Le roman au 17ème siècle | Biographie de Tristan L'Hermite | Bibliographie
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Un roman picaresque ? | L'influence de Don Quichotte | Un roman autobiographique ? |
Un roman d'apprentissage ? | Un roman comique ? | Auteur, narrateur et mode de représentation |
Le personnage romanesque | L'intrigue | L'espace romanesque |
Le temps romanesque | Une confession libertine ? | La littérature dans le Page disgracié. |
L'idylle anglaise, un roman dans le roman | Comique et burlesque dans le roman | La mélancolie dans le Page disgracié |
Le Page et les femmes |
Le roman picaresque est né en Espagne au XVIème siècle,
mais il vient d'une origine plus lointaine, notamment l'Âne d'or,
d'Apulée, roman du IIème siècle après J-C, et racontant les
mésaventures d'un héros, Lucius, transformé en âne, et qui va parcourir
toutes les classes de la société, et connaître les pires mésaventures,
avant de retrouver sa forme humaine.
Le roman picaresque raconte, sur le mode autobiographique, les mésaventures
de marginaux, orphelins, bandits de grands chemins, courtisanes, déclassés
de toutes sortes.
Le premier roman picaresque est la Vie de Lazarillo de Tormes (Anonyme, 1554), puis l'Histoire de Guzman d'Alfarache (Mateo Alemán, 1599-1604) ; mais le chef d'œuvre du genre est Le Diable boiteux (Velez de Guevarra, 1641) ; le genre se répandra bien vite en Europe, avec L'Histoire comique de Francion, de Charles Sorel (1623), Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (Allemagne, 1668), et surtout Gil Blas de Santillane, de Lesage (1715-1735) ; Moll Flanders, de Daniel De Foe (1722) est un des derniers avatars du genre, avec Barry Lyndon (Thackeray, 1843-1844).
Une autre influence, elle aussi venue d'Espagne, semble avoir prévalu : celle de Don Quichotte, de Miguel Cervantès. La première partie est parue en 1605, et sera traduite en français par César Oudin en 1614 ; la même année, un éditeur de Tarragone fait paraître une suite apocryphe ; indigné, Cervantès publie l'année suivante la suite authentique. Cette deuxième partie sera traduite par François de Rosset en 1618.
Les points communs sont nombreux, entre le Page disgracié et Don Quichotte – que certains, d'ailleurs, ont à tort identifié au roman picaresque :
Si les Essais de Montaigne ne peuvent guère être considérés
comme un précédent, – ils ne constituent pas, à proprement parler, un
récit autobiographique – en revanche, il existe un précédent : la Première
journée, récit de Théophile de Viau, publié en 1623, et resté
inachevé. Il s'agit d'un court récit à la première personne, de 18
pages, qui entremêle réflexions et récit de mésaventures diverses ; il
met en scène, outre le narrateur, l'un de ses amis, Clitiphon et le pédant
Sydias. Les noms disent assez le caractère fictif du récit, tout en
faisant référence à des événements réels de la vie de Théophile, par
exemple, la rencontre avec une procession, et le refus du narrateur, alors
protestant, de se découvrir devant elle.
Or nous savons que Théophile et Tristan étaient liés ; dans les Lettres
mêlées de Tristan figure un échange de correspondance entre Théophile et
lui.
Ils sont nombreux, comme l'indiquent les clés ajoutées par le frère de Tristan, Jean-Baptiste L'Hermite, dans l'édition posthume de 1667 : sa naissance, dans une famille illustre, son premier emploi comme page d'Henri de Verneuil, fils adultérin d'Henri IV ; son emploi de secrétaire auprès de Nicolas, puis de Scévole de Sainte-Marthe, et sa participation, en 1620 et 1621 aux campagnes de Louis XIII contre les Huguenots du Sud-Ouest.
Le Page disgracié s'éloigne donc en cela du roman picaresque, biographie purement fictive, et se rapproche de l'autobiographie à la manière de Théophile, d'ailleurs mentionné dès le prélude : "un des plus excellents esprits de ce siècle"... (p. 23)
Le roman commence lorsque l'enfant quitte sa famille pour entrer au service d'un jeune Seigneur : nous découvrons alors son apprentissage livresque, sa découverte du jeu et de la friponnerie, jusqu'à ce qu'il soit contraint de fuir. En Angleterre, il découvre l'amour ; de retour en France, après la prison et la fuite en Norvège, il revient à la cour et finalement découvre les horreurs de la guerre. Il entre alors dans l'âge adulte, qui ne nous sera pas raconté. Nous quittons donc le héros au seuil d'une nouvelle vie, apprentissage terminé.
L'enfant, puis l'adolescent réagit tout entier par rapport à ses lectures, et voit le réel à leur aune : les valeurs héroïques d'abord, qui lui vaudront sa première fuite, puis les valeurs romanesques, avec la jeune Anglaise. Avec celle-ci, c'est essentiellement un roman qu'il vit, lui récitant les Amours de Psyché et l'Astrée, dans une grotte qui semble sortie du Promenoir des deux amants. Mais à peine l'a-t-il quittée qu'il l'oublie, et dans la seconde partie, il n'en fera plus jamais mention.
L'ultime initiation est celle de la guerre : il n'en découvre que l'aspect violent et sordide, et en sort guéri de sa folie, comme de ses illusions romanesques.
L'enfant n'est d'abord qu'un petit perroquet, capable de réciter n'importe quelle fable pour séduire un auditoire adulte (ch. I, 5) ; puis son goût se forme, tout en le menaçant de rompre avec le réel : ainsi, il connaît toute la littérature alchimiste (p. 64)... Peu à peu, il devient poète, maladroit d'abord, puis expert au point de pouvoir utiliser son talent littéraire pour obtenir une gratification et se tirer d'embarras : voir le dernier chapitre.
