Samuel Beckett, « En attendant Godot » (1952)

Samuel Beckett en 1977 – Par Roger Pic — Bibliothèque nationale de France, Domaine public,

 

Sommaire du cours :

TEXTE 1 : Acte 1, du début à l’entrée de Lucky et Pozzo p. 28.

La didascalie initiale

Les didascalies sont très importantes chez Beckett. Celle-ci dessine à la fois un cadre et un jeu de scène.

Le cadre : « Route à la campagne, avec arbre. Soir ». On remarque d’abord une sorte de pléonasme : une route est forcément à la campagne ! Peut-être destiné à souligner le vide du décor ? La route : l’échappée possible, ce qui permet, ou devrait permettre un départ, ce qui suppose un mouvement. Lieu d’aventure aussi ; de la route peut surgir n’importe qui : cf. les westerns…   On apprendra plus tard qu’ils sont en réalité sur un plateau isolé (cf. p. 104 : « Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau ». Jeu de mots sur le « plateau » théâtral…)
Quant à l’indication « Soir », cela peut supposer une lumière plus faible, tombante, la fin de quelque chose. On peut mettre cela en relation avec les romans et le théâtre beckettiens : les personnages sont à la fin de leur vie, vieux et mourants ; cf. Fin de Partie, Ah ! les beaux jours, Malone meurt

Un jeu de scène : un personnage dont le spectateur ignore le nom (il faut attendre la p. 15 pour entendre Vladimir l’appeler « Gogo ») se livre à un travail tout à fait élémentaire, mais qui l’épuise totalement et semble au-dessus de ses forces : cela rappelle le personnage récurrent de l’Épuisé. Thème de la répétition : « recommence », « même jeu ».

Avant même l’entrée en scène de Vladimir, les thèmes sont posés : le vide, la solitude (décor), l’éternel recommencement d’une tâche vaine et dépourvue de sens, la souffrance… et le comique. Un effort aussi surhumain pour un geste aussi trivial – ôter sa chaussure– évoque d’entrée de jeu le monde du cirque. Toute la pièce reprendra ce jeu autour d’accessoires propres aux clowns : la chaussure, le chapeau…

Un dialogue qui peine à s’établir.

La scène commence par un malentendu : au « rien à faire » d’Estragon qui concerne le fait d’enlever sa chaussure répond le « je commence à le croire » de Vladimir qui a
évidemment un sens métaphysique. On a ainsi une première approche des personnages, ou plutôt de leurs rôles respectifs : Vladimir est l’intellectuel, rêveur, cultivé, qui pratique ici le monologue intérieur (ce qui nous permet de connaître son nom, un vrai nom, évoquant le monde slave ; un nom d’exilé… ou de clown) alors qu’Estragon a l’esprit pratique, terre à terre, emprisonné dans son corps et ses besoins élémentaires : il a mal au pied, il a faim, il dort… Nous verrons qu’il faudra nuancer ce partage des rôles.

S’enchaîne un nouveau malentendu, ou plutôt des répliques qui ne se répondent pas :

Vladimir : – Alors te revoilà, toi.
Estragon : – Tu crois
Vladimir : – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
Estragon : – Moi aussi.

Le « Tu crois » d’Estragon n’a aucun sens, à moins qu’Estragon ne doute de sa propre identité ou de sa propre présence… à moins aussi qu’il ne se moque de la platitude de Vladimir, qui l’a accueilli dans des formes un peu trop convenues.

Et son « moi aussi » est tout aussi ambigu : croyait-il être « parti pour toujours  » – ; et la déception peut expliquer sa mauvaise humeur ? Ou répond-il avec retard à l’avant-dernière phrase de Vladimir, « je suis content de te revoir  » ?

On voit que le metteur en scène dispose ici de toute une série d’interprétations possibles…

Deux personnages à la fois distincts et interchangeables.

On peut avoir l’impression, dès le début, que Vladimir domine Estragon : en témoigne la photo qui illustre depuis toujours la couverture de l’édition de Minuit : Estragon est assis, Vladimir se penche sur lui et semble lui donner des conseils.

Vladimir apparaît en effet comme un intellectuel : il philosophe volontiers : « Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable  » (p. 12) ; le thème de la culpabilité, de la faute, le conduit à parler des  » larrons « , à se livrer à une véritable exégèse des quatre Évangiles (p. 13-16) – l’histoire des deux larrons peut d’ailleurs passer pour une mise en abyme de la pièce elle-même : les deux compères ne sont-ils pas, eux aussi, deux « larrons » (deux vagabonds, deux marginaux, sinon des voleurs…) : seront-ils sauvés ? Lequel des deux peut être sauvé ? Déjà l’on apprend que l’un des deux, Estragon, est battu… (p. 10). D’où la proposition de Vladimir : « si on se repentait ? » Enfin, c’est encore Vladimir qui raconte à Estragon la légende de la mandragore (p. 21).

Estragon en revanche semble intellectuellement dominé ; il ne peut raconter que ses cauchemars – ; et Vladimir l’en empêche ! (p. 19). Il ne connaît, en dehors de cela que des histoire grivoises et rebattues, que Vladimir refuse à nouveau de raconter : l’histoire de l’anglais, p. 20. Tout entier soumis au corps, il se livre sans retenue aux besoins élémentaires : il a faim, il veut dormir, et il est tout aguiché à l’idée de « bander » (p. 21).

Mais cette différenciation est trompeuse. En réalité, les deux personnages sont identiques (ils portent le même chapeau melon), et alternent leur rôle. Tous deux sont soumis à la misère du corps, même si les effets de cette misère sont opposés : Estragon est immobilisé par ses pieds douloureux (et puants !), Vladimir souffre manifestement de la prostate, et les besoins pressants de sa vessie le poussent à sortir fréquemment vers les coulisses… Il ne peut plus rire sans grimacer de douleur ! (p. 13 et p. 24)

Si Vladimir est un intellectuel, en revanche l’agilité de l’esprit semble davantage l’apanage d’Estragon. Vladimir est long à comprendre ! cf. p.22, p. 24, p. 27… Estragon a du moins l’esprit pratique ! Et il joue volontiers avec les mots, maniant l’ironie (« Étant donné la beauté du chemin… » p. 20), les jeux de mots (« finis les pleurs » à propos du saule, p. 17) et les proverbes : « mieux vaut battre le fer avant qu’il soit glacé » (p. 23)

Les jeux de scènes renforcent ce caractère interchangeable : p. 10, Vladimir veut embrasser Estragon, qui refuse ; p. 21, c’est Estragon qui veut embrasser Vladimir, qui résiste… Parfois même, leurs répliques sont identiques :

Vladimir : – ; Tu as mal ?
Estragon : – Mal ! Il me demande si j’ai mal !
Vladimir (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte
pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles.
Estragon : – Tu as eu mal ?
Vladimir : – Mal ! Il me demande si j’ai eu mal ! (p. 11)

