Sur Molière (biographie, études…), voir ici.
- Introduction et structure de la pièce
- Dom Juan et les femmes : démesure et échec
- Dom Juan et la société : contestation et hypocrisie
- Dom Juan et la religion : le défi à Dieu
- Sganarelle, un double carnavalesque
- Le dénouement
- Synthèse : Dom Juan après Dom Juan
- Bibliographie
- QCM : sur Dom juan, Molière et son temps
Introduction : les circonstances de la composition de Dom Juan.
Directeur de troupe, auteur, metteur en scène et comédien tout à la fois, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière commence à connaître un grand succès avec les Précieuses ridicules en 1659 et l’École des Femmes, en 1662 ; mais dès ce moment il se heurte au clan dévot, mené par de grands personnages de la cour et par la Reine-mère, Marie de Médicis, qui l’accusent d’irrespect à l’égard du mariage, donc de la religion.
Se croyant fort de la protection du Roi Louis XIV, Molière contre-attaque par une comédie féroce contre l’hypocrisie, le Tartuffe ; la cabale des dévots l’accuse alors d’athéisme, une accusation très grave pouvant mettre sa vie en danger, et fait interdire Tartuffe.
Molière écrit alors, à partir d’août 1664, Dom Juan, destiné à remplacer Tartuffe à l’affiche : courageusement, il y reprend l’attaque contre l’hypocrisie ; Dom Juan fera à son tour l’objet d’une violente attaque des dévots. La pièce, créée le 15 février 1665, connaît un vif succès et sera représentée 15 fois jusqu’au 20 mars. Mais Molière ne la fait pas imprimer, et elle ne sera plus représentée de son vivant.
Molière sera désormais plus prudent pour les pièces suivantes : la faveur du Roi est inconstante. Le Misanthrope, qui date de 1666, témoigne de son amertume.
Les sources
Quand Molière s’empare du thème de Dom Juan, celui-ci est à la mode : en 1625, l’auteur espagnol Tirso de Molina a écrit El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (Le Trompeur de Séville et le convive de pierre) ; deux versions italiennes en ont été tirées, de Cicognini et de Giliberto, dont la seconde a servi de modèle à deux tragi-comédies françaises de Dorimond et de Villiers, intitulées toutes deux Le Festin de pierre ou le Fils criminel. On notera au passage l’origine probable du curieux sous-titre de notre pièce : « Le festin de pierre » résulte sans doute d’une mauvaise traduction de l’espagnol « convidado » : « convive », et non « banquet » !
Le texte
Non imprimé du vivant de Molière, il sera publié, dans sa version non censurée, en 1682 (Molière est mort en 1673) ; une version censurée (qui reprend les corrections apportées par Molière après la première représentation) paraîtra en Hollande en 1683.
Nous nous appuierons sur le texte de 1682.
Structure de la pièce
Acte I
- Gusman et Sganarelle : éloge du tabac
- Dom Juan et Sganarelle è tirade de Dom Juan
- Donne Elvire / Dom Juan
Acte II : Intermède PAYSAN
- Charlotte – Pierrot
- Dom Juan – Charlotte
- Dom Juan – Pierrot – Charlotte
- Dom Juan – Charlotte – Mathurine
- Dom Juan – Charlotte – Mathurine → Dom Juan part.
Acte III : Problème de la religion
- Dom Juan – Sganarelle → tirade de Sganarelle sur la foi
- Dom Carlos
- Dom Alonse – Dom Carlos – Dom Juan
- le tombeau du Commandeur.
Acte IV : Visites et appels à la conversion
- Dom Juan – Sganarelle
- La Violette (Transition )
- Monsieur Dimanche (Transition )
- Dom Louis
- Dom Juan – Sganarelle (Transition)
- Dom Juan – Donne Elvire
- Souper Dom Juan – Sganarelle
- Statue du Commandeur
Acte V
- Dom Louis
- Dom Juan – Sganarelle ==> tirade de l’hypocrisie
- Dom Carlos
- Dom Juan – Sganarelle : scène intermédiaire
- Un spectre
- la Statue → dénouement.