Les mésaventures et les mauvais tours du Page appartiennent à la veine comique, depuis Rabelais et Scarron : quiproquos (le cuisinier pris pour un fantôme), présence d'animaux (une linotte, des perdrix, un dindon belliqueux, un singe, un chat...), des personnages hauts en couleur (un nain, un avare libéral, un vieux cavalier grotesque et jureur)... Nous sommes dans l'atmosphère du Roman comique, ou du fabliau, et l'on rit de bon cœur à l'évocation des mauvaises blagues que commet ou subit le Page. Voir plus bas, étude plus détaillée.
Pourtant, ce qui domine, c'est davantage la déploration : quoi qu'il fasse, le Page est toujours victime soit du destin qui s'acharne contre lui, soit de la malveillance, en particulier des puissants, et de la jalousie de ses semblables. L'image qui ressort de la société est celle d'un monde où la vérité, la justice, l'honnêteté sont toujours bafouées, où l'on ne peut se fier à rien ni à personne. Et la conclusion, franchement misanthrope, témoigne du désenchantement du Page. Tristan est donc fidèle à l'image de lui-même qu'il a construite dans sa poésie, notamment les Plaintes d'Acante.
Nous nous appuierons pour cette étude sur l'ouvrage de J-P Goldenstein, Lire le roman (cf. bibliographie)
L'auteur et le narrateur : voir ci-dessus, l'aspect autobiographique du roman, et les "clés" de Jean-Baptiste L'Hermite.
Le rôle du narrataire, Tyrinthe, et le caractère quasi épistolaire du roman ;
Une vision limitée au seul narrateur, et mêlant fiction et réalisme ;
Les modes de représentation (souvent mélangés dans les romans) :
Relation (les faits sont décrits, résumés, analysés ou commentés)
Représentation (les faits se déroulent sous nos yeux) : dialogue, monologue ou monologue intérieur.
Signalement du personnage :
son nom d'Ariston souligne son caractère fictif, et sa parenté avec Ariste (La Folie du Sage, qui apparaît comme une "suite" du Page) et avec Tristan, dont il est presque l'anagramme – or le nom de Tristan est lui-même un pseudonyme.
son âge : de 6 à 19 ans (ce qui apparente le Page à un roman d'apprentissage)
Son allure, son habit, son passé, son langage et ses valeurs ; ses lectures, notamment, sont révélatrices.
Caractérisation du personnage :
directe (les informations sont données par le narrateur ou le personnage lui-même)
indirecte (le lecteur doit les déduire d'un fait mentionné, ce qui suppose la connaissance fine d'un code culturel)
==> cette caractérisation permet de rendre le personnage vraisemblable, de lui donner une épaisseur. Elle suppose un pacte de lecture implicite qui autorise cette crédibilité.
Description fonctionnelle du personnage : il faut essayer, sans se limiter aux six actants de Greimas (trop rigides), de décrire les personnages par ce qu'ils font, par leur rôle dans l'économie de l'intrigue, plus que par ce qu'ils sont. (rôle de l'alchimiste, des différents "maîtres" du Page, de la jeune Anglaise...)
Le Page offre-t-il une intrigue mélodramatique, de maturation et/ou de détérioration, ou d'éducation ?
Peut-on distinguer une série "exposition / nœud / dénouement, sur le modèle du théâtre,
à l'échelle de chaque épisode ?
à l'échelle du roman entier ? Ce schéma ne convient guère au roman picaresque...
Comparer l'incipit et l'excipit :
l'incipit donne (dans quelle mesure ?) les éléments nécessaires à la compréhension de l'intrigue, et établit un contrat de lecture.
L'excipit clôt (ou non) l'intrigue : ici, faux excipit, ouvert sur une suite qui ne viendra jamais – ou du moins pas sous la forme d'un roman.
Les forces transformatrices : obstacles matériels ou moraux, les adversaires, les fuites successives...
L'ordre narratif :
le Page est composé de deux parties nettement distinctes : parallélismes et antithèses.
Chaque partie est divisée en chapitres, avec un titre-résumé : étudier l'enchaînement des chapitres (lien logique (b conséquence de a) et chronologique. L'ordre le plus naturel, "post hoc, ergo propter hoc", est-il toujours respecté ?
enchaînement, enchâssement, entrelacement.
Les fonctions des lieux : Les lieux ne sont presque jamais décrits, à l'exception de quelques uns, particulièrement importants, mais le plus souvent archétypaux : ainsi la grotte de la "jeune anglaise" (p. 121), lieu particulièrement à la mode en ces temps d'esthétique baroque et déjà présent dans les Plaintes d'Acante. Les lieux ne sont guère pour lui que des cadres, esquissés en quelques mots, et jamais nommés. (cf. "une des plus célèbres villes du monde" (= Paris), p. 26
espace ouvert / fermé : la distinction ne semble guère pertinente ici ; les lieux clos (le cabinet, la grotte, les diverses chambres...) peuvent aussi bien être lieu de délices que de danger (cf. les pièces où il est emprisonné). L'espace ouvert est plus souvent lieu de simple passage que de contemplation.
opposition ici / ailleurs : le Page vit essentiellement au présent, se remémore parfois des épisodes heureux (la "Jeune anglaise") mais le lieu n'est jamais l'origine, et encore moins le sujet de sa nostalgie.
les descriptions, du coup, sont réduites à leur
plus simple expression, le Narrateur n'indiquant que ce qui est
strictement nécessaire à la compréhension de l'action. Il n'y a là
aucun pittoresque.