Et son scepticisme finit par déstabiliser celui-ci : Enfin, si Vladimir semble dominer Estragon (c’est lui qui l’aide à se relever au début de la scène, c’est lui qui le fait manger, qui le réveille… et lui interdit de raconter son rêve, c’est en revanche Estragon qui a l’initiative de l’action : il fait taire Vladimir (« taisons-nous un peu »), lui suggère le suicide…

Vladimir doute du lieu de rendez-vous (p. 16), ne sait plus quel jour on est (p. 18), ni s’ils sont venus la veille (p. 19) ; Estragon mine toutes ses certitudes : « pour jeter le doute, à toi le pompon » (p. 18)

Donc les deux personnages se dominent mutuellement tour à tour, sans que l’un tranche vraiment sur l’autre. D’ailleurs, quand le dialogue fonctionne bien, sans « raté », ils ne forment plus qu’une seule voix : voir la stichomythie des pages 23-24, qui s’achève d’ailleurs par un « repos » heureux, et non un « silence » inquiétant. Repos fragile, qu’encore une fois le scepticisme d’Estragon vient troubler :

« Estragon (inquiet). – Et nous ? »

La scène s’achève sur la même réplique qui l’avait ouverte : « rien à faire » mais qui clôt cette fois une stichomythie, nouveau dialogue réussi mais sur un constat d’impuissance. Et sur un retournement : cette fois, c’est Estragon qui offre à manger à Vladimir !

Un lien d’amitié ?

Dès le début de la scène, l’amitié se manifeste par des gestes, des paroles : « je suis content de te revoir », dit Vladimir. Ils sont assez attentifs l’un à l’autre : « comment va ton pied ? » (p. 14. A tour de rôle l’un veut embrasser l’autre, et on l’a dit, leurs voix finissent par se confondre. Ils partagent le peu qu’ils ont : une carotte, quelques navets… et surtout l’attente.

Pourtant, ce qui semble dominer, c’est l’irritation, les brouilles : à tour de rôle ils refusent de s’embrasser… Les brouilles semblent avoir deux causes principales :

  • le manque d’attention, l’égoïsme de l’un et la jalousie, le dépit de l’autre ; c’est souvent Vladimir qui manifeste ce genre de froissement : il est blessé du refus d’Estragon de l’embrasser (p. 10), lui reproche son égocentrisme (p. 11, voir ci-dessus), son manque d’attention (p. 15 : « Voyons, Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps ») ou son scepticisme (voir p. 18). Mais c’est Estragon qui reproche à Vladimir de ne pas l’écouter (p. 19)…
  • ou, au contraire, la présence trop envahissante de l’autre. Il arrive parfois à Vladimir d’être exaspéré par les histoires d’Estragon (cf. p.20) mais c’est le plus souvent Estragon qui souhaite s’éloigner de Vladimir. Les didascalies l’indiquent clairement : « avec irritation » (p. 10), « agacé » (p. 13), « avec reproche » (p. 19), « froidement » (p. 20), « avec colère » (p. 22)…

C’est peut-être le huis-clos, la promiscuité qui suscite cet agacement, ce désir surtout exprimé par Estragon de partir, de quitter l’autre : « je m’en vais » (il ne bouge pas) (p. 14) ; ou encore : « Il y a des moments où je me demande si on ne ferait pas mieux de se quitter » (p. 20).  Un huis-clos qui dure depuis cinquante ans ! Il est fait allusion à cette interminable durée : « il y a une éternité, vers 1900 » (p. 10)

Pour subsister, une amitié a besoin d’espace, de liberté… Cela n’est pas sans évoquer ce que disait René Char : il faut éviter les « patrouilles malavisées ! »

On peut également appliquer à l’amitié ce que dit le poète libanais Khalil Gibran ( 1883-1931) à propos du mariage :

« […] Dressez-vous ensemble, mais pas trop près l’un de l’autre ;
Car les piliers du temple se dressent séparément
Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle. »(Le Prophète, 1923, traduit de l’anglais ; Folio, 1992.)

Acte I, de « Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie » à « d’être né ? » Minuit, p. 10-13)

Plan détaillé d’un commentaire proposé par le manuel Français 1ère, toutes séries, paru chez Bertrand-Lacoste en 2002, p. 124-129..

Vladimir et Estragon, des natures contradictoires

deux personnages à première vue indifférenciés :

deux clochards, qui partagent l’attente et l’ennui ; tous deux atteints de misères physiques (« Mal ! Il me demande si j’ai [eu] mal ! » ; tous deux ont une gestuelle similaire, l’un regarde dans son chapeau, l’autre dans sa chaussure

Pourtant, deux caractères opposés :

Estragon est tout entier pris dans le corps, le physique : il a mal au pied, ne s’intéresse qu’à sa chaussure, n’écoute pas ; il est attentif à la tenue de Vladimir (lui demande de boutonner sa braguette). Parfois agressif, souvent geignard, il apparaît comme un caractère dominé. Vladimir, lui, se présente comme un intellectuel, instruit (il a lu la Bible), gardien de la mémoire (allusion à leur passé, l. 3-6), philosophe… Et volontiers donneur de conseils.

La tension entre le physique et le métaphysique :

Les préoccupations des deux personnages sont tiraillées entre les misères les plus terre à terre, symbolisées par les accessoires (chapeau, chaussure), et des préoccupations métaphysiques, qui transforment leur condition en représentation de la condition humaine toute entière. Alternance des deux préoccupations : Vladimir commence par une évocation nostalgique de leur passé (l. 3-6), puis revient à des considérations terre à terre. Un mot d’Estragon,  « tu attends toujours le dernier moment » (allusion aux ennuis de vessie de Vladimir) relance celui-ci vers la métaphysique : le « dernier moment », c’est la mort que l’homme passe sa vie à attendre… ou à redouter. (l. 30-49) ; le manège d’Estragon avec sa chaussure le ramène alors à la réalité quotidienne, mais lui donne aussi l’occasion d’une remarque sentencieuse : « voilà l’homme tout entier… » L’idée de culpabilité lui suggère alors l’idée du repentir…

Il y a donc un va-et-vient constant entre les propos les plus prosaïques et les plus philosophiques ; ce qui a pour effet d’éviter au spectateur de prendre tout à fait au sérieux leur « méditation » : Vladimir, en particulier, n’est qu’une parodie d’intellectuel.

L’oscillation entre farce et tragédie

La condition des deux bonshommes est tragique, comme peut l’être la condition humaine :

Parvenus à un point d’extrême dénuement (ils n’ont plus rien), et au terme de leur existence (l’allusion à la Tour Eiffel qu’ils auraient gravi « dans les premiers » situe leur jeunesse autour de 1900, cinquante ans auparavant), ils n’ont plus qu’à attendre, outre l’improbable Godot, un « dernier moment » qui les tente autant qu’il les épouvante.

Pourtant, Beckett nous invite plutôt à sourire des deux personnages :

La familiarité, voire la grossièreté de leurs propos, leur attitude quasi enfantine (c’est à celui des deux qui se plaindra le plus !), et surtout les jeux de scène directement issus du cirque ou du music-hall en font des personnages plutôt comiques, dans la droite ligne de Charlot : comme lui, ils se passionnent pour leur chapeau (melon !) et leurs chaussures, et leurs gestes, mécaniquement identiques (voir les didascalies), ressemblent à ceux des clowns.

