Paul Éluard, « l’Amour la Poésie » (1929)

Paul Éluard en 1945, Studios Harcourt

Le recueil

Daté de 1929, quelque mois avant la séparation du poète et de sa femme Gala, le recueil est dédié à celle-ci : « À Gala, ce livre sans fin« .

Il est formé de trois parties :

  1. « Premièrement » (29 poèmes) ;
  2. « Seconde nature » (22 poèmes) ;
  3. « Comme une image » (14 poèmes).

C’est un recueil assez bref, 36 pages dans l’édition de la Pléiade.

« La Terre est bleue… »

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.

Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.

Paul Éluard, L’amour la poésie, 1929

Désigné par son incipit, le poème « La terre est bleue comme une orange » est le septième de la première partie, « Premièrement ». Composé de 16 vers en deux strophes de 9 et 7 vers libres, c’est-à-dire non rimés, de longueur variable, et dépourvus de ponctuation. Apparemment énigmatique, le poème évoque à la fois le pouvoir du langage, et la beauté de la femme aimée.

Strophe 1

Le poème commence par une assertion : « La terre est bleue comme une orange », qui cumule les images :

  • La terre est bleue : en 1929, personne n’avait vu la Terre depuis l’espace, et n’avait donc pu constater qu’elle est effectivement bleue ; l’image s’est donc imposée, spontanément, dans une sorte de confusion entre la terre et le ciel. On peut aussi imaginer l’influence lointaine des peintres fauvistes, présentant parfois le ciel, le sol, avec des couleurs inhabituelles. Enfin, le bleu, couleur du ciel, symbolise la pureté et le bonheur.
  • comme une orange : là encore, on assiste à un glissement : on aurait attendu « la terre est ronde comme une orange » (l’image eût alors été habituelle, banale), ou une comparaison avec un objet bleu. Ici, l’insolite, donc l’image, l’ouverture poétique, naît de ces glissements. L’ensemble crée une image de la Terre comme une sphère – figure de la perfection selon les philosophes antiques, et de la plénitude – tandis que l’orange, fruit encore rare et exotique à l’époque, évoque la gourmandise, la fête (on offrait des oranges à Noël), et la couleur du soleil.
  • Le bleu et l’orange représentent peut-être Gala : dans Capitale de la Douleur, il mentionne sa « chevelure d’oranges dans le vide du monde« , et dans le poème 27 de « Premièrement », dans l’Amour la poésie, il la décrit comme « une étoile nommée azur / et dont la forme est terrestre« . Il associe donc la femme et la Terre.

Le vers suivant semble répondre à une objection, dans une sorte de dialogisme : « jamais une erreur les mots ne mentent pas« . On peut voir ici la figure de la parembole, c’est-à-dire un commentaire sur le texte lui-même, ici du premier vers. Ces deux vers apparaissent presque comme un manifeste du Surréalisme : les images nées spontanément, sans le secours de la raison, font naître une autre réalité, une « sur-réalité » plus intéressante que le réel.

Le « vous » du 3ème vers est peut-être une adresse au lecteur, celui-là même à qui parlait le vers précédent ; « ils ne vous donnent plus à chanter » serait une sorte d’adieu à la poésie lyrique classique…

Les vers 4 et 5 introduisent l’amour : « baisers, « fous », « amours », qui doivent « s’entendre » – s’harmoniser, être d’accord, ou bien s’entendre au sens auditif du terme ? C’est au lecteur seul de choisir, et l’on ne peut s’empêcher de songer à la réponse de Rimbaud à un quidam qui lui demandait ce que signifiaient ses poèmes : « Ça veut dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. »

Les quatre derniers vers de la strophe évoquent la Femme aimée ; celle-ci se trouve donc au cœur du poème.

« Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue »

Ici, la syntaxe est bousculée, contrairement aux vers précédents : aucun verbe conjugué, des termes juxtaposés qui dessinent une sorte de portrait éclaté (bouche, sourire, vêtements) ; une image ambiguë, à la fois positive (« alliance », « sourires », « indulgence ») et inquiétante : les secrets évoquent du non-dit, et les vêtements ne la couvrent pas vraiment. C’est peut-être le signe d’une certaine inquiétude du poète, qui sent que la femme lui échappe…

La place essentielle de la Femme se manifeste, notamment, par la présence quasi exclusive des mots féminins dans tout le poème : « terre », « orange », « erreur », « bouche d’alliance », « indulgence », « guêpes », « aube », « fenêtres », « ailes », « feuilles », « joies solaires », « terre », « beauté ».

Strophe 2

Les quatre premiers vers reviennent à des phrases assertives parfaitement construites, qui semblent décrire un paysage matinal :

  • « Les guêpes fleurissent vert » : si le vers est harmonieux (assonance en [è]), si l’on retrouve les couleurs franches du vers 1 (le vert, symbole de printemps, de vie), la guêpe introduit une vague inquiétude : c’est un insecte familier, mais qui pique…
  • « L’aube se passe autour du cou / un collier de fenêtres » : l’aube est ici personnifiée, comme chez Rimbaud (« J’ai embrassé l’aube d’été… ») ; comme une femme elle se met un collier (image érotique des bijoux, qui rappelle Baudelaire)… un collier fait de « fenêtres » : la connotation évoque la lumière, et rappelle également le poème en prose de Baudelaire, « Les Fenêtres« . Par cette image, Éluard transforme l’aube en une sorte de géante, exactement comme chez Rimbaud.
  • « Des ailes couvrent les feuilles » : probablement des ailes d’insectes, les guêpes, ou des papillons.

Ces quatre verts créent une atmosphère paisible, colorée et lumineuse, à la fois familière et fantastique. En même temps, les guêpes introduisent une nuance plus négative. Cette ambiguïté rappelle celle de la femme : celle-ci se confond avec la nature.

Les trois derniers vers s’adressent directement à la femme aimée « tu as… » ; c’est une célébration de la femme assimilée au soleil : « joies solaires« , « tout le soleil« … et le poème s’achève sur le mot « beauté », qui résume le portrait. On notera l’anaphore de « tous, toutes » ; cela renvoie à « tous les secrets tous les sourires » de la 1ère strophe. Ici la femme a « toutes les joies solaires / tout le soleil » :  elle concentre en elle tout l’univers.

Conclusion

Ce poème est caractéristique du Surréalisme, dont il célèbre les principales valeurs : la sensualité et l’amour-passion, la recherche d’images insolites donnant accès à une « autre réalité ».