Le rapport entre les lieux et les personnages, ce qui est
évident après Balzac, mais existe déjà avant : le goût du Page pour la
nature, le lien entre la jeune Anglaise et sa grotte... Mais tout cela reste
conventionnel, le Page ne s'attardant jamais sur un paysage.
Le rôle de l'espace dans l'intrigue : Le Page est en perpétuel déplacement, et l'on pourrait suivre son itinéraire sur une carte ; mais les lieux ne sont souvent indiqués que sous la forme d'une énigme, en quelques lignes, et sans nom précis : notons ainsi « une grande ville marchande que visite la Seine allant vers la mer » et « cette fameuse ville qui fut autrefois la capitale d’un petit royaume, et qui est aussi florissante pour les lettres et pour les arts qu’opulente pour la marchandise qu’on y voit arriver de tant de lieux » (dans les deux cas il s'agit de Rouen), « cette célèbre ville qui fut autrefois fondée par les Danois qu’on surnomma Pictes » (II, 19 : Poitiers) ; ou encore « cette fameuse cité, où le flux et le reflux de la mer et le courant d’un fleuve orgueilleux enrichissent un si beau port qu’il est avoué d’un des plus beaux astres » (Bordeaux) : Tristan instaure ainsi un jeu de connivence avec ses lecteurs érudits, tout en préservant l'anonymat de son récit. Mais tous ces lieux ne sont que des lieux de passage, où le narrateur séjourne quelque temps, subit une ou des mésaventures, et qu'il quitte généralement brusquement.
L'espace permet au romancier de varier les modes de
présentation : l'éloignement permet d'introduire une correspondance, p.
ex. C'est ainsi, par exemple, que la fuite du Page hors de sa prison permet
une brève correspondance entre lui et la jeune Anglaise ; mais c'est un
exemple unique.
En conclusion, les lieux semblent n'avoir qu'une pure fonction utilitaire pour Tristan ; il ne décrit pas, ne s'apesantit pas, sur aucun lieu, aucun paysage ; son goût pour la nature reste purement conventionnel, et la nature qu'il aime ne diffère guère des "fonds de tableaux" des peintres de son époque.
Temps externe :
Le temps de l'écrivain le conditionne : Tristan (1601-1655) a vécu sous Henri IV et Louis XIII, à une époque où le statut de l'écrivain commence à se fixer. Cette condition, encore quelque peu servile, transparaît clairement dans le roman : il devient un "écrivain à gages".
Le temps du lecteur conditionne la lecture : nous, au XXIème siècle, ne percevons pas les mêmes choses que les contemporains de Tristan ;
Le temps de l'Histoire est ici le même que le temps de
l'écrivain (entre 1600 et 1620) : cela donne à son roman un intérêt
historique, comme document. Ou plutôt, ce serait le cas, si les
événements vécus avaient quelque rapport avec l'Histoire... Or
l'essentiel du roman se déroule entre 1601 et 1620 ; des événements
majeurs ont lieu durant cette période, qui passent totalement
inaperçus dans le roman ! Ainsi, la mort de Henri IV est-elle
totalement escamotée. Certes, l'enfant n'avait alors que neuf ans ;
mais il vivait à la cour, dans l'entourage immédiat des Princes : il
est impossible qu'il n'en ait pas perçu au moins des échos. Or pas un
mot n'en est dit, et un lecteur inattentif ne ferait aucune différence
entre le Monarque du début, qui reçoit l'enfant à sa cour, auprès de
son fils naturel, et celui de la fin. Entre temps s'est écoulé une
régence, le pouvoir de Richelieu, la rébellion et la disgrâce de
Marie de Médicis et de Concini... et le début de la guerre de 30 ans !
Or on ne mentionne que la mort vers 1608 d'un premier Duc d'Orléans –
avant Gaston, le futur maître de Tristan !
L'Histoire ne réapparaît qu'à l'extrême fin du roman, lorsque Louis
XIII entreprend l'expédition de 1620 qui aboutira à l'annexion du
Béarn, et celle de 1621, avec les batailles de Saint-Jean d'Angély,
Clairac et Montauban. C'est que le Narrateur y participe, sans jamais
nommer les villes ni les hommes, et un peu de loin, comme Fabrice à
Waterloo...
Temps interne :
Durée de l'action : une quinzaine d'années ;
chronologie et datation – compliquée dans le Page par
l'absence des noms propres, qui rend flous les repères temporels ; l'on
nous dit seulement qu'il a quatre ans lorsqu'il apprend à lire, environ
5 ans lorsqu'il est placé comme Page, 11 ou 12 ans lors de l'épisode
de la linotte (donc en 1612 ou 1613, en pleine Régence), et environ 13
ans lorsqu'il doit fuir en Angleterre. Ensuite, les repères sont plus
vagues : il passe à peu près un an en Angleterre, et le roman
s'achève lorsqu'il a 18 ou 19 ans...
la place du dialogue (le temps de la narration = celui
de la fiction), de l'analyse ou de la description (le temps de la
narration est supérieur au temps de la fiction), du résumé ou de
l'escamotage (le temps de la narration est inférieur à celui de la
fiction) : le dialogue est fort peu présent ; en revanche, on trouve à
la fois analyse et réflexion (peu de description !), mais aussi et
surtout résumé et ellipse. Bien souvent, le narrateur s'abstient de
récits adventices, et annonce qu'il saute allègrement des passages :
les navigations, par exemple, sont souvent traitées en quelques lignes.