Enfin, leur caractère terre à terre leur interdit une vraie pensée abstraite :

« Je me sens tout drôle » dit Vladimir pour traduire son malaise existentiel ; le sauvetage d’un larron sur deux devient « un pourcentage honnête », et quand il s’agit de parler de la culpabilité humaine, Vladimir parle de chaussures (l. 56-58).

Conclusion :

En attendant Godot est donc une pièce qui met en scène la condition humaine, dans ce qu’elle a de tragique. Mais, aux yeux de Beckett, rien n’est plus drôle que le désespoir, et les personnages de Godot amusent autant qu’ils émeuvent et font réfléchir.

L’exégèse sur les  deux larrons, de « tu as lu la Bible » (p. 13) à « les gens sont des cons » (p. 16)

Le thème des deux larrons fait partie des nombreuses occurrences de thèmes religieux dans la pièce. Voir synthèse.

  1. Une conversation « pour passer le temps » :
    1. Digressions (l’école avec ou sans Dieu, le passé poétique d’Estragon), interruptions (« comment va ton pied ?« ), familiarités…
    2. Le but : seulement passer le temps. Il ne s’agit que d’un « jeu » : « voyons, Gogo, il faut me renvoyer la balle
      de temps en temps« .
  2. Les relations entre les personnages :
    1. Mauvaise humeur et mauvaise volonté d’Estragon, qui finalement se laisse entraîner : on voit que Vladimir le domine, à la
      fois intellectuellement et parce qu’il prend l’initiative du jeu.
    2. Logique et pédantisme comiques de Vladimir : il veut paraître savant ! mais sa science est mise en défaut, comme on va le
      voir.
  3. Une réécriture :Pour s’en rendre compte, il faut aller voir les textes d’origine.
    1. Une réécriture imparfaite : en réalité les quatre Evangélistes parlent des deux larrons, mais un seul (St Jean) ne mentionne pas leurs insultes à l’égard du Christ. Deux (St Marc et St Mathieu) et non un disent que les deux larrons l’ont insulté ; enfin, la version qui parle d’un larron sauvé est celle de St Luc. La mémoire de Vladimir paraît presque aussi défaillante que
      celle d’Estragon.
    2. Une réécriture orientée : chez St Luc, le salut d’un des larrons est directement lié au fait qu’il s’est refusé à injurier le
      Christ comme les autres, et qu’il a réprimandé son compère. Or cette justification manque totalement chez Beckett : ici, le salut accordé à l’un, refusé à l’autre semble totalement arbitraire.
    3. Pourquoi ce thème ?
    1. Il s’agit d’une véritable « mise en abyme » d’un des thèmes principaux de Godot : l’arbitraire du destin, qui fait que sur deux personnages parfaitement interchangeables, l’un est damné et pas l’autre.
      • Les deux garçons, celui de l’Acte I et celui de l’Acte II : si semblables qu’on ne peut les distinguer, et joués par le même enfant. Or l’un des deux est battu (p. 71)
      • Lucky et Pozzo : ce dernier souligne que seul le hasard a réparti les rôles (p. 43), faisant de l’un le maître tout-puissant et cruel, et vouant l’autre à un esclavage qui nie sa qualité d’être humain.
      • Vladimir et Estragon : pourquoi ce dernier est-il battu ? Le thème est récurrent : p. 10, 82-83, 111… C’est encore Estragon qui reçoit un coup de pied de Lucky, et qui, dans l’acte II, s’exclame : « je suis damné ! » (p.103-104)
    2. C’est le thème essentiel de la pièce : le destin n’a pas de sens, il n’y a pas de justice divine, c’est le règne de l’absurde. La vie n’a donc pas de sens, et il faut s’en accommoder.
      Cela évoque deux répliques, l’une de Pozzo, l’autre de Vladimir :
    • « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. » (Pozzo, p. 126)
    • « Est-ce que j’ai dormi, pendant que les autres souffraient ? Est-ce que je dors en ce moment ? Demain, quand je croirai me réveiller, que dirai-je de cette journée ? […] A cheval sur une tombe, et une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. On a le temps de vieillir. L’air est plein de nos cris. (Il écoute).Mais l’habitude est une grande sourdine. » (Vladimir, p. 128)

Les thèmes bibliques dans la pièce.

Les thèmes bibliques sont nombreux dans la pièce :

ACTE I

  • L’arbre, pouvant à la fois évoquer celui de la connaissance, donc de la damnation, ou une croix : il est le lieu du suicide – du supplice ? toujours raté. Le thème est traité ici sous la forme de la dérision.
  • Le thème de la faute, de la culpabilité : Vladimir propose à Estragon : « si on se repentait ? » (p. 13) ; il suggère plus loin qu’Estragon pourrait être coupable, si on le bat : « je ne faisais rien ! » se défend celui-ci. Enfin, à la fin de la pièce, Vladimir craint que Godot ne les punisse s’ils cessent d’attendre.
  • On a vu le thème des deux larrons. (p. 13-16)
  • À l’égard de Godot, ils sont des « suppliants ». Ils lui ont fait « une vague supplique » (p. 23-24)
  • Pozzo, à son tour apparaît comme un Dieu dégradé : « d’origine divine » (p. 30) ; et les hommes « ne lui ressemblent
    qu’imparfaitement« .
  • Le monologue de Lucky semble reprendre ce thème du Dieu absent, indifférent (une figure de Godot) : à barbe blanche comme Godot (p. 130), apathique, incapable d’étonnement (néologisme créé à partir du grec « thambein » = être frappé d’étonnement, avec le suffixe privatif a- ) et dont les choix sont totalement arbitraires.

« […] Un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra […] » p. 59

  • Enfin, p. 73, Estragon se compare à Jésus… et l’envie, parce qu’au moins, en Terre sainte, « on crucifiait vite ».
  • ACTE II

    • La « petit chanson » de Vladimir (p. 80) évoque une croix.
    • p. 87 : « il faudrait me tuer, comme l’autre », dit Estragon. Mais qui est l’autre : Lucky ? (Pozzo disait « pour bien faire, de tels êtres, il faudrait les tuer » (p. 43) ou Jésus ? Vladimir conclut en effet : « à chacun sa petite croix »…
    • p. 117, Estragon s’amuse à chercher les noms de Lucky et Pozzo : il les compare à Abel et Caïn (encore un couple dont l’un est sauvé, et l’autre damné), et il ajoute : « c’est toute l’humanité ».
    • p. 123 : le jeu de mots sur Lucky / Abel se poursuit, par une antanaclase : « au juste », employé au sens adverbial (« exactement », « en fait ») est compris par Estragon comme un complément d’attribution : « à l’homme juste ». COMME POZZO EST L’IMAGE DEGRADEE DE DIEU, LUCKY EST L’IMAGE DEGRADEE DU JUSTE.
    • p. 133 : « nous serons sauvés », assure Vladimir, si Godot vient.