La construction
- Une construction crescendo des crimes de Dom Juan, du 1er acte (tirade sur les femmes) au dernier (tirade sur l’hypocrisie), avec un point culminant à l’acte III (impiété, scène du Pauvre).
- A partir de l’acte IV, Dom Juan a plusieurs chances d’être sauvé (4 rencontres à l’acte IV, 2 à l’acte V)
- Répartition des scènes purement comiques dans chaque acte :
- intermède paysan (II)
- Monsieur Dimanche (IV)
- Le souper de Sganarelle (V)
Une pièce de facture peu classique :
- Unités de lieu et de temps mises à mal : on a peine à croire à tant de rencontres en un jour ; mais unité de caractère d’un personnage, Dom Juan.
- Il s’agit d’un » travelling » qui suit le personnage dans ses pérégrinations.
Conclusion
- Une pièce à rebondissements multiples, où l’action est reine ;
- Un héros de l’inconstance et du masque ;
- Machineries, surnaturel, métamorphoses
Dom Juan et les femmes : de la démesure à l’échec
Une démesure triomphale…
Dom Juan expose dans une célèbre tirade sa conception de l’amour : acte I, scène 2.
…contredite par les faits.
Dom Juan est en échec lorsque Molière nous le fait rencontrer. Il a certes séduit Donne Elvire dans son couvent et l’a épousée ; mais à présent il est dans la posture d’un fugitif, désireux d’échapper à sa femme et aux frères de celle-ci ! Une situation assez peu glorieuse…
Le second épisode qui met Dom Juan aux prises avec des femmes est l’intermède paysan de l’acte II. Mais là encore, la conquête semble facile : Charlotte et Mathurine sont intéressées, naïves, toutes prêtes à abandonner leur promis pour écouter les promesses d’un grand seigneur. On peut penser que la personne de Dom Juan n’entre qu’assez peu dans l’intérêt qu’elles prennent pour lui.
Et l’on constate qu’alors que Dom Juan était prêt à donner « dix mille cœurs » et à « aimer toute la terre » (I,2), la présence simultanée de deux jeunes filles suffit à le mettre en échec. Sans parler de l’intervention de Pierrot… et l’avertissement de La Ramée intervient à point pour qu’il puisse légitimement prendre la fuite sans trop perdre la face !
Après l’intermède paysan, les femmes sont singulièrement absentes durant presque trois actes ; Dom Juan rencontre successivement un ermite, les frères d’Elvire, son père, un marchand, et la statue du Commandeur… mais aucun élément féminin. Il faudra attendre la fin de l’acte V pour que l’on voit réapparaître donne Elvire. Et pour une rencontre manquée : elle ne parvient pas à le convaincre de changer de vie, et lui ne la séduit pas. Chacun d’eux repart vers son destin.
Vanité de la quête ?
« Tout le plaisir de l’amour est dans le changement » affirme Dom Juan. En réalité, ce n’est nullement la prise qui l’intéresse, mais la chasse, pour reprendre une expression de Pascal. Il ne redoute rien tant qu’une relation stable, et la personne même de la femme qu’il veut séduire ne l’intéresse pas.
On peut donc penser que la démesure de ses ambitions repose en réalité sur une grande pauvreté affective, une incapacité à aimer. « Aimer toute la terre » revient en fait à n’aimer personne ; et cela n’est pas sans évoquer le rejet par Alceste, dans le Misanthrope, de ces gens qui ont quantité d’amis… mais aucun véritable (Misanthrope, I, 1 : « l’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait »). L’amour, comme l’amitié, suppose une certaine exclusivité…
A moins qu’il ne faille imaginer, comme Eric-Emmanuel Schmidt que Dom Juan… se trompe tout simplement d’objet, et n’aime en réalité pas les femmes. A lire absolument, la Nuit de Valognes, aux éditions Acte Sud !
Dom Juan ou la transgression de l’ordre social.
Dom Juan offre un véritable panorama de la société ; Dom Juan, face à chacune des classes représentées, joue sa propre partition transgressive.