Le système temporel du roman : la place du récit (passé simple, domaine du faire) et de la description (imparfait, arrière-plan, domaine de l'être). Le Passé simple l'emporte donc largement sur l'imparfait : le récit apparaît comme nerveux, rapide, et souvent elliptique.
Conclusion : Temps et lieux sont donc traités d'une manière tout à fait particulière : alors que l'on proclame le caractère véridique et auto-biographique du récit, les éléments les plus susceptibles de créer un "effet de réel" sont escamotés ; ni noms de lieux, ni descriptions précises, et les allusions mentionnées à propos des villes transforment le roman en jeu de piste pour initiés ; quant aux dates, aux événements historiques, ils sont systématiquement gommés. Du coup, les seuls lieux paraissant "réels" sont ceux qui relèvent le plus de la convention littéraire, la grotte ou le cabinet londonien, et les seuls événements dignes d'être racontés, ceux de la vie privée d'un petit page disgracié et malicieux ! Les démêlés du petit garçon avec son précepteur l'emportent sur la mort d'Henri IV, pour le plus grand plaisir du lecteur...
Pour cette étude, nous nous appuierons sur l'article de Laurence Rauline (voir bibliographie).
Le 17ème siècle est
très religieux (Bossuet, Fénelon), mais certains auteurs assurent la
transition entre l’humanisme de la Renaissance et les philosophes du 18ème
siècle. Les Libertins ou libres-penseurs
veulent s’éloigner de la religion pour donner à la vie humaine un sens
uniquement terrestre. Hardis au début du siècle, puis combattus par Richelieu,
ils retrouvent leur audace sous la Fronde. Il y a bientôt une réaction chrétienne
(Pascal, Bossuet) mais jamais le courant ne disparaîtra vraiment.
Les libertins, dans leurs récits à la première personne, s'adressent à la fois à leurs adversaires jésuites, et en particulier le père Garasse (qui s'est notamment acharné contre Théophile), et à un lectorat plus favorable. Aux premiers, ils veulent donner une image transparente et sincère d'eux-mêmes, dans une perspective d'édification du lecteur : leur confession a valeur d'exempla, et à ce titre, leur prétention de se dépeindre, suspecte au premier abord, devient légitime. Aux seconds, ils se présentent comme des innocents persécutés, "offrant non pas un modèle moral et religieux, de comportement et de foi, mais l'image polémique du caractère répressif des pouvoirs, dont le lecteur déniaisé devrait tirer une leçon de prudence." (L. Rauline, art. cit. p. 1)
Dès sa première page, le Page disgracié souligne sa volonté de transparence et de sincérité : "une fidèle copie d'un lamentable original... une réflexion de miroir". Il veut donner l'image édifiante d'un narrateur modeste, humble, qui prend ses distance par rapport à ses erreurs de jeunesse (cf. ch. 5) ; l'excipit montre, lui, un homme devenu raisonnable, ayant acquis la "connaissance des hommes" et s'en tenant sagement à l'écart. Il est donc bien, de ce point de vue, dans la tradition religieuse et morale de la confession.
Néanmoins, il faut nuancer : tout d'abord, le narrateur du Page invite moins le lecteur à réfléchir qu'à réagir de manière affective, et à le plaindre : c'est à dire, finalement, à sympathiser avec ses fautes plus qu'à les condamner ! D'autre part, le Page se montre, tout au long du récit, plus victime de la méchanceté des autres que de sa propre faiblesse. Le chapitre 5 est à cet égard éloquent : le Page raconte comment il a acquis la funeste passion du jeu. Assurément, la faute en est à son goût du plaisir (qui lui fait fuir l'étude sérieuse et les préceptes de son professeur) et à son aveuglement : "les instigations d'une trompeuse et folle espérance". Mais elle en est bien plutôt à l'influence néfaste d'un garnement, à l'indulgence coupable des autres adultes, et des jeunes Princes qui l'entourent, qu'il séduit en leur débitant contes et romans, et qui en échange lui obtiennent l'impunité... Devenu un jouet, un pur divertissement pour ses jeunes maîtres, il les amuse, au détriment de sa santé morale. C'est donc cette société, qui transforme les jeunes gens désargentés en amuseurs et en jouets, qui est responsable.
Au reste, Tristan ne croit guère en la vertu des exemples, comme le montre le chapitre 13 de la 2ème partie (p. 175), où l'on voit l'extravagance d'un "avare libéral", qui "fit une ample et ridicule représentation de la sale avarice de son oncle"... pour tomber, par dépit, dans le défaut inverse d'une folle prodigalité : tout censeur ne l'est donc que par orgueil et démesure ; et les généralisations morales laissent sceptique...
L. Rauline montre dans son article que les Libertins (Théophile, d'Assoucy et Tristan) se présentent volontiers, de manière subversive, comme des figures christiques, subissant trahisons et tortures de la part des autorités, notamment religieuses. La volonté subversive est peut-être moins visible chez Tristan – en tous cas sur le plan religieux. Mais il est constamment en butte à la trahison, à la jalousie, et à une justice violente et expéditive, comme le montrera la fin de l'épisode anglais. Le Page n'est peut-être pas le Christ, mais Judas est partout !...
D'autres figures ambiguës apparaissent, comme celle de l'Alchimiste, dont on ne sait trop s'il est effectivement le "quasi dieu" auquel l'identifie le jeune garçon ("ce grand chimiste que je considérais après Dieu pour l'auteur et la cause de toutes mes félicités à venir", ch. I, 20 p. 73) ou un simple imposteur...