    Beckett ne retient de ces références religieuses que l’image d’un Dieu qui punit, torture « les justes », condamne ou sauve de  manière totalement arbitraire : un Dieu injuste, indifférent ou absent.

    L’attente de Vladimir et Estragon est donc vaine, sans espoir.

    Il n’y a pas de salut possible, et le supplice de l’attente, de l’ennui peut continuer, indéfiniment – mais dans une dégradation progressive qui semble ne pas avoir de fin. A la fin de l’acte II, Pozzo est aveugle, Lucky muet, Vladimir et Estragon plus démunis que jamais, et plus que jamais à la recherche désespérée d’un divertissement qui rende leur attente supportable ; mais la pièce ne s’achève pas : ils reviendront « demain »…

    Explication de texte : « le Knouck », pages 45-46

« En attendant Godot » joué à Avignon en 1978

  • Rappelons brièvement ce qui vient de se passer : Estragon vient de recevoir un magistral coup de pied de Lucky, l’esclave de Pozzo ; et soudain Pozzo se met à expliquer ce que furent, au début, ses relations avec Lucky.

    Par commodité, nous numéroterons les lignes du texte, en commençant à « savez-vous qui m’a appris… » (p. 45) et
    jusqu’à « Qu’est-ce que j’ai fait de ma pipe ? » (p. 47), soit 72 lignes.

    Cette scène est marquée par deux coups de théâtre :

    • La révélation sur la vraie nature de Pozzo
    • Le double revirement de Pozzo, qui se pose soudain en victime, puis nie tout.

    Pozzo : Nous avons appris de lui que c’est un propriétaire foncier (p. 31), un personnage égoïste et mal élevé qui boit, mange et fume devant Vladimir et Estragon affamés, sans même songer à partager son repas, et qui cherche à se débarrasser de son esclave en le vendant dans une foire.

    Nous apprenons ici quelques bribes de son passé : son âge (il y a plus de soixante ans qu’il a pris Lucky avec lui ; il est donc extrêmement âgé, plus vieux que Vladimir et Estragon), sa condition : sans doute a-t-il exercé un métier peu glorieux, qu’il se refuse à nommer (l. 8) ; et il est sans illusions sur ses propres capacités intellectuelles et esthétiques : « La beauté, la grâce, la vérité de première classe, je m’en savais incapable » (l. 8-9). Un personnage qui perd ici beaucoup de son prestige !

    Un personnage obsédé par le goût du paraître – un goût parfois en contradiction avec la réalité : lorsqu’il enlève son chapeau, il apparaît « complètement chauve » (p. 46, l. 23) : comment interpréter cette calvitie : crâne rasé des nazis (on est en 1953 : ce « look » évoque alors celui des jeunes nazis de la période 1933-1945) ? ou tout simplement extrême décrépitude ?

    Le second coup de théâtre : il se présente comme victime de sa victime. Comportement tout à fait caractéristique du bourreau : cf. les nazis se disant « persécutés par les Juifs », l’occupant allemand se disant victime du « terrorisme » des Résistants, les tortionnaires rejetant la faute sur les résistants algériens pendant la guerre d’Algérie… sans parler d’exemples plus récents.
    On peut aussi voir là le signe que leurs rôles sont à la fois complémentaires et interchangeables : cf. p. 43 : « Remarquez que j’aurais pu être à sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s’y était pas opposé. »
    On peut enfin imaginer que Pozzo, décidément comédien, se donne tout simplement en spectacle, dans un registre inattendu : celui du pathétique -– prémonition de ses cris et de ses appels de l’acte II.
    On peut enfin supposer que la dégradation de Lucky provoque en lui une vraie souffrance : on verra pendant le monologue de Lucky que Pozzo manifeste une douleur physique, alors qu’autrefois Lucky « pensait très joliment à voix haute » et qu’il pouvait l’écouter pendant des heures. (p. 54)

Enfin, la scène s’achève sur une première perte : celle de sa pipe, qui en amorce une série ; il perdra ensuite son pulvérisateur (p. 56) puis sa montre (p. 64). Dans tous les cas, disparitions inexplicables, comme si les objets s’évanouissaient d’eux-mêmes.
[on peut noter la grande importance des objets pour Beckett. Ainsi, dans le roman Malone meurt, l’ultime effort de Malone consiste en un inventaire de ses maigres biens… qui eux aussi lui échappent progressivement.]

Les rapports de pozzo et lucky

(voir synthèse)

Le « knouck » : nom inventé mais qui évoque le « knout », ce fouet qui servait à frapper les esclaves en Russie.
Les deux noms de Lucky évoquent son caractère clownesque : « lucky » signifie « celui qui a de la chance » en anglais (et on a vu, p. 43, combien le hasard l’a peu favorisé), et « knouck » a quelque chose de comique. Pozzo en fait ‘équivalent de « bouffon ».

Lucky est ici totalement passif, mais il « tressaille » (l. 43) quand Pozzo l’accuse : révolte ? culpabilité ? Beckett nous laisse libre d’interpréter.

Les réactions de Vladimir et Estragon

La première réaction est d’indignation vertueuse devant la cruauté de Pozzo. C’est dans la logique : Vladimir ne voulait plus parler à Pozzo (cf. p. 38 : « il ne peut plus supporter ma présence. Je suis sans doute peu humain, mais est-ce une raison ? » dit Pozzo, parlant de Vladimir). De même, Estragon a voulu consoler Lucky, et en a été mal récompensé.

Mais cette réaction humaine et généreuse est aussitôt tournée en dérision par le revirement des « héros » : les larmes (excessives, fictives) de Pozzo suffisent pour qu’ils se mettent, mécaniquement à accuser Lucky ! Et ils le font presque dans les mêmes termes, ce qui souligne le grotesque de ce revirement.

En réalité, « c’est le dernier qui se plaint qui a raison » ; il n’y a de la part de Vladimir et Estragon aucune solidarité entre exclus, aucune analyse : ils réagissent par réflexe, sans la moindre distance, sans aucune lucidité.

Le travail du temps

Une immense profondeur de temps : on savait que Vladimir et Estragon se connaissaient depuis cinquante ans ; on apprend que
Pozzo a pris Lucky avec lui « il y a soixante ans ».

Le temps semble ne pas atteindre les personnages : Pozzo se croit encore semblable à un jeune homme.

Un temps qui ne passe pas : « la nuit ne viendra-t-elle donc jamais » gémit Vladimir (l. 4-5)

Pourtant le temps a fait son travail de sape. Nombreux connecteurs temporels : « autrefois », « à présent », « un si vieux serviteur », « après tant d’années », « autrefois ». Et le temps agit dans le sens d’une dégradation : autrefois Lucky dansait, pensait, était « gentil » et rendait son maître meilleur… Effrayant contraste entre l’image du passé et celle du présent.
Le temps fait sous nos yeux son travail de mort : Pozzo perd l’un après l’autre ses objets, et du coup son prestige : les deux clochards, d’abord tétanisés par la peur, osent l’interroger (p. 39), puis s’indignent contre lui (p. 46) et finissent par se moquer de lui (p. 48). C’est un prélude au deuxième acte, où Pozzo aura perdu la vue, la notion du temps, et toute forme de perspective ; où il n’aura même plus le contrôle de son corps dont il est si fier ici (il ne peut se relever, ne maîtrise pas ses sphincters), et où il est totalement dépendant.

