Textes étudiés
Les Illuminations ont été écrites entre 1872 et 1875, et comprennent 54 poèmes ; ceux-ci ont été mis au propre, et peut-être partiellement rédigés, au cours d’un voyage à Londres en 1874, en compagnie de Germain Nouveau ; ils seront partiellement publiés en 1886 – Rimbaud avait alors abandonné la poésie depuis plus de 10 ans – avec une préface de Verlaine. La seconde publication aura lieu en 1895, après la mort de Rimbaud.
« Ouvriers »
Un récit allusif :
- Le temps : paradoxe de la « chaude matinée de février » qui suggère l’exotisme de l’hémisphère sud, ce qui se confirme par les nombreuses occurrences du Sud ; temps de la description et du récit : imparfait, passé simple : on a affaire à un récit entremêlé de description, peut-être l’imitation d’un début de roman.
- Le lieu :
- le Sud , connoté négativement : « sud inopportun », qui rappelle de fâcheux souvenirs d’enfance (4ème §), et qui se traduit par un paysage avare, pauvre et desséché ;
- Une banlieue ; attention, au XIXème siècle, la banlieue est un lieu intermédiaire entre ville et campagne : jardins maraîchers, petites maisons ; sert de lieu de promenade aux citadins. D’où, ici, les « jardins » et les « prés ».
- la ville : indiquée par les « fumées » et les « bruits de métiers » elle évoque Paris, ou plutôt Londres, où le poète a vécu une période difficile avec Verlaine. Voir la Saison en enfer.
- Enfin l’exotisme , qui contredit l’identification autobiographique de la ville à Londres, et brouille les pistes : prénom Henrika, habit de coton, allusions au Sud.
- Les personnages : le narrateur, et une femme nommée Henrika qu’il appelle « ma femme » : couple doublement marginalisé parce que pauvre et jeune (« jeune misère, orphelins fiancés »). Un couple misérable, qui ne ressent plus
tout à fait les mêmes choses ( Henrika garde un peu d’émerveillement enfantin pour les petits poissons de la « flache », terme dialectal pour « flaque »). - Ce texte évoque donc le début d’un roman , qui ne sera jamais achevé : esthétique du fragment. Les Illuminations proposent des visions, des fragments de réel ou de rêve, qui restent toujours en suspens. Un certain misérabilisme, une attention aux « petits faits vrais » (les poissons) : Rimbaud parodie ici le roman réaliste et naturaliste. Le récit est au passé, donc évoque mélancoliquement une situation disparue. Sens du titre : « ouvriers » évoque un univers urbain misérable, les classes dangereuses (cf. Dickens, ou les déambulations de Dorian Gray dans le roman d’O. Wilde) : cet intérêt pour ces milieux sociaux est un aspect de la modernité.
Spleen et idéal :
Le spleen :
Le spleen est une notion baudelairienne – et l’on sait que Rimbaud admirait profondément son aîné dont la 2ème édition des Fleurs du mal avait été réalisée à titre posthume en 1868. Ce mot d’origine anglaise (il signifie « rate ») désigne un état qui peut aller de la mélancolie à la crise de dépression accompagnée de visions terrifiantes. Ici l’on peut parler de spleen, au vu de la multiplication des connotations axiologiques négatives : « inopportun, absurdes, misère, bien plus triste qu’un deuil, temps couvert, vilaines odeurs, jardins ravagés, prés desséchés, fatiguer, misérables incidents, désespoirs d’été (noter à nouveau l’inversion des valeurs : le Sud, l’été sont synonymes ici de chaleur accablante), avare pays, orphelins… » Le goût pour le négatif, et l’insistance sur les détails sordides (vilaines odeurs) peut faire songer à la fois à une certaine ironie de la part de Rimbaud, et aussi à une parodie du naturalisme. Dans tous les cas, le sens du texte est à chercher notamment dans une intertextualité, plus que dans des référents biographiques.
