constitue l’essentiel de la récolte, mûrisse à temps et permette d’échapper à la perpétuelle menace de la misère et de la faim, il est essentiel que chacun des travaux des champs soit effectué au moment propice. Mais comment déterminer celui-ci ? En ces temps où l’être humain, en phase avec la nature, passait sa vie à observer les signes que celle-ci lui adressait, trois méthodes prévalaient.

  • La première et la plus immédiate était l’observation du climat, d’où cette formule qui peut paraître étrange :

« Telle est la loi des champs […] : semer nu, labourer nu, moissonner nu… » (v. 390-391)

Elle signifie simplement que pour ces travaux il faut choisir la saison où l’on peut se passer de manteau, et se contenter d’une simple tunique : de la fin de l’hiver jusqu’à l’automne, avant les gelées… Les pluies d’automne sont aussi un bon indicateur :

« quand Zeus tout-puissant fait pleuvoir en automne » (v. 415-416),

il est temps de couper le bois qui servira à fabriquer les charrues… Enfin, l’hiver, ses tempêtes et le glacial vent du Nord signifient non le moment de rentrer au logis. Et malheur à celui qui manque une étape :

« Si tu laboures la terre divine au solstice d’hiver, tu récolteras assis le peu qui tiendra dans ta main… »

Il s’agit du labour postérieur aux semailles, destiné simplement à recouvrir le grain.

  • La seconde méthode pour déterminer la « bonne saison », c’est l’observation des animaux et dans une moindre mesure des plantes. Ainsi, en est-il du cri de la grue en octobre :

« Fais attention, dès que tu entendras la voix de la grue poussant son cri aigu de chaque année du haut des nuages, elle t’apporte le signal des semailles et annonce l’hiver pluvieux ». (v. 448-451)

De même, à l’étourdi qui a laissé passer le solstice, le chant du coucou offre une deuxième chance :

« Quand le coucou commence à chanter dans les feuilles du chêne,

pourvu qu’alors, le troisième jour, Zeus pleuve sans arrêt

sans dépasser le sabot d’un bœuf ni lui être inférieur :

ainsi le laboureur tardif égalera le laboureur précoce. »

Le coucou chante en avril : un printemps pluvieux fait donc espérer de bonnes récoltes. Puis, comme pour nous, l’hirondelle fait le printemps :

« L’hirondelle au cri aigu, fille de Pandion s’élance vers la lumière tandis que pour les hommes le printemps s’installe à nouveau » (v. 568-569).

Plus original, l’escargot est mis lui aussi à contribution :

« Mais quand le porte-maison monte de la terre sur les arbres, fuyant les Pléiades, alors plus de binage des vignes, mais aiguisez les faux et réveillez les serviteurs… »

Pour les navigateurs, c’est encore la nature qui marque une saison favorable aux voyages, moins sûre que celle de l’été mais néanmoins utile :

« Quand pour la première fois, aussi grandes que la trace laissée à terre par la corneille, apparaissent à l’homme les feuilles au sommet du figuier »

Mais plus encore que le printemps, c’est l’été qui se manifeste par le plus de signes, car c’est la saison des moissons, celle qui décidera de la prospérité ou de la misère de toute une année :

« Quand fleurit le chardon et que la cigale sonore posée sur un arbre répand son chant mélodieux, au battement pressé de ses ailes, à la saison de l’épuisant été, alors les chèvres sont plus grasses, et le vin est le meilleur, les femmes les plus ardentes, et les hommes les plus faibles. » (v. 582-586)

  • Cependant, c’est à la lecture des astres que l’on a recours pour une datation plus précise – ces étoiles que chacun pouvait alors observer dès l’enfance, dans un ciel dans sa pureté native, sans la moindre pollution lumineuse… Le plus pauvre des bergers devait alors connaître par cœur ce sublime spectacle, et savoir reconnaître les constellations et leurs mouvements. Hésiode nous en propose plusieurs exemples.

Ainsi c’est le « lever des Pléiades, filles d’Atlas » qui annonce le début des moissons ; c’est ici la première mention littéraire de cette constellation, composée d’environ cinq-cents étoiles, dont sept sont visibles à l’œil nu.