Le Monologue de Lucky

1ère approche : écoute de la version de 1953 (Jean Martin)

  • Un ton d’abord monotone, puis extrêmement pathétique, qui devient frénétique : Lucky semble pris d’une transe, d’une crise de folie. On est à l’opposé de la pensée, qui suppose calme, raison… Des cris discordants renforcent l’impression mécanique / animale ;
  • On ne comprend rien, surtout quand le débit s’accélère : un discours foisonnant, incompréhensible, incohérent ;
  • On repère certains tics du discours : « étant donné… », « n’anticipons pas », « reprenons »…
    Lucky fait un cours universitaire (d’ailleurs Beckett s’est servi de notes prises durant une conférence !)

→ c’est une caricature de pensée et de discours.

2ème approche : lecture du texte

  • Confirme l’audition : on repère des liens logiques (étant donné, considérant, d’autre part…) mais qui fonctionnent à vide, d’autant que la syntaxe devient aberrante : phrases inachevées, agrammaticales ;
  • Une parodie de progression, alors que le discours s’enlise. les derniers mots (« les pierres », « inachevés ») montrent une sorte de pétrification du discours, marqué également par toutes les occurrences du mot « pierres » notamment dans les noms propres : « Steinweg », « Petermann ». On nous annonce un aboutissement (« n’anticipons pas ») mais on n’arrive qu’à un constat d’ignorance (« on ne sait pas »)
  • Une exubérance verbale : mots inventés (athambie, du grec « thambein » : fait de ne pas pouvoir être frappé d’étonnement. Indifférence et apathie), cacophonie, jeux sur les sonorités, bégaiement… le discours prolifère en désordre. Nombreux noms propres, souvent argotiques et grotesques : Testu et Conard.
  • Une multiplicité de thème abordés : théologie (Dieu) mêlée de superstition (Miranda), métaphysique (l’existence, le temps, l’étendue), les sciences et techniques (anthropométrie, calculs, recherches…), le sport (football, tennis…), géographie et climatologie…
  • Sentiment d’une grande violence, confirmée par les didascalies dans les marges : murmures de Vladimir et Estragon, souffrance grandissante de Pozzo, et déchaînement p. 61 : Lucky, jeté par terre, hurle ; tous se jettent sur lui en criant. Tout se passe comme si la folie du discours, le déraillement de la raison avaient pour effet immédiat de susciter une souffrance insupportable, et une violence incontrôlée.
  • Le discours de Lucky est une réaction en chaîne, provoquée par un fait matériel (on lui a mis son chapeau) et stoppée de même : on le lui enlève… et Pozzo le piétine. La « pensée » n’est plus qu’un réflexe conditionné (cf. le chien de Pavlov). Lucky, après cet effort, s’effondre. Il n’a plus rien d’humain.
  • Mais les discours apparemment plus logiques de Pozzo, Vladimir et Estragon, qui ne sont que purs bavardages, sont-ils tellement plus riches de sens ?

3ème  approche : la version d’Asmus (FR3) :

  • Le rôle de Lucky est joué par Polanski. Grande raideur ici du personnage : on insiste sur son aspect de quasi automate.
  • Débit plus lent, moins violent. L’agression du spectateur est moins violente.
  • Laquelle des deux versions est préférable, et pourquoi ?

Couple Lucky / Pozzo

Deux apparition de ce couple en mouvement, qui s’oppose au couple immobile Vladimir / Estragon : premier acte p. 28-66 et 2ème acte p. 108-126.

Alors que le couple paraît, malgré sa marginalité, appartenir encore à une humanité acceptable », moyenne, le couple Lucky-Pozzo choque irrémédiablement le spectateur.

Entrée en scène : claquement de fouet, cris : mise en place d’une extrême violence, qui d’ailleurs fait peur aux deux clochards.

Puis arrivée des deux personnages :

  1.  Pozzo est un propriétaire terrien, arrogant et sûr de lui (« mes terres », p. 31 ; domaine vaste qu’on parcourt en six heures au moins (p. 31).
  2. Lucky n’est pas un homme : son allure est celle d’une bête de somme ; il dort debout, chancèle sous le poids des bagages, comme un chien il a le cou entaillé par la corde (p. 34) ; enfin son maître veut le vendre à la foire. On s’adresse à lui comme à une bête (Debout ! En avant !) Et les comparaisons utilisées sont animales « porc », « les vieux chiens »(p. 43). D’ailleurs il n’est même pas une compagnie pour Pozzo : « quand on chemine tout seul… » (p. 31). Pourtant il a des réactions humaines : il parle, il pleure. Sa parole est purement mécanique, conditionnée par le port d’un chapeau p. 58 et p. 62 : réflexe de Pavlov.Lucky (nom ironique) est donc un « knouk » : néologisme : clown, bouffon destiné à amuser, à distraire… Mais on entend aussi « knout », fouet clouté dont on frappait les esclaves russesSans doute les relations ont-elles été différentes, à un moment lointain et indéterminé : Pozzo raconte lui-même que Lucky lui a appris le peu qu’il sait (p. 45) ; s’agit-il d’un intellectuel déchu ? On n’en saura pas plus.

Les relations actuelles de Lucky et Pozzo au 1er acte

Obéissance passive d’un côté (mais sans doute une certaine rancœur : Lucky se venge sur Estragon), mépris haineux de l’autre.
Relation maître / esclave, ou maître / animal. Interdépendance : le maître ne peut exister que par l’esclave. Cf. dialectique maître /esclave chez Hegel (phénoménologie de l’Esprit) : l’esclave est celui qui a eu peur de mourir : il est donc dominé par son maître ( »chacun son dû » p. 43). Mais, au contact de la réalité, l’esclave se met à penser, et rapidement prend conscience de lui-même mieux que le maître, coupé du réel… En fait cela s’arrête là chez Beckett ; l’esclave est trop détruit pour faire progresser l’histoire.