L’idéal :
On le trouve dans des exclamations qui marquent l’aspiration à autre chose : « Ô l’autre monde« , ou dans les allusions à un manque, une privation : force et science. Un autre monde se désigne donc en filigrane, par opposition à celui qui nous est décrit : l’ombre s’oppose à la sécheresse, la richesse à l’aridité, la force à la fatigue…
Les derniers mots du texte sont au futur, comme souvent dans les Illuminations : voir « Après le Déluge », « A une Raison », « Villes II », « Nocturne vulgaire », « Solde » ou encore « Soir historique ». Ici, l’ouverture vers le futur se fait par une réaction des personnages, et en particulier du Narrateur, qui semble prendre une décision : « non, nous ne passerons pas l’été... »
Un sursaut et un espoir que contredisent bien des poèmes qui n’envisagent l’avenir que sous un jour de catastrophe : cf. « Soir historique », évoquant une Apocalypse. Cette intrusion du futur évoque aussi un jeu sur les temps : le récit à l’imparfait évoque un récit rétrospectif : le narrateur se situe après l’action qu’il décrit. Mais le futur semble indiquer, au contraire, qu’il se trouve encore dans cette situation… Cela contribue à l’ambiguïté du texte.
Les Ponts
Il s’agit d’un texte court, d’un seul tenant, qui exprime la fulgurance d’une apparition et d’une disparition sans la moindre explication. La parataxe domine : regard, vision. Enfin, le texte est coupé de toute référence extérieure : articles indéfinis.
Il a pour titre « Les Ponts » : le pluriel indique la prolifération d’une réalité familière, puis étrange.
Une première partie du texte dessine un tableau, avec le vocabulaire de la peinture : « des ciels », couleurs (gris, rouge, grise et bleue, blanc : couleurs froides sur lesquelles tranche le rouge), formes géométriques : droits, bombés, angles, figures… On a l’impression d’un tableau géométrique, qui préfigure le cubisme. Fascination pour les architectures métalliques, nouvelles à l’époque. Phrases nominales, tantôt lapidaires (la première : le « cristal », lumineux, illumine le « gris »), ou
complexes (la seconde) : cette alternance crée un rythme. Complexité du dessin, lumière (« circuits éclairés du canal »), jeux de reflets. Le regard semble chavirer : ce sont les rives qui « s’amoindrissent » ! Rives et ponts sont « chargés », de dômes ou de masures (maisons misérables) : l’architecture est proliférante.
La description semble objective : absence totale du sujet regardant.
Deuxième partie : apparition d’un autre thème : soudain les lignes dessinées par les ponts forment une portée musicale, et la scène s’anime. Apparition du sujet (« on distingue« ), de personnages (« veste rouge« , métonymie). et d’un vocabulaire musical : « accords mineurs, cordes« , (jeu sur la polysémie : il peut s’agir aussi des câbles qui tiennent les ponts suspendus) etc. On a l’impression d’entendre des bribes de musiques inindentifiables, et hétéroclites : concerts seigneuriaux, hymnes, airs populaires… Bribes de musiques, costumes : on est dans une fête rêvée, la réalité de l’être ne nous est pas donnée. Deux tableaux se superposent donc, comme dans un univers onirique. (cf. Aube)
Enfin, une troisième partie déceptive : retour brutal au réel, dont on ne sait s’il concerne uniquement la seconde partie (cet étrange concert) ou l’ensemble du texte.
« Ville »
Un aspect autobiographique ?
Dès les premiers mots du texte, nous sommes situés dans un discours à la première personne, qui ressemble à un début d’autoportrait ou d’autobiographie. Il sera ensuite question de « ma fenêtre », « mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur »… On peut donc légitimement penser à un texte appartenant à « l’écriture de soi », autobiographie ou autofiction. par ailleurs, l’image atroce qui nous est donnée de l’Angleterre peut nous laisser penser que le texte fait allusion au séjour à Londres, et a peut-être été écrit en 1872. « métropole crue moderne » (noter la modalisation qui introduit le doute ; crue par qui ?),allusion au « continent » auquel s’oppose l’univers décrit, « l’épaisse et éternelle fumée de charbon » (Londres, ville industrielle, souffrait déjà du « smog », et enfin le mot « cottage » qui est un anglicisme. Le rapprochement de l’Amour et du Crime est peut-être une allusion à ses relations avec Verlaine (relations considérées à l’époque comme criminelles, et poursuivies comme telles). Pourtant, le plus souvent, le réfèrent autobiographique que l’on croit déceler dans les Illuminations est un leurre : les éléments personnels constituent tout au plus des matériaux pour des constructions qui s’édifient dans un autre espace (et parfois un autre temps : cf. « Villes I » : syncrétisme de plusieurs villes et de plusieurs époques).