Les neuf principales étoiles composant les Pléiades
NASA, ESA and AURA/Caltech, Public domain, via Wikimedia Commons

Les solstices sont également des moments importants, comme on l’a vu plus haut ; plus sûr que l’arrivée des hirondelles, on peut compter soixante jours après le solstice d’hiver (c’est-à-dire aux alentours du mois de mars), ce qui coïncide avec le lever d’Arcture :

« Quand Zeus a achevé soixante jours d’hiver après le solstice, alors l’étoile Arcture, laissant le cours sacré de l’Océan, resplendissante se lève pour la première fois à la fin de la nuit. » (v. 564-567)

L’Arcture est une étoile appartenant à la constellation du Bouvier, en face de la Grande Ourse.

C’est aussi le solstice d’été qui indique aux marins le meilleur moment pour prendre la mer, qui ne dure que cinquante jours après cette date déterminante… La connaissance du ciel revêt une importance encore plus grande pour la navigation, activité dangereuse par excellence, et concentrée sur deux courtes périodes… Pour Hésiode, un terrien qui avoue ne rien connaître à la marine, les astres servent exclusivement à s’orienter dans le temps, et non dans l’espace… Pourtant cet usage était connu dès Homère… On notera par ailleurs qu’Hésiode ignorait encore les équinoxes, qui n’apparaîtront dans la littérature qu’au IVe s. av. J-C, dans les textes hippocratiques.

Autre étoile mentionnée, Sirius, qui incarne la canicule, indique l’arrivée de l’automne quand

« au-dessus de la tête des infortunés humains il chemine peu de jour, et jouit davantage de la nuit » (v. 417-419)

L’automne apporte son lot de travaux : la constellation Orion invite à fouler le blé ; quant aux vendanges, elles ont lieu

« Quand Orion et Sirius ont atteint le milieu du ciel, et qu’Aurore aux doigts de rose voit Arcture, alors, Persès, cueille toutes tes grappes et ramène-les chez toi.

Le temps d’Hésiode est cyclique : on revient enfin au temps des semailles,

« quand plongent les Pléiades, les Hyades et la force d’Orion, alors souviens-toi que c’est la saison des semailles. (v. 615-617)

La « saison », ὥρα en grec, est donc une donnée essentielle, que l’homme sage se gardera de négliger : tout retard peut condamner à la pénurie et à la faim. Les dieux eux-mêmes en ont décidé ainsi, et le respect du « bon moment » a donc un caractère sacré, que l’on retrouvera par exemple dans les « Fastes » : le temps est tout entier régi par des lois divines.

Le calendrier

Existait-il un calendrier à l’époque d’Hésiode ? La réponse est oui, et le texte nous en livre un indice. Dans sa description de l’hiver, notre poète mentionne le mois de « Lénaion », à cheval sur janvier et février, et qui plus tard sera nommé « Gamélion », caractérisé par le souffle furieux de Borée, le vent du Nord, et par un froid glacial. Le mot qui désigne le mois, μήν, est de la même famille que le mot « lune », μηνάς ou μήνη. L’année était donc certainement divisée en « lunaisons » de 30 jours, avec un mois intercalaire pour « rattraper » l’année solaire de 365 jours… Un système imparfait, certes, mais il faudra attendre l’époque romaine pour qu’il soit réellement corrigé.

La dernière partie des Travaux porte justement sur l’alternance de jours « fastes », où le travail était productif, et « néfastes » où il fallait se garder de toute initiative ; l’on y retrouve l’organisation du mois en trois décades, sans qu’Hésiode se montre trop précis. Ce passage peut nous sembler obscur, et quelque peu arbitraire. Pourquoi, en effet, « le premier, le quatrième et le septième » jour du mois sont-ils particulièrement sacrés ? S’agit-il du souvenir d’une ancienne numérologie ? C’est en effet un sept du mois, nous rappelle Hésiode, que

« Létô mit au monde Apollon à l’épée d’or ».

Le douze du mois semble aussi une date particulièrement propice aux travaux ménagers… Est-ce lié aux phases de la lune ? Le douze du mois correspondrait à la lune croissante, autour du premier quartier… Tout cela reste cependant bien flou.

L’on retiendra seulement sa conclusion :

« Heureux et fortuné celui qui, sachant tout cela des jours, travaille sans offenser les Immortels, en distinguant les présages et en évitant les fautes. » (v. 826-828)