On peut néanmoins se demander s’il n’y a pas une certaine réciprocité : le maître un moment se pose en victime, (p. 46) : comportement caractéristique des bourreaux : les parents tortionnaires disent avoir un enfant difficile, les Nazis se disaient victimes des Juifs…

Les relations de Pozzo et Lucky à l’acte II

Passage plus bref (p. 108-126). Un cataclysme semble s’être abattu sur les deux personnages : Lucky, muni d’un chapeau neuf, ne parle plus du tout. Il paraît totalement passif, à demi-mort. La corde qui le lie à son maître est plus courte (lien plus fort, ou servitude renforcée ?)
Pozzo ne l’a pas vendu à la foire de St Sauveur ; il est devenu aveugle. Vieillard incapable de se relever, il devient pitoyable et gémissant. Au premier acte, il concédait quelques os de poulet à Estragon ; ici il doit offrir de l’argent pour qu’on l’aide. Il devient à son tour victime de la violence d’Estragon et Vladimir.
Mais s’il a plus que jamais besoin de son domestique, les relations n’ont pas changé : même violence p. 123 :

« Hé bien qu’il tire d’abord sur la corde, en faisant attention naturellement de ne pas l’étrangler. En général ça le fait réagir. Sinon, qu’il lui donne des coups de pied, dans le bas-ventre et au visage autant que possible »

Et cette fois, Lucky sera réduit à n’être que la victime de la violence d’Estragon.
On retrouve entre Lucky et Pozzo, les mêmes relations : mêmes ordres brefs, même mépris, même docilité animale de Lucky.

Conclusion

Il ne saurait en aucun cas y avoir le moindre commencement d’amitié entre les deux, dans la mesure où Lucky semble ne rien éprouver, pas même de l’humiliation et de la révolte. Il est descendu en deçà de l’humain, totalement passif et docile entre les mains de son bourreau. Proche de la mort, il évoque le « Müselmann » des camps (voir Primo Levi ou Semprun) : cf.  « Je crois bien qu’il est en train de crever » p. 34

Quant à Pozzo, il est tout aussi pitoyable : bourreau assez minable, essayant de dominer les deux clochards (qu’il impressionne peu), il joue une comédie : politesse, bonnes manières, lyrisme… Prenant à chaque fois à témoin son public. Mais il perd tout, sa pipe, son vaporisateur… Ce qui annonce la décrépitude finale.

A la fin il est aveugle, et a perdu la notion du temps. Ironiquement comparé à Abel ; c’est désormais une épave. Incapable d’autre chose que d’appels à l’aide. Mais toujours incapable de réels rapports humains.

Le couple Lucky-Pozzo, c’est donc le contraire de rapports humains « normaux » ou « acceptables » ; il sert à mettre en valeur le couple Vladimir/Estragon.

Les relations entre les deux couples, Vladimir/Estragon & Lucky/Pozzo.

Première partie, p. 28-66.

Dès le début de la scène, Vladimir et Estragon se posent en situation de dominés à l’égard de Pozzo :

Ils ont peur, s’adressent à lui avec respect (« monsieur »), s’excusent… Pozzo se comporte en tyran : il parle « d’une voix terrible » (p. 29), se fait menaçant (p. 30) ; il se présente lui-même, alors que les deux autres ne lui disent jamais leur nom, sans qu’il s’en préoccupe. Et il s’affirme comme « propriétaire terrien » (P. 31).

Il joue aux deux compères une comédie de l’amitié, qui tourne court, dans une scène à la fois grotesque et cruelle : contredisant tous les codes de la sociabilité, Pozzo dévore gloutonnement un poulet et boit devant ses « amis » qui pourtant ont manifestement faim et soif ! Le premier critère de l’amitié, le partage, est ici battu en brèche, en même temps que la grossièreté du personnage éclate sous le fragile vernis des bonnes manières (« A la bonne nôtre »).
Scène contraire : Estragon s’humilie (à la grande indignation de Vladimir) jusqu’à demander les os, d’abord à Pozzo, puis, pour comble, à Lucky, en l’appelant « monsieur »; : à ce moment (et la didascalie montre un Pozzo « aux anges »), Estragon s’est ravalé en deçà de la sous-humanité de Lucky. La grande jouissance de Pozzo est donc, plus que d’avoir une compagnie, d’humilier et de détruire ceux qui l’approchent. Pozzo exerce donc un pouvoir, qui ira d’ailleurs en diminuant : il remarque, p. 39 : « tout à l’heure, vous me disiez Monsieur, en tremblant. Maintenant vous me posez des questions ; ça va mal finir ». Et pour finir (p. 48), les deux compères le trouvent « marrant » et même « tordant » : il a perdu son prestige.

Mais très vite aussi, on s’aperçoit que son attitude est celle d’un artiste, ou d’un
bonimenteur, devant un public.

Son apparence est celle de Monsieur Loyal, domptant un animal (p. 31) Et il place d’autorité Vladimir et Estragon devant une double comédie : ses bonnes manières à leur égard, son pouvoir à l’égard de Lucky.

  • Il offre Lucky en spectacle, en le faisant mouvoir, puis danser, puis penser : il veut épater les deux vagabonds, par l’étalage d’un pouvoir absolu. Non seulement il fait ce qu’il veut de Lucky, mais il est seul à pouvoir le faire : Lucky est « méchant », il blesse d’ailleurs Estragon.
  • Vaguement conscient du caractère inhumain de cette domination, il se pose également en victime – pendant un temps ; mais ce rôle n’est guère crédible, et il l’abandonne bientôt.
  • Mais c’est surtout lui-même qu’il met en scène : et il veut à tout prix retenir son public – Vladimir écœuré qui veut partir (p. 38). Il se livre à un véritable numéro d’acteur, demandant ensuite à son public de le juger. Un mauvais acteur, qui ne s’attire que des réponses toutes faites, parfaitement hypocrites. La fausse sociabilité ne produit que de fausses relations d’amitié.

Son jeu : la mise en scène de la sociabilité, de l’amitié :

« Mes amis, je suis heureux de vous avoir rencontré (Devant leur expression incrédule.) Mais oui, sincèrement heureux » (p. 31)
= Formules rituelles de la fausse sociabilité, réduite à un pur spectacle – et qui ne rencontrent pas l’adhésion du public ! L’expression « mes amis » (une des rares occurrences du mot dans la pièce) est aussitôt dévalorisée, placée sous le signe de l’insincérité. La longue réplique qui suit (p. 32-33) est un festival de phrases creuses (« le fond de l’air est frais »), de pseudo formules de politesses et de vraies rosseries (« voyez-vous, mes amis, je ne peux me passer longtemps de la compagnie de mes semblables […] même quand ils ne me ressemblent qu’imparfaitement ») ; Pozzo avoue naïvement, en sa présence, que l’amitié qu’il offre est un pur divertissement à la solitude.

= L’une des répliques suivantes reprend le jeu antérieur de la fausse sociabilité : Pozzo s’excuse (« je suis indiscret ») tout en continuant d’étaler son pouvoir : il fume sans rien offrir aux autres. Et il met en évidence le caractère artificiel de cette politesse-spectacle : « Comment me rasseoir maintenant avec naturel, maintenant que je me suis mis debout ?« .> La scène se répète, p. 49-50, plus développée ; cette fois, Estragon donne la réplique, avec une collision comique entre deux codes : « ne restez pas debout comme ça, vous allez attraper froid » – synthèse entre le « asseyez-vous » et le »couvrez-vous »… le tout à deux reprises, p. 50 et 51. Pozzo apparaît presque aussi mécanisé que Lucky, incapable de se lever ou de s’asseoir sans un signal. Vladimir et Estragon ont plus de liberté !