La noblesse
Représentée par Donne Elvire et ses frères, ainsi que par Dom Louis (et Dom Juan lui-même), elle se veut porteuse de valeurs morales : bravoure, sens de l’honneur, respect des femmes, de la religion, de la parole donnée. Or Dom Juan met en danger ce code social :
- il ne respecte pas les normes sociales, refusant par exemple la charité au Pauvre et l’obligeant au sacrilège.
- Il ne respecte pas les sacrements : ni le mariage (« c’est un épouseur à toutes mains »), ni les funérailles (scène du tombeau).
- Il ne respecte pas la parole donnée : à Donne Elvire, mais aussi à Monsieur Dimanche !
- Enfin, il ne respecte pas son père : ni les liens du sang, ni les cheveux blancs ne l’empêchent de bafouer cruellement celui-ci.
« C’est une terrible chose qu’un grand seigneur méchant homme » s’exclame Sganarelle (I, 1) : en transgressant brutalement toutes les valeurs de la noblesse, Dom Juan met à nu la brutalité des rapports sociaux.
Les paysans
L’acte qui oppose Dom Juan aux paysans est éminemment comique : face à Mathurine et Charlotte, Dom Juan, homme du réflexe, obéit mécaniquement à sa nature, au risque de se mettre en difficulté ; mais il profite également avec cynisme de sa position de noble, face à deux petites paysannes naïves. L’affrontement avec Pierrot rappelle la dimension sociale du conflit : « nos femmes », « parce que vous êtes monsieur ».
Molière atténue ce que la scène pourrait montrer de brutal affrontement de classe en faisant de Pierrot un personnage comique, à la fois fanfaron et peureux ; il n’en reste pas moins que l’on retient le cynisme et l’absence de scrupule, la brutalité du Noble face à des paysans désarmés (et à qui, en outre, il doit la vie ! Il transgresse même la plus élémentaire morale…)
Le Pauvre
C’est en réalité un ermite, c’est à dire un personnage qui a abandonné le « monde » pour se consacrer à Dieu. Comme tel, il devrait être un personnage sacré. Là encore on peut souligner la brutalité des rapports : Dom Juan joue cette fois non de son rang, mais de sa fortune. Il échoue d’ailleurs. Il s’agit moins ici d’un affrontement de classe que d’une lutte morale. Dom Juan peut transgresser les valeurs sacrées, pour lui-même ; mais il ne peut entraîner quiconque a de puissantes convictions morales. Il n’entraîne ni Donne Elvire, ni le Pauvre, mais il peut séduire Sganarelle ou les paysannes, qui n’ont aucune conviction solide !
Les bourgeois
Ils sont représentés par M. Dimanche, un marchand, créancier de Dom Juan. Les seuls rapports entre la Noblesse et la bourgeoisie sont des rapports d’affaire, mais ceux-ci supposent un minimum de bonne foi de part et d’autre.
Sous la parfaite politesse de Dom Juan perce un écrasant mépris de caste : sa familiarité en est presque insultante (il demande des nouvelles du petit chien !) ; et il paie littéralement de mots le pauvre bourgeois !
Sganarelle, double déformé de Dom Juan (mais qui révèle sa vérité sans masque) se conduit de manière méprisante à l’égard du marchand, et met en évidence les rapports de domination.
Les domestiques
Si Gusman est le reflet de sa maîtresse et adopte un langage de moraliste peu différent de celui d’un Dom Louis ou d’un Dom Carlos (« chastes feux de Donne Elvire »… « un homme de sa qualité… », « les saints nœuds du mariage »)…
en revanche les liens de Sganarelle avec Dom Juan sont beaucoup plus complexes, relevant tantôt de la complicité, tantôt de la servilité.
Il condamne son maître en paroles (I, 1 ; II, 4), mais il l’imite souvent en acte, en particulier lorsque Dom Juan rend manifeste des rapports de domination : avec M. Dimanche, ou avec le Pauvre.