Une utopie ou une contre-utopie ?
- Une description au présent qui marque le constat : le narrateur décrit ce qu’il voit. Il s’adresse au lecteur et le
prend à témoin : « vous ». - Opposition entre une métropole peut-être imaginaire et le « continent » ; il s’agit donc d’un lieu isolé, d’une île – lieu par excellence de l’utopie (cf. Candide, l’ Eldorado).
- Satisfaction (ironique !) du narrateur : « point trop mécontent », « métropole crue moderne », « enfin ! »
- Mais l’on s’aperçoit vite que le monde décrit inspire l’horreur :
- « aucun monument« …
- morale et langue réduites à leur plus simple expression
- « millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître » (anonymat terrible !), et qui vivent moins longtemps que ceux du continent
- identité et monotonie (« si pareillement », « tout ici ressemble à ceci »)
- L’utopie s’est transformée en contre-utopie.
La deuxième partie du texte conduit même à l’horreur :
Les hommes transformés en « spectres » dans une nature détruite (« fumées de charbon » qui sont « notre ombre des bois, notre nuit d’été » : noter le parallélisme, l’ironie du « notre », la nostalgie d’une nature plus bucolique…) des Érinyes nouvelles : déesses de la vengeance, qui poursuivaient les criminels : ici non plus, les fugitifs (homosexuels comme Verlaine ou Rimbaud, anciens communards…) ne trouvent pas la paix.
Noter la succession d’allégories : la Mort sans pleurs, un Amour désespéré, et pour finir le Crime, sordide (piaulant : verbe grinçant, évoquant une plainte presque animale) et la boue. Ce sont les « spectres » évoqués plus haut. La morale « réduite à sa plus simple expression » n’était donc qu’une illusion.
Cette « métropole » n’est pas un refuge.
« Aube »
Une présentation sous forme de poème :
Contrairement aux autres poèmes étudiés ci-dessus, « Aube » se présente sous forme de courts paragraphes : on pourrait même parler de strophes. La première et la dernière, également brèves, enferment le récit : la première phrase, lapidaire, annonce le sujet du récit, la seconde le clôt. Dans l’intervalle, nous allons avoir les différentes étapes du récit.
Un récit à la première personne :
Dès le premier mot, nous sommes en présence d’un récit à la première personne, ce à quoi les autres textes nous ont déjà habitués. Ici, le « je » sera aussi le protagoniste du récit, et non un simple témoin, comme dans « Ville ».
Les temps des verbes sont ceux du récit :
- 1er § : imparfait indiquant le cadre dans lequel l’action va se dérouler ; passé composé (substitut oralisé ici du passé simple, et qui marque une rupture), puis passé simple ;
- 2ème § : « la première entreprise fut… » : passé simple, et premier connecteur temporel indiquant une 1ère étape.
- 3ème § : passé simple (« ris » ici ne peut être qu’un passé simple : cf. « reconnus » plus loin). Le « wasserfall » est une cascade ; Rimbaud emploie ce mot allemand pour faire allusion à de nombreuses légendes germaniques mettant en scène sorcières, ondines, ou encore la Lorelei, et que le Romantisme allemand avait mis à la mode ; wasserfall et sapins évoquent un paysage allemand.
- 4ème § : passé simple, puis un imparfait indiquant la durée, ou la répétition de la poursuite : « elle fuyait« , « je la chassais » (ou pourchassais ?)