Aucun ordre n'apparaît donc dans le monde décrit par les libertins, et en particulier par Tristan : absence totale du modèle paternel : le père n'est mentionné qu'au ch. 2, et n'a rien de plus pressé que de se débarrasser de l'enfant, chez sa grand-mère maternelle, puis chez de grands personnages. Les "pères" de substitution, si prestigieux soient-ils, sont impuissants à faire régner l'ordre dans leur propre maison, où femmes, enfants et domestiques multiplient tromperies et polissonneries ; la justice ne règne nulle part, et surtout pas à la cour, où l'arbitraire domine. Enfin, il n'y a pas de providence, comme le Page ne cesse d'en faire l'expérience – et tout petit, il ne manque pas de souligner les incohérences de la religion (ch. 3).
Dans un tel monde, les "modèles" et les exemples ne servent à rien : il faut trouver sa propre voie, notamment dans un retrait prudent...
Le Page disgracié ne délivre donc ni une confession, ni une leçon morale, mais tout simplement une leçon de lucidité et de prudence.
La littérature est omniprésente dans le roman ; l'on assiste à la fois à l'apprentissage du Page, qui devient peu à peu un érudit, au fil de ses rencontres – ce qui en fait un autodidacte –, à son utilisation de la littérature pour des fins extra-littéraires (séduire son entourage, avancer ses amours, obtenir des faveurs), et à son affirmation progressive comme écrivain.
Il se poursuit tout au long du roman. L'enfant, dès 4 ans, sait lire et découvre les romans (I, 3) ; peu de temps après, vers 5 ou 6 ans, il est déjà "le vivant répertoire des romans et des contes", et il maîtrise aussi bien Homère, Ovide ou Ésope que les contes populaires (I, 5). Au chapitre 9, au moment où il rencontre Hardy avec une troupe de comédien, il semble être passé à la poésie, et connaît "plus de 10 000 vers". Il commence à affirmer son esthétique, rejetant le gongorisme (I, 11) et se moquant hardiment d'un noble mauvais poète, dans une scène qui annonce le Misanthrope de Molière (1666).
L'érudition proprement dite n'est pas oubliée : il découvre la Magie naturelle de Baptiste Porta (I, 14), les livres d'alchimie (I, 17 p. 64), les livres de géographie et de voyage (I, 23).
La deuxième partie du roman lui permet d'approfondir des connaissances, jusqu'ici acquises de manière à la fois fortuite et utilitaire, au gré de ses aventures. Au chapitre II, 15, il fréquente pour la première fois assidûment une bibliothèque d'abbaye ; mais c'est surtout chez Nicolas de Sainte-Marthe (II, 20), puis chez l'oncle de celui-ci, Scévole de Sainte-Marthe, vieil érudit célèbre sous le règne d' Henri IV, qu'il parfait son éducation. Il s'y livre à des lectures intensives et variées, découvre la physique, l'Histoire ou l'anatomie, mais toujours à l'instigation de quelqu'un, et non par attrait personnel. Dès lors, son apprentissage est terminé...
Mais le Page apprend rarement pour son seul plaisir, ou pour son enrichissement intellectuel ; ses desseins sont avant tout utilitaires. Dès son enfance, ses grands-parents se sont amusés de ses récitations, et il en a tiré les conséquences : il saura constamment utiliser ses connaissances pour séduire ses interlocuteurs, s'attirer leurs faveurs, et se tirer de fâcheuses postures... au point d'être bien souvent exploité sans s'en apercevoir. C'est ainsi qu'il sert de garde-malade à de jeunes princes, leur récitant par exemple Le Loup et l'agneau d'Ésope, et poussant la complaisance jusqu'à en changer la fin, au détriment de sa propre éducation (ch. I, 5 et 6). Il sert en permanence d'amuseur : I, 23, I, 26 (il séduit la jeune Anglaise en lui récitant Héliodore, l'Arioste, le Tasse, et les aventures de Psyché dans l'Âne d'or d'Apulée) ; tandis qu'au chapitre 34, il parachève sa conquête en lui faisant découvrir l'Astrée.
L'on remarquera l'omniprésence d'une littérature de pur divertissement (romans, fables, poésie épique), au détriment de la littérature sérieuse et scientifique : dans cette première partie, marquée par le romanesque, seule la géographie apparaît, et uniquement dans le but de préparer un voyage. Le seul contre exemple est la fable de Pandore (I, 19), qu'il cite pour définir sa propre situation. Utilisant la littérature, le Page est en même temps desservi par elle : il rêve sa vie, sur un mode romanesque, plus qu'il ne la vit, ce fait culminant avec l'histoire de la jeune Anglaise.
Cependant, peu à peu, le Page se met lui-même à écrire. Il commence par se faire critique : d'abord de Hardy, dont il critique le gongorisme et le style ampoulé, puis la "belle ode" d'un courtisan, (I, 12) qu'il ridiculise. Peu à peu, il est amené à écrire des lettres (épisode de la Jeune Anglaise)...
Dans la seconde partie, il commence à écrire sur commande : un sonnet religieux pour les moines qui l'ont accueilli, (II, 15), des lettres galantes pour une jeune femme (II, 19), avant d'être engagé comme secrétaire de Nicolas, puis Scévole de Sainte-Marthe. Son jugement s'affine : il sait désormais reconnaître le talent d'autrui, et ses limites ; il devient lui-même poète. Il gagne la faveur des grands par des vers, recevant en échange des gratifications (II, 22) ou des places (II, 40).
Il semble néanmoins tirer un profit plus personnel de sa culture : s'il continue de séduire par ses contes (II, 29), il converse agréablement avec une jeune fille à l'esprit libre (II, 37), échange des lectures avec de nobles écoliers (II, 38)... et parfois se met en mauvaise posture pour une question littéraire (II, 46, il est prêt à se battre en duel sur les mérites respectifs du Tasse et de Virgile !). Son érudition fait si bien partie de son être que dans son délire, quand il tombe malade, il se livre à un véritable spectacle... annonçant en cela le délire d'Ariste, héros de la Folie du Sage.