Il va parfois même jusqu’à l’identification complète, avec M. Dimanche (IV, 1 : « de quoi s’avise-t-il de venir nous demander de l’argent ? » – on apprend d’ailleurs que lui aussi a emprunté au marchand !) ou IV, 7 : « qui diable vient nous troubler dans notre repos ? »
mais il subit lui-même ce rapport de domination : il se tait quand son maître menace (I, 2) et obéit en gémissant de sa complaisance (I,3 ; II, 4 ; II,5 ; IV, 1 ; IV, 5). Et là encore, Dom Juan n’hésite pas à abuser de son pouvoir, exposant son valet à sa place (en prenant ses habits, en l’envoyant répondre à la statue…) sans le moindre scrupule.
La transgression ultime : l’hypocrisie (V, 2).
On pourrait penser que l’hypocrisie, dernier visage de Dom Juan, tranche avec les précédents ; l’hypocrisie, art de la dissimulation, suppose des calculs, une petitesse incompatibles avec la nature généreuse et démesurée de Dom Juan. Mais il l’utilise comme un moyen de poursuivre sa route, et d’assouvir ses désirs. L’hypocrisie est donc un instrument de la volonté de puissance, dans une société corrompue.
La tirade sur l’hypocrisie est surtout une arme de guerre aux mains de Molière, qui par ce moyen règle violemment ses comptes avec ses ennemis du camp dévot. Dom Juan est la continuité de Tartuffe.
Dom Juan, par son refus de toutes les règles de bienséance sociale, met en danger l’ordre social tout entier, dont il révèle l’hypocrisie et l’insupportable brutalité. Parce qu’il fait voler en éclats les apparences, il représente un danger pour sa propre classe.
Dom Juan et la religion : le défi à Dieu
La grande originalité du Dom Juan de Molière par rapport au mythe, c’est l’aspect religieux : Dom Juan, non content de contester par son existence même les valeurs morales aristocratiques, le sacrement du mariage et le respect dû au père, s’attaque au fondement même de la société. C’est un libertin, non seulement au sens moral que le mot prendra au 18e siècle (Valmont, dans les Liaisons Dangereuses, ou les personnages de Sade sont des « libertins »), mais au sens fort que prend le mot au 17e siècle : athée, ou sacrilège.
Dom Juan est-il athée ?
Acte III, 1 : Dom Juan affirme ne croire ni au ciel, ni à l’enfer, ni à une vie au-delà de la mort : « je crois que deux et deux sont quatre… » On pourrait donc penser que Dom Juan est un athée conséquent, ou du moins un agnostique.
Or plusieurs scènes vont à l’encontre de cette affirmation :
- La scène du Pauvre (III, 2) : Dom Juan se moque cruellement de l’ermite, et de l’inefficacité de ses prières, qui le laissent dans le dénuement.
Il l’oblige à jurer, c’est à dire à commettre un sacrilège.
Or le Pauvre est un être sacré : c’est donc une attaque directe contre Dieu, comme le confirme la dernière phrase : « je te le donne pour l’amour de l’humanité ». Dans la formule normale, on attend « pour l’amour de Dieu ».
Est-ce une attaque contre la religion (institution purement humaine), ou contre Dieu ? Dans ce cas, attaque-t-on ce à quoi on ne croit pas ? - La scène du tombeau (III, 5) témoigne du même mépris pour le sacré. Dom Juan n’est pas ou peu ébranlé, même par le « miracle » qui terrifie Sganarelle… mais il marque une impatience nouvelle.
- Dom Juan face à son père (IV, 4-5), puis à Donne Elvire (IV, 7) : Dom Juan est insensible à leur prière et à leurs objurgations.
- Les scènes d’hypocrisie (V, 1, 2 et 3) s’accompagnent d’un discours sur la religion, la cabale et les hommes pieux, qui sont soit hypocrites, soit dupes : ces scènes sont conçues comme l’injure ultime à la religion.
- Le duel final avec le Ciel (V, 4-5) : affrontement direct – et le dernier mot de Dom Juan est « Non » !
L’affrontement est donc de plus en plus direct entre Dom Juan et Dieu. Il y a gradation dans le crime, qui prend de plus en plus l’allure d’un défi au Ciel. Ce n’est pas l’attitude d’un athée : on ne défie pas ce qui n’existe pas !