- 5ème § : passé composé, temps du résultat : la poursuite s’achève, le narrateur a rattrapé la déesse : « je l’ai entourée« , « j’ai senti« . Puis retour au passé simple – et un étonnant retour à la 3ème personne : le narrateur se désigne lui-même, ironiquement, par « l’enfant » : disproportion entre l’enfant et la déesse qu’il croit tenir ! Mention d’une chute qui prépare le retour au réel…
- Dernière phrase : réduit l’ensemble du texte à n’avoir été qu’un rêve : cela rappelle « les Ponts » (« anéantit cette féerie ») ou même « Ouvriers », dans lequel la femme aimée n’est plus, à la fin, qu’une « chère image ». Très souvent les Illuminations se présentent comme des textes déceptifs, dans lesquels la fin anéantit la construction toute entière.
Un autoportrait épique :
- Récit d’une poursuite et d’une conquête : Il s’agit d’une rêverie érotique dans laquelle l’adolescent poursuit « l’Aube d’été », représentée sous les traits d’une déesse farouche, qui fuit son approche (figure de Diane ?) : il la reconnaît, la dévoile, la poursuit, la rattrape, et enfin la saisit… tandis que la première phrase proclamait sa victoire, sur un ton triomphant exprimé par l’assonance en [é] ; mais au moment où tous deux, enlacés, tombent, c’est le réveil !
- Le héros réveille et anime la nature entière : au départ, tout dort : trois phrases calmes, à l’imparfait, indiquant l’ombre et le silence, l’absence de vie humaine et naturelle, (« morte »), et l’absence de lumière : les « camps d’ombre » évoquent le « campus », en latin « la plaine » ; puis il « réveille les haleines vives et tièdes » : personnification et sensualité ; le wasserfall transformé en femme, comme la nature entière. Il domine également la Nature : « je l’ai dénoncée au coq » ; à noter l’étrangeté du 2ème § : « la première entreprise fut… » laisse attendre un nom d’action ; or la « fleur » semble « dire son nom » sans qu’on la sollicite ! Un nom que le poète ne dévoile pas : volonté d’étrangeté d’où naît la poésie.
- Multiplicité des lieux évoqués, tous soit naturels et heureux, soit riches,
mais insituables :- la ville, ici représentée sous un jour luxueux (~ « ville » ou « ouvriers ») : palais, pierreries, grand’ville (manière archaïque de désigner la ville et évoquant les contes de fées), clochers et dômes, quais de marbre…
- la nature, eau, bois, fleurs, allée, bois de laurier : une nature sensuelle et accueillante, personnifiée, pleine de petits esprits en accord avec le poète : là encore, atmosphère de conte de fée.
- Une rêverie érotique qui s’achève brutalement : Haleines, chevelure, voiles que l’on enlève, et cette phrase : « et j’ai senti un peu son immense corps » : rêverie érotique, dans laquelle l’adolescent rêve qu’il conquiert une femme, identifiée à l’aube et à la nature entière. Il s’agit d’un parcours initiatique : la femme, objet de désir, apparaît comme inaccessible – d’autant que l’étreinte est ici ambiguë : la femme, immense déesse, fait davantage penser à une figure maternelle, ce que confirme le terme « enfant ».
Mais rêverie qui, au moment d’un triomphe suggéré par les « lauriers », s’achève dans la chute, (« tombèrent »), et dans la rupture temporelle brutale : « au réveil, il était midi ».
En se désignant comme « l’enfant », Rimbaud souligne ironiquement la disproportion entre le protagoniste et ses rêves, et la chute qui s’ensuit nécessairement.
Conclusion :
Cette Illumination fait donc référence, elle aussi, à un genre littéraire : le conte de fée. Mais à nouveau, cette identification est trompeuse : il ne s’agit que d’un rêve, et la fin nous ramène au réel – ce réel trivial décrit dans « ouvriers » et « ville ». Comme dans « les Ponts », Rimbaud, après avoir construit un tableau magique, « anéantit cette fantaisie ».