Enfin, le roman s'achève sur une production du Page, un long poème qui lui vaut la fin de ses mésaventures : il est bien devenu poète, mais un poète à gage, soumis aux caprices des grands – ce dont Tristan souffrira toute sa vie.
L’histoire s’étend sur chapitres, du ch. 24 de la première partie au ch. 5 de la deuxième, soit la moitié de la première partie, et presque un tiers (29 %) du total, ce qui est considérable.
Le tableau suivant nous montrera
l’évolution de l’affaire :
1ère partie |
24 |
Le Page entre au service de la jeune Anglaise ; description p. 83 |
25 |
séparation avec le maître d’hôtel |
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26 |
Le Page, aimé de son élève commence à l’aimer |
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27 |
Amour et Psyché ; la jeune Anglaise jalouse de sa cousine |
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28 |
la confidente de la jeune Anglaise avertit le Page d’être prudent ; il n’écoute pas. |
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29 |
Il rend sans le savoir jaloux un écuyer amoureux de la jeune Anglaise |
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30 |
La jeune Anglaise est pour la 2ème fois jalouse de sa cousine |
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31 |
La jeune Anglaise jalouse d’une écharpe donnée par sa cousine ; réconciliation |
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32 |
Premier empoisonnement du Page ; cadeaux de la jeune Anglaise |
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33 |
Départ pour l’Écosse ; le Page reçoit une lettre de la cousine |
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34 |
L’Astrée ; Cadeaux somptueux de la jeune Anglaise : habits, miniature. |
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35 |
Le Page rejoint la jeune Anglaise dans sa chambre et reçoit des « preuves irréfutables » de son amour. |
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36 |
Continuation des amours avec la complicité de la confidente. |
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37 |
Incident et bagarre avec l’écuyer jaloux, qui tombe à l’eau. |
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38 |
Installation de la jeune Anglaise dans la grotte ; nouvel avertissement de la Confidente. |
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39 |
Assurances de la jeune Anglaise sur les promesses du Page |
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40 |
Lettre sévère de la cousine ; deuxième tentative d’empoisonnement du Page |
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41 |
L’écuyer accuse le Page d’empoisonnement, et il est emprisonné dans sa chambre, où il manque d’être assassiné. |
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42 |
Le Page accusé de recevoir des lettres suspectes |
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43 |
Le Page accusé de vouloir tuer la jeune Anglaise sur l’ordre de sa cousine ! |
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44 |
complicité de Lidame, la confidente, avec le Page |
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45 |
Suite du procès : le Page raconte l’histoire de la cousine, mais on ne le croit pas. On le change de prison. |
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46 |
évasion du Page, grâce à Lidame |
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2ème partie |
1 |
Fuite du Page dans la forêt, où il passe deux nuits. |
2 |
Échange de lettres amoureuses ; le Page se réfugie à Édimbourg, chez la tante de Lidame. |
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2 |
Échange de lettres amoureuses ; séjour à Édimbourg |
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4 |
Fin de la correspondance ; embarquement pour la Norvège |
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Arrivée en Norvège ; le Page ressasse ses regrets. |
Tous les épisodes du roman sentimental sont présents, en miniature : en 76 pages, rencontre, amour, jalousie et malentendu (deux fois), apogée du bonheur et montée de la menace (l’écuyer jaloux), les péripéties (deux empoisonnements) et enfin l’emprisonnement et l’évasion. Avec un thème récurrent : l’innocent persécuté.
C'est un roman complet, une parenthèse dans le récit, qui commence peu après le débarquement en Angleterre, s'achève par le départ en Norvège, se déroule tout entier au Royaume Uni (Angleterre et Écosse), et s'inscrit entre deux fuites.
L'épisode est autonome : aucun des personnages que l'on y rencontre n'aura de suite dans le roman : le maître d'hôtel disparaît après avoir introduit le Page chez la jeune Anglaise, l'écuyer, la mère, la cousine ne réapparaissent plus après l'évasion, l'Irlandais retourne chez lui peu après... et dès le chapitre II, 6, il ne sera plus question de la jeune fille.
Enfin, l'on retrouve dans ce mini-roman l'inachèvement du roman tout entier : l'on ignore absolument si le Page reverra jamais la jeune Anglaise, ni ce qu'il advient des protagonistes de l'aventure. Les événements sont vus du point de vue exclusif du Page : sitôt hors de sa vue, les personnages disparaissent, dans son souvenir comme dans le livre. L'ensemble laisse une impression d'une grande intensité, mais totalement éphémère. Un rêve ?...
Plus que jamais, le Page, dans cette initiation amoureuse, est le jouet des événements et des êtres qui l’entourent :
c’est la jeune Anglaise qui a l’initiative : cadeaux, rencontres, nuit d’amour… elle est maîtresse du jeu amoureux. Bien qu’attiré et amoureux, le Page se laisse faire et n’intervient guère, sinon peut-être dans le choix des lectures…
c’est la cousine qui tente d’intervenir dans le jeu, par ses lettres et ses cadeaux (l’écharpe) ;
c’est l’écuyer jaloux qui tente à deux reprises d’empoisonner le Page, puis de le tuer à la faveur d’une bagarre ; et qui ensuite le fait accuser.
c’est la mère de la jeune Anglaise qui mène le procès ;
ce sont les amis du Page, Lidame, l’Irlandais, qui le font évader ;
c’est la tante de Lidame qui le fait embarquer pour la Norvège.