Les défenseurs de la religion
Sganarelle
Si la pièce de Molière avait uniquement pour but de dénoncer la démesure d’un athée, Dom Juan trouverait en face de lui des défenseurs conséquents de la religion, comme Tartuffe a eu en face de lui Cléante. Or le défenseur le plus présent est… Sganarelle !
Sganarelle représente le double et le contraire de Dom Juan ; défenseur de la religion, il est aussi poltron, menteur, et surtout crédule. Dans la scène où il discute sérieusement (?) avec Dom Juan, il est en habit de médecin, ce qui chez Molière discrédite totalement le discours. Par ailleurs, il met Dieu et le « moine bourru » sur le même plan :
« Il n’y a rien de plus vrai que le Moine Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là ».
Sa morale relève du bon sens, sans grandeur. Il condamne l’immoralité de Dom Juan… mais rudoie le Pauvre avec lui dès la scène suivante (III, 2) : « va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal ». Et il se comporte de même à l’égard de Monsieur Dimanche.
Ses arguments ne sont pas grotesques en soi : la beauté de la nature, l’origine de l’homme, sa liberté… mais il n’est pas capable de les tenir jusqu’au bout, il il « leur casse le nez ». Et l’on verra dans la suite que c’est le surnaturel qui convainc Sganarelle !
Enfin, à la fin de la pièce, sa moralité est étouffée par son intérêt immédiat : son dernier cri (qui est aussi le dernier mot de la pièce) est « mes gages ! »
Sganarelle est donc le représentant d’une religion populaire, mêlée de superstition, et qui se confond avec un respect peureux des puissants et des conventions. Bribes de raisonnements mal assimilées, confusion, cette religion ne repose sur rien de sérieux, et elle ne donne même pas à Sganarelle une quelconque conscience morale : il est donc le plus catastrophique défenseur possible de la religion.
Donne Elvire et Dom Louis
- Le père de Dom Juan a une haute image de ce qu’il doit à son rang, et à la morale. C’est le type même du « père noble », et sa noblesse morale, l’amour sincère qu’il éprouve pour son fils, sa dignité en font un personnage touchant. Mais il a peu de place dans la pièce : deux scènes seulement, IV, 4, dans laquelle il est odieusement bafoué, et V, 1 dans lequel il est dupé par la nouvelle attitude de Dom Juan. Dans les deux cas, il n’a pas le dessus et montre surtout sa faiblesse.
- Donne Elvire : c’est elle qui donne à Dom Juan un ultime et touchant avertissement. Jeune, belle, noble dans ses sentiments comme dans sa nature, elle aime sincèrement Dom Juan. Mais lui ne voit en elle que la femme, et ne l’écoute même pas.
Les deux représentants les plus nobles et les plus touchants de la morale et de la religion se caractérisent d’abord par leur impuissance. Tous deux sont des victimes, et leur rôle dans l’intrigue est loin d’être décisif.
Tout le prestige revient donc à Dom Juan, qui dans son défi à Dieu a le courage d’aller jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice de sa vie. Son dernier mot est un hurlement de douleur physique… mais nullement un aveu de défaite ! L’on comprend que la pièce, aussitôt après le Tartuffe, ait mis les dévots hors d’eux…
Sganarelle, un double carnavalesque de Dom Juan.
Le personnage de Sganarelle est fondamental dans la pièce ; la meilleure preuve était qu’il était joué par Molière lui-même. Sa « force comique » faisait donc pendant à l’aspect parfois tragique du personnage de Dom Juan. On peut voir en lui un « double », à la manière de Sancho Pança aux côtés de Dom Quichotte (et même de Panurge aux côtés de Pantagruel).
Un homme du peuple
- Dans son langage
- Dans son incapacité à soutenir un raisonnement philosophique, par manque de formation culturelle
- Dans ses superstitions religieuses : il met le « moine bourru » sur le même plan que Dieu lui-même
- Il lui arrive donc parfois de se placer du côté du peuple : voir l’épisode paysan, ou celui du pauvre (épisodes dans lesquels son attitude est pour le moins douteuse !)