Une scène de l’incommunicabilité, en même temps qu’une mise en scène des pouvoirs :

  • Les personnages parlent comme d’un absent d’une personne présente : « il ne peut plus supporter ma présence » (à Estragon, parlant de Vladimir) ; « voilà qu’il m’adresse à nouveau la parole » (idem) ; « je crois qu’il t’écoute » (à Estragon, parlant de Pozzo) ; « il souffle comme un phoque » (d’Estragon à lui-même, à propos de Lucky). Tout se passe comme si les personnages pouvaient tout juste s’entendre deux à deux, sans jamais inclure un 3ème interlocuteur.
  • De nombreuses questions restent en suspens un certain temps, inlassablement répétées sans qu’on les entende : le spectateur a l’impression d’un dialogue de sourd : « pourquoi ne dépose-t-il pas ses bagages ? » (quatre fois) ; « vous voulez vous en débarrasser ? » (sept fois)

Enfin, ce sont les deux héros qui ont le mot de la fin :

Vladimir. – Ça a fait passer le temps.
Estragon. – Il serait passé sans ça.
Vladimir. – Oui. Mais moins vite.

La rencontre avec Lucky et Pozzo est donc réduite à ce qu’elle est : un pur divertissement.

Deuxième partie, p. 108-126

La scène commence comme la précédente avait fini : Pozzo et Lucky représente un « renfort », un divertissement qui soulage la solitude de Vladimir et Estragon. Mais les personnages ont bien changé : Pozzo, devenu aveugle, n’a plus l’autorité du premier acte – sauf sur
Lucky. Il est maintenant à la merci des deux vagabonds, qui en profitent d’abord pour le faire attendre, puis pour lui extorquer de l’argent. Ils vont jusqu’à lui intimer l’ordre de se taire, et à le frapper (P. 116)
Progressivement, à mesure que Pozzo se redresse, il recommence à dominer la scène : les vagabonds au début le tutoient, puis reviennent au « vous » et au « Monsieur » ; dans le même temps, Pozzo redevient l’être dominateur du début ; il donne des ordres : « allez voir s’il est blessé » p. 123 et il refuse violemment de répondre (dernière réplique).
Scène déceptive pour Vladimir et Estragon, qui espéraient un divertissement semblable à la première scène, mais sont frustrés de spectacle : « j’en ai assez de ce motif » dit Vladimir ; « tu parles d’une diversion » renchérit Estragon (p. 122) ; ils jouissent un bref moment du pouvoir, mais finalement n’obtiennent rien en échange de leur bonne volonté.

Que représente le couple Lucky-Pozzo, pour Vladimir et Estragon ?

  • La violence des relations entre Pozzo et Lucky met en évidence la relative tendresse qui unit Vladimir et Estragon ; l’inhumanité des uns renforce l’humanité des autres.
  • Ils représentent un divertissement, au moment où la solitude, la promiscuité, la vaine attente devenaient insupportables ; ils sont ainsi accueillis avec joie la seconde fois, Vladimir et Estragon se trouvant à bout d’inspiration pour passer le temps (ils sont allés jusqu’à jouer Pozzo et Lucky !)
  • Mais ils mettent en même temps en valeur leur faiblesse et leur lâcheté : dans le premier acte Estragon s’humilie pour des os de poulet ; dans le second, ils profitent de la faiblesse de Pozzo pour l’exploiter (ce qui d’ailleurs tourne court) et le frapper, et Estragon se déchaîne sauvagement sur un Lucky hors d’état de se défendre. Le contact de leurs semblables n’est fait que de violence, et eux-mêmes sont très loin d’être irréprochables !

Et la réciproque ?

  • Pozzo, pour exister, a besoin d’un public : Vladimir et Estragon, à l’acte I, lui en offrent un, relativement docile et complaisant.
  • A l’acte II, Pozzo est réduit à avoir besoin de leur aide, ce qui ne l’empêche pas de les rabrouer. Le personnage est décidément odieux !
  • En dehors de cela, il ne s’établit aucune relation véritable : Pozzo a oublié leur première rencontre, ignore toujours leurs noms (et Estragon lui en donne un faux : « Catulle »), tandis que Vladimir et Estragon les reconnaissent à peine. C’est pourquoi, dans un pareil contexte, le mot « amis » est parfaitement incongru, et fait rire Estragon.

Pozzo : […] mais êtes-vous des amis ?
Estragon (riant bruyamment) – il demande si nous sommes des amis !
Vladimir : Non, il veut dire des amis à lui.
Estragon : Et alors ?
Vladimir : La preuve, c’est que nous l’avons aidé.
Estragon : Voilà ! Est-ce que nous l’aurions aidé si nous n’étions pas ses amis ?
Vladimir : Peut-être.

Qui est Godot ?

Relevé des occurrences :

Premier acte

  • Première occurrence p. 16 ; Vladimir vient de se livrer à une exégèse –d’ailleurs fausse – des Évangiles ; en réalité, trois sur quatre parlent des « larrons », et deux mentionnent le fait qu’ils ont insulté Jésus. Mais effectivement, un seul précise qu’un des larrons fut sauvé. Or Beckett, protestant, connaissait parfaitement les textes : erreur volontaire, qui à la fois dévalorise Vladimir comme intellectuel, ou jette le doute sur la parole divine elle-même…
    Le doute d’ailleurs envahit tout : nos deux compères ne sont plus sûrs ni du lieu, ni du temps. Ni même du rendez-vous :
    « il n’a pas dit ferme qu’il viendrait »
    (p. 17)
  • 2ème occurrence p. 23 ; c’est un des moments de grâce où Vladimir et Estragon semblent parler d’une seule voix. Le contenu pourtant semble marqué par le doute : ils lui ont adressé « une sorte de prière [..] une vague supplique », et Godot a refusé de s’engager… Le portrait qui nous est dressé ici est celui d’un homme d’affaire (« registres », « correspondants », « compte en banque »…) ou d’un responsable qui ne s’engage pas à la légère.
    Face à lui, nos personnages trouvent cela « normal », et n’ont « aucun droit » : « ils les ont bazardés » (p.24)
  • Page 25, nos deux compères croient entendre du bruit : ils s’imaginent l’avoir entendu crier « après son cheval » : l’hypothèse annonce la venue de Pozzo, et sa confusion avec Godot. Et Vladimir d’évoquer un humble paradis :
     « Ce soir on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec, le ventre plein, sur la paille. Ça vaut la peine qu’on attende. Non ? » (P. 25
  • Enfin, p. 27, Estragon s’inquiète de leur relation à Godot : sont-ils liés –comme Lucky est lié à Pozzo ?
    A noter que par une étrange amnésie, Estragon n’arrive jamais à retenir le nom de Godot, que Vladimir doit constamment lui rappeler.
  • P. 29-31 : Pozzo est tout d’abord pris pour Godot ; les noms en effet se ressemblent. Mais Pozzo semble ne jamais en avoir entendu parler, et d’ailleurs il ne s’y intéresse guère (mais à qui peut-il s’intéresser, sinon à lui-même ?) :  « Ne parlons plus de ça » .
  • P. 39, Pozzo fait à nouveau allusion à Godot, dont il écorche le nom comme on a écorché le sien (nouvelle similitude ?)… mais c’est pour dissuader Vladimir et Estragon de partir !
  • Puis un long passage où ne figurent que quelques allusions : sur l’habitude de l’attente (p. 52) ou encore celle-ci :
    Estragon (se levant.) « – Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible »
    (p. 57-58)
  • P. 67, série de répliques qui scandent la pièce toute entière :