A aucun moment le Page ne maîtrise quoi que ce soit, ni les événements, ni ses propres sentiments.
Ainsi, à deux reprises, il néglige
les avertissements de Lidame (« Ariston, il faut être sage ») ;
il n’écoute que son désir, ou, dans le cas de l’écuyer, que sa colère ou
son antipathie.
L’idylle naît sous les auspices de la littérature : les textes qu’il fait lire à la jeune Anglaise, l’histoire de Psyché qu’il lui raconte, ou encore l’Astrée. Elle n’est donc peut-être qu’une émanation de cette littérature.
Un monde trop idéal pour être vrai : beauté de la jeune fille, lieux idylliques comme le cabinet londonien (p. 84) ou la grotte, liberté parfaite des deux amants, avec l’apparente complicité des adultes… somptuosité des cadeaux de la jeune Anglaise…
Le Page lui-même finit par
perdre contact avec le réel, malgré la menace qui approche et les
avertissements de Lidame : il se construit une identité imaginaire à
laquelle il finit par croire. (cf. p. 116)
C’est peut-être pour cela que tout semble, comme dans un rêve, répété deux fois :
la cousine et la jeune Anglaise, qui sont des doubles ;
deux lieux, le cabinet londonien et la grotte écossaise ;
deux crises de jalousie de la jeune Anglaise ;
deux avertissements de Lidame ;
deux opposants : la cousine et l’écuyer jaloux ;
deux adjuvants : Lidame et l’Irlandais ;
deux tentatives d’empoisonnement…
deux lieux de détention…
deux interrogatoires
Et plus tard, lorsque l’idylle
anglaise aura pris fin, lui feront écho deux histoires écossaises d’amour
malheureux… (ch. II, 7 et 8).
Au terme de cette histoire, notre adolescent s’est
initié à la passion amoureuse ; il a connu l’amour idéal, sa pleine réalisation,
son caractère rêvé, et un rude retour à la réalité : en réalité, il
n’était qu’un jeune étranger sans nom et sans famille, sans le sou, qui ne
se nourrissait que d’espérances. Il est à remarquer que jamais plus, dans le
roman, il ne sera question de la jeune Anglaise, ni d’amour romanesque :
il ne connaîtra plus qu’une histoire assez triviale avec la fille d’un de
ses hôtes, où il ne joue pas précisément le beau rôle, et un dépit
amoureux dont nous ne saurons rien, mais qui le fait sortir de chez Scévole de
Sainte-Marthe. Si initiation il y a eu, c’est à un désenchantement du monde
que nous avons assisté, et à un retour au réel. Comme pour les valeurs
aristocratiques, l’enfant doit ici renoncer aux valeurs romanesques, dans un
monde qui privilégie l’apparence sur la vérité, et où la méchanceté
l’emporte toujours sur l’innocence.
- Le Page est moins centré sur lui-même, s’intéresse un peu plus aux autres : dans la 2ème partie, de nombreux chapitres sont centrés sur un personnage ou une histoire, et le Page disparaît du sous-titre : histoires écossaises (II, 7-8), l’avare libéral (II, 12-14), le nain Anselme (II, 23-26), la farce du jardinier (II, 29), la meute de chiens laissée en gage dans une hôtellerie (II, 30), Gélase et Maigrelin (II, 31), la boulangère (II, 32), le chat (II, 33), le chevalier grotesque (II, 36), la mort du jeune Lanchastre (II, 38-39), les facéties d’un singe (II, 41), les « postiqueries » de La Montagne (II, 43-44), mort à la guerre d’un jeune seigneur (II, 52), histoire de deux malades frénétiques (II, 54). Toujours aussi indifférent aux paysages, il est plus attentifs aux hommes.
- Mais il est toujours aussi naïf : à peine débarqué en France, il est repris par son démon du jeu, et dépouillé par un faux Polonais et ses complices !
- Et il reste soumis à l’influence de Vénus, c’est à dire à ses désirs : il trahit un ami pour s’emparer de sa fiancée, quitte ensuite à dédaigner celle-ci, d’un rang trop peu élevé… et jamais il ne renonce à une vengeance ou une mauvaise plaisanterie, fût-ce par prudence. Le Page, plus que jamais, est d’abord victime de lui-même !
Nous nous sommes déjà interrogés plus haut sur la nature du roman, en remarquant que malgré bien des aspects comiques, il n'appartenait pas tout entier à ce genre.
Observons la répartition des scènes comiques dans le roman :
Première partie : Enfance | Deuxième partie : Adolescence |
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L'on remarque immédiatement que le burlesque se trouve essentiellement dans la deuxième partie, et qu'il a changé de nature :
- dans la première partie, il s'agit des polissonneries d'un jeune enfant ; le Page en est toujours le protagoniste, et souvent la victime, la mésaventure s'achevant par des coups de fouet... Malicieux, curieux, souvent puni de ses mauvais tours, il est un garnement-type.
- Devenu adolescent, quelque peu mûri par "l'aventure anglaise", il reste parfois protagoniste (dupé par un faux Polonais, auteur d'une mauvaise comédie, complice d'une jeune demoiselle pour le supplice d'un chat...) mais il est le plus souvent spectateur, ou simple comparse. Moins centré sur lui-même, curieux des autres, il observe des "types" ridicules (l'Avare libéral, le mauvais garçon Gélase ou le chevalier grotesque) et s'en moque. Il ne tire d'ailleurs nulle morale de cette observation, si ce n'est, en toute fin de roman, la volonté de se tenir à l'écart d'une humanité décidément peu fréquentable...