- Dans sa dépendance économique à l’égard de son maître : son dernier mot, « mes gages ! » le range dans la catégorie non-noble par excellence, bourgeois ou hommes du peuple, pour qui l’argent est un besoin vital, ou du moins une préoccupation majeure.
Aux côtés de Dom Juan, il représente le « bas corporel »
- éloge paradoxal du tabac (I, 1)
- effets physiques de la peur… et de l’habit de médecin (habit qui d’ailleurs a partie liée avec les fonctions du corps : importance des déjections dans l’ancienne médecine) : III, 5
Dom Juan : Comment ? coquin, tu fuis quand on m’attaque ?
Sganarelle : Pardonnez-moi, Monsieur ; je viens seulement d’ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.
Dom Juan : Peste soit l’insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête […]
- Les appétits : il mange pour de bon sur scène (IV, 7)
- La gestuelle : il reçoit des gifles (acte II), tombe au beau milieu de son raisonnement (III, 1), pousse M. Dimanche hors du théâtre (acte IV)
Un contrepoids aux excès de Dom Juan ?
Face au cynisme et aux défis de Dom Juan, Sganarelle veut représenter la raison : il n’approuve ni le défi à la religion, ni le mépris absolu de son maître pour le mariage et les valeurs admises, ni le jeu sur l’hypocrisie.
Mais son attitude est ambiguë : si son premier raisonnement (III, 1) se tenait à peu près malgré la gesticulation finale, le second (V,2) appartient de toute évidence au genre du discours parodique, et ne vaut guère mieux que le discours de Janotus dans Gargantua : c’est un discours purement carnavalesque. Par ailleurs, il adopte souvent l’attitude de son maître : cf. l’épisode du Pauvre (III,2) : « va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal ». Son sens de la mesure consisterait donc essentiellement à ne pas aller au-delà de ce que l’opinion ne peut admettre : on peut jurer « un peu », tromper « un peu » sa femme, oublier « un peu » de rendre l’argent que l’on a emprunté… Une morale sans rigueur ni grandeur !
Sganarelle donne lui-même dans la démesure
- Lorsqu’il endosse des habits trop grands pour lui : le médecin (mais il est incapable de citer correctement des organes), le moraliste et le théologien (lorsqu’il prétend, avec son « petit » sens, surpasser les lettrés)
- Lorsqu’il veut avertir Dom Juan des dangers qui le menacent, à l’instar de ceux qui ont prononcé de tels avertissements à l’acte IV ; mais (V, 2) il ne parvient qu’à produire un discours grotesque et dépourvu de sens, et la solennité du ton (« Sachez, Monsieur… ») s’en trouve réduite à néant.
On observe donc, à propos de Sganarelle, ce que Mikhaïl Bakhtine notait à propos de l’évolution des lectures de Rabelais : le caractère carnavalesque a perdu à la fois son aspect violemment contestataire, et son aspect positif, constructif ; il ne s’agit plus d’un rire libérateur, qui dissipe la peur et allie mort et renaissance ; ce n’est plus qu’un rire négatif, dévalorisant et satirique. Ce n’est plus Sganarelle qui conteste l’ordre, mais Dom Juan ; et Sganarelle n’est qu’un représentant ridicule et dévalorisé de la raison et de la mesure – le contraire même du personnage carnavalesque.
Contrairement à la plupart des grandes comédies, qui condamnent toutes un excès, et flanquent leurs extravagants d’un double raisonnable, Cléante, Chrysale, Philinte, il n’y a pas d’incarnation positive de la mesure dans Dom Juan.
Le dénouement : acte V, scènes 5 et 6
Prévisible dès l’acte III, le dénouement se fait longuement attendre (voir la structure de la pièce), et se précipite en deux très courtes scènes : voilà qui est contraire aux règles du dénouement classique (dans lequel tous les personnages se retrouvent en scène, et où le sort de chacun est fixé).
Un dénouement attendu, mais peu conforme aux règles
- La morale est sauve : Dom Juan a été foudroyé.