Estragon. – Allons-nous-en
Vladimir. – On ne peut pas.
Estragon. – Pourquoi ?
Vladimir. – On attend Godot.
Estragon. – C’est vrai

  • P. 68-72 : Scène avec le Garçon, envoyé de Godot. D’abord terrorisé par Estragon, il finit par délivrer son message ; nous apprenons d’abord que Godot « ne viendra pas aujourd’hui, mais demain – c’est à dire probablement jamais. Mais c’est la première fois que ce personnage existe en dehors des propos des deux vagabonds : il n’est donc pas le fruit de leur imagination.
    nous apprenons successivement :

    • que le garçon est gardien de chèvres,
    • qu’il a un frère, gardien, lui, de brebis, et que Godot bat celui-ci (un larron sauvé, pas l’autre… référence
      biblique ?),
    • et qu’il nourrit plutôt mal les deux garçons, qui dorment ensemble, dans le foin, au grenier… ce qui rappelle le fragile paradis évoqué plus haut par Vladimir.
    • En revanche, l’enfant ne sait ni si son maître l’aime, ni si lui-même est malheureux (ce dont Estragon, lui, vient de prendre
      conscience)…

    Estragon plonge alors dans une profonde dépression, et se compare à Jésus (abandonné par Dieu), p. 73.

Deuxième acte

  • Première occurrence p. 84 : la scène ci-dessus est réduite à sa plus simple expression :
    Vladimir. – On attend Godot.
    Estragon. – C’est vrai
  • L’attente semble beaucoup plus pénible ; répétition des mêmes répliques (à nouveau p. 88) ; nouvelle allusion biblique d’Estragon: « pour bien faire, il faudrait me tuer, comme l’autre » à quoi Vladimir répond « à chacun sa petite croix ».
  • Même chose page 100.
  • page 108, même jeu qu’au début : Lucky et Pozzo confondus avec Godot – mais cette fois, Pozzo n’a plus rien de triomphant,et le malentendu est aussitôt levé (seul Estragon a fait la confusion).
  • page 129 : entrée du Garçon – qui ne reconnaît pas Vladimir, et prétend n’être jamais venu, et n’avoir rencontré personne (ce qui renforce le doute philosophique qu’a exprimé Vladimir dans la tirade précédente : et si tout cela était irréel ?)
  • Nous apprenons que le « frère » du garçon (mais lequel ?) est malade, que Godot « ne fait rien » et qu’il a une barbe blanche (image traditionnelle de Dieu dans la peinture). Nouvelle « fausse annonciation » : non seulement le garçon annonce que Godot ne viendra pas, mais c’est Vladimir qui fait les demandes et les réponses !
  • Page 131, variante :

Estragon. – Si, si, allons-nous en loin d’ici !
Vladimir. – On ne peut pas.
Estragon. – Pourquoi ?
Vladimir. – Il faut revenir demain.
Estragon. – Pour quoi faire ?
Vladimir. – Attendre Godot.
Estragon. – C’est vrai. [..]

  • Enfin, p. 132-133, deux répliques symétriques :Estragon. – Si on le laissait tomber ?
    Vladimir. – Il nous punirait (p. 132)Vladimir. – On se pendra demain. (Un temps) A moins que Godot ne vienne
    Estragon. – Et s’il vient ?
    Vladimir. – Nous serons sauvés.

Le sens du personnage :

Le nom de Godot évoque à la fois un mot anglais (« God« , Dieu) et des mots français tels que « godillot » (et le thème de la chaussure est omniprésent) et « goder » qui signifie « bander » en argot. Il faut se souvenir que Beckett écrivait « entre deux langues » : anglophone, il a rédigé En attendant Godot en français, mais l’a lui-même traduit en anglais.
Ce nom « divin » peut expliquer à la fois plusieurs aspects du personnages :

  • Il offre une figure du père bien ambiguë : Vieillard à barbe blanche (p. 130) il peut offrir un refuge (p. 25) et l’offre effectivement aux deux garçons (p. 72) ; mais il les nourrit mal (p. 72), et bat l’un d’entre eux, apparemment de manière tout à fait arbitraire (p. 71)…
  • Être de pouvoir, – il peut sauver, mais aussi punir – on peut facilement le confondre avec Pozzo ; cf. p. 29 : celui-ci, propriétaire terrien (= de la Terre ?) se dit d’origine divine ; les deux vagabonds sont « à son image », mais… imparfaitement (p. 30) ; enfin il va vendre son esclave… à la foire de Saint-Sauveur !
  • Godot est un personnage déceptif, dont on ne sait pas grand-chose, mais qui représente la figure centrale de la pièce… une figure absente, en creux. Comme Dieu, il a des messagers – les deux garçons… mais ceux-ci n’annoncent qu’une venue toujours reportée. Enfin, il n’a rien promis : il n’a même pas « dit ferme qu’il viendrait », et à la « vague supplique » de Vladimir et Estragon, il n’a opposé qu’une réponse dilatoire ; Godot apparaît donc comme un faux dieu, et son attente tourne à vide : il n’a aucun salut à apporter, quoiqu’en dise Vladimir p. 133.
  • Enfin, pour marquer encore ce caractère déceptif, le temps de la pièce est à la fois linéaire et circulaire :
    • il est circulaire, puisque l’on entend constamment les mêmes répliques, que les scènes se répètent d’un acte à l’autre : jeu avec la chaussure, arrivée puis départ de Lucky et Pozzo, intervention du Garçon…
    • il est linéaire, mais dans le sens d’une dégradation. Lucky et Pozzo ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes au 2ème acte ; les personnages ne tiennent plus debout ; ils n’ont presque plus rien à manger ; la blessure d’Estragon s’est infectée ; le premier garçon est malade… seul l’arbre, ironiquement, a reverdi, mais il n’apporte aucun espoir. L’attente des deux vagabonds semble de plus en plus pénible et ils ne savent plus quoi inventer pour passer le temps. Cela ne ressemble aucunement au temps linéaire devant mener à un quelconque salut ! D’autant que Godot est beaucoup moins souvent évoqué qu’au premier acte, et de manière beaucoup moins concrète – comme s’il s’éloignait ; au bout de la route, il y aura toujours l’absence, et cette fois l’extrême décrépitude et la mort.

Soumission et attente vaine d’un côté, indifférence de l’autre, et vagues promesses : les relations entre le couple de vagabonds et Godot ne doivent rien non plus à l’amitié  – et encore moins à l’amour !