... et qui ne nous feraient plus tellement rire, surtout lorsque des innocents (animaux ou humains) en sont victimes : poules, dindons, perdrix qui se font tordre le cou, chat cruellement martyrisé pour avoir eu un comportement de chat (il a mangé un moineau !), coups, jambes cassées, moqueries cruelles contre une boulangère trop naïve... La société du 17ème siècle est rude pour les faibles !
Et d'abord difformes : le nom de "Maigrelin" est assez parlant ; le Seigneur Anselme est un nain (personnage classique, à qui l'on attribuait traditionnellement une certaine méchanceté), l'avare libéral est "un petit Ésope", bossu par devant et par derrière, et le chevalier grotesque est une sorte de Don Quichotte tout droit sorti d'un livre d'Histoire. Tous sont ridicules et caricaturaux, par leur parler ou leur physique ; ils se limitent d'ailleurs à ce seul trait.
Les personnages comiques sont sans épaisseur : il faudra attendre Victor Hugo et le Romantisme pour que le grotesque puisse se mêler au sublime dans la littérature française...
Bien que ce trait soit moins constant que dans l'Histoire comique de Francion, par exemple, du fait de la multiplicité des genres présents dans le Page disgracié, il n'en est pas moins frappant. C'est le corps et ses fonctions les plus triviales qui sont mis en valeur : par l'aspect des personnages (le nain, l'avare...), la nature des plaisanteries qui leur sont faites (le nain se bat contre un dindon, ou cache des perdrix volées dans ses chausses, ce qui lui vaut une "fouille au corps" particulièrement poussée et comique ; l'Avare, préfiguration de De Funès, crie, se roule par terre, et va jusqu'à manger le couvercle d'une boîte, le jardinier déguisé en bébé doit avaler une bouillie brûlante, et le chat se fait souffler dans le derrière), ou encore leurs propres tendances : la femme du marchand anglais est à la fois, dans la grande tradition misogyne des Fabliaux, lubrique et ivrognesse !
Le comique de farce appartient à la grande tradition qui va d'Aristophane et Plaute à Rabelais, Scarron et aux comédies farcesques de Molière ; mais l'on relève aussi une autre forme de comique, moins physique, plus raffiné, fondé davantage sur l'humour et les caractères : cette autre "ligne" va de Ménandre à Térence, puis aux "grandes comédies" de Molière.
Cette seconde sorte de comique n'est pas absente du Page disgracié : on la trouve dans l'épisode de la linotte muette, où le Page se sort d'une situation délicate par un bon mot (I, 8), dans l'épisode du mauvais poète, qui semble annoncer la "scène du sonnet" du Misanthrope, ou encore dans la petite comédie du faux Polonais et de ses comparses, dont le Page est la dupe.
Mais, curieusement, ce type de comique est moins développé dans la seconde partie que dans la première ; comme si le Page, devenu adolescent, perdait une certaine fraîcheur, une capacité à rire de lui-même, et s'enfonçait toujours plus avant dans la mélancolie.
Albrecht Dürer, Melancolia (1514)
"Le mot est emprunté au latin melancholia lui-même transcrit du grec μελαγχολία (melankholía) composé de μέλας (mélas), « noir » et de χολή (khōlé), « la bile ». Le mot signifie donc étymologiquement la bile noire. Ceci renvoie à la théorie humorale d'Hippocrate selon laquelle le corps contient quatre humeurs qui chacune détermine notre tempérament. Ces quatre humeurs sont le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. Le tempérament est donc sanguin lorsque le sang prédomine, lymphatique lorsque c'est la lymphe, bilieux pour la bile jaune et enfin mélancolique pour la bile noire. La notion de mélancolie est donc très ancienne et une place majeure lui a toujours été donnée au sein des quatre tempéraments." (article Wikipedia)
Aristote avait remarqué que presque tous les hommes d'exception sont mélancoliques : "Pourquoi tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux à ce point de souffrir de maladies qui viennent de la bile noire, comme par exemple, on cite Hercule parmi les héros ? Il semble qu'en effet Hercule avait ce tempérament ; et c'est aussi en songeant à lui que les Anciens ont appelé mal sacré les accès des épileptiques." (Trad. Barthélémy-Saint-Hilaire, 1891).
Pour Hippocrate, la mélancolie se comprend comme trouble de la bile noire. La rate serait l'organe responsable de ce trouble.
La mélancolie apparaît sous la forme de l'acédie, cette paresse pathologique qui atteint les moines coupés du monde, et se traduit par un désintérêt général, une incapacité à agir et un profond sentiment d'accablement – nous serions tentés de parler de "dépression".
La Renaissance, sous l'influence du néo-platonicien Marsile Ficin, fait de la mélancolie l'apanage de l'artiste, poète, peintre ou philosophe.
Plus tard, la mélancolie sera nommée "spleen", dès le 18ème siècle (1745), mais c'est chez Baudelaire que le mot (et la chose) trouveront leur expression la plus accomplie.
De l'abandon de la Cour jusqu'au moment où il est reconnu à Bordeaux, Le Page vit sous une fausse identité : au chapitre I, 17, il se forge un nouveau nom : "Là, je m'étudiai à oublier tout à fait mon nom, et à me forger une fausse généalogie et de fausses aventures..." ; toute l'idylle avec la jeune Anglaise sera sous le signe de ce mensonge, accru par les fausses espérances que lui a données le "Philosophe" : il en vient à croire lui-même ce qu'il dit : "L'espérance que j'avais de ce côté-là m'avait tellement enflé de vanité que je ne me connaissais plus moi-même, et je m'étais mis si avant dans l'esprit que j'allais devenir grand seