« Tristram Shandy » (1760), une traduction de Guy Jouvet

Il y a quelques années, j’avais lu Tristram Shandy, dans la traduction « classique » de Charles Mauron – et, avouons-le, je m’étais copieusement ennuyée. Le comique m’avait totalement échappé ; peut-être aussi n’avais-je pas alors le bagage suffisant pour apprécier les multiples sous-entendus, parodies et clins d’œil que contient ce roman hors-normes.

Or Guy Jouvet, en 2004, en a donné une tout autre traduction, aux éditions Tristram – une maison qui compte à son catalogue, outre Isidore Ducasse, Hubert Lucot, Valère Novarina, Maurice Roche, Arno Schmidt ou Ezra Pound, entre autres ; voilà qui promet une attention à l’extraordinaire invention verbale de Sterne, qui elle aussi, m’était passée inaperçue…

Ouvrons le livre : d’abord, il a considérablement grossi ; les 600 pages de Mauron sont ici plus de 900 ! Une richesse, une luxuriance qui ne peut que ravir les lecteurs de Rabelais. Et puis la ponctuation ! Ces énormes tirets, absents chez Mauron, restitués chez Jouvet, et qui créent un rythme, une respiration tout à fait particuliers, uniques – dont on trouve un peu l’équivalent chez Arno Schmidt, justement…

Mais au fait, qu’est-ce que Tristram Shandy ? C’est un personnage qui, très classiquement, parvenu à un certain âge, entreprend son autobiographie.

Oui, mais voilà : il est constamment interrompu, sollicité par d’autres histoires, des réflexions, des digressions en tous genres ; si bien que l’on arrive aux alentours de la page 400 avant que l’enfant soit seulement venu au monde !…

Parmi les nombreux « fils » narratifs qui s’entrecroisent, l’histoire de l’Oncle Tobie, blessé à l’aîne lors du siège de Namur, et passionné jusqu’à la folie de fortifications, de sièges et d’assauts – au demeurant l’homme le plus pacifique du monde, et qui partage son « dada » (hobby-horse!) avec son fidèle valet, ancien soldat comme lui, L’Astiqué.  Et que dire de ses amours, inachevées, avec la veuve Tampon, laquelle s’inquiète fort des possibles effets secondaires de ladite blessure…

Mais l’on trouve aussi le Docteur « Bran » (Lacrotte), inventeur du forceps, et le père du héros, homme aux idées aussi farfelues que bien arrêtées, et aussi nerveux et colérique que son frère Tobie est calme et placide…

Quant au Narrateur, après sa naissance mouvementée et son calamiteux baptème, nous le retrouvons d’abord à l’âge de cinq ans, lui aussi blessé – sans gravité – à un endroit stratégique de sa personne par la chute d’une fenêtre coulissante ; puis, vers vingt ans, en train d’entamer le classique « grand tour d’Europe » censé éduquer les jeunes gens de bonne famille… Nous n’en saurons pas davantage, la vedette étant constamment volée par le délicieux oncle Tobie.

Dans ce « Livre-monde », Sterne parodie tous les styles, tous les genres, du jargon philosophique de Locke aux sermons, en passant par les contes…

Tristram Shandy a donc nourri toute la littérature contemporaine ; il a inspiré Jacques le Fataliste, Joyce, ou Kerouac…