- Une forme peu classique : tous les personnages ne sont pas réunis sur scène. Le sort de chacun est indifférent ; les gens que Dom Juan a fréquentés ne vivent que par rapport à lui, et s’effacent quand il n’y pense plus. Que deviennent Charlotte, Mathurine, Elvire ?… Seul Sganarelle (et il n’est pas indifférent que ce soit un personnage carnavalesque qui ait le dernier mot, et avec un mot parfaitement trivial) demeure, mais son cri réduit les liens qui l’unissaient à Dom Juan à une pure relation mercantile.
- De plus, triomphe de l’esthétique baroque : intervention du surnaturel, (le spectre, la statue…) et utilisation de machines spectaculaires, ancêtres de nos « effets spéciaux ».
Un dénouement ambigu
Sganarelle parle au nom de la morale (appel au repentir, dernière tirade) mais au moment du danger il désavoue le maître dont il a été le complice et le double : « mes gages » prend une tournure grinçante : Dom Juan n’est plus qu’un employeur indélicat, qui part sans payer ses employés ! Le comique, grinçant, survit au milieu du tragique. Et le tenant de la morale se disqualifie définitivement, notamment aux yeux d’un public noble, pour qui parler d’argent est de la dernière vulgarité.
Dom Juan subit-il une défaite ? L’exclamation « ô ciel » est arrachée par la douleur physique, et sa dernière parole lucide est « non ». Toute la puissance du ciel peut écraser physiquement un homme, mais ne peut rien contre la liberté de la conscience…
Le mythe de Dom Juan, avant et après Molière.
1. Les sources
- Espagnoles (Tirso de Molina)
- Italiennes et françaises
Le mythe est double : religieux (DJ libertin) et social-psychologique (DJ séducteur)
2. Molière
Chez lui les deux aspects se retrouvent, mais insistance sur l’aspect religieux :
- le pauvre
- l’hypocrisie…
3. 18e siècle : Mozart et Da Ponte : Don Giovanni (1787)
- l’aspect religieux tend à disparaître : plus de scène du Pauvre.
- Mais Don Giovanni est un séducteur sans scrupule, un être immoral (1ère scène : il tue le Commandeur après avoir failli violer sa fille !)
- C’est un danger social (on est à la veille de 1789), qui révèle durement la lutte paysans ~ noblesse : épisode de Masetto, plus pathétique que l’intermède paysan de Molière. Masetto est digne, et se bat.
4. Le Don Juan romantique, ou post-romantique :
- le défi à Dieu – ou au Diable ! cf. Verlaine : « Dom Juan pipé », in Jadis et Naguère.
- Ou sens de l’absurdité, refus de se fixer è proche du héros romantique (Hernani !)
- La condamnation morale s’efface, au profit d’une fascination : Baudelaire, Mérimée, Barbey d’Aurévilly…
5. Une résurgence au 20e siècle :
- Film de Losey, ballet de Béjart, nombreux opéras.
- Héros individualiste, anarchiste… refusant toutes les lois : héros positif.
- Le personnage de Mozart l’emporte sur celui de Molière (la question religieuse n’est plus d’actualité ; en revanche, on s’interroge sur le comportement amoureux : homosexualité refoulée ? rapports Sganarelle / Dom Juan !
- Dernier avatar : La Nuit de Valognes, d’Eric-Emmanuel Schmidt (années 90) : Dom Juan, vieilli, est jugé par ses victimes, qui ont déjà choisi le châtiment. Il est condamné à épouser sa dernière conquête, Angélique. A la surprise générale, Dom Juan accepte, et annonce même qu’il sera fidèle… et complaisant !
La vérité finit par se faire jour : Dom Juan avait bien rencontré l’amour… mais un amour homosexuel, qu’il n’a su ni reconnaître, ni assumer. Et depuis, il est brisé !
Bibliographie
- Lorenzo Da Ponte & Mozart : livret de Don Giovanni ;
- Eric-Emmanuel Schmitt : La Nuit de Valognes, éditions Actes Sud, Paris, 1991 (87 pages) ;
- Verlaine, « Don Juan pipé », in Jadis et Naguère ;
- Baudelaire, « Don Juan aux enfers », in « Spleen et idéal », XV, Les Fleurs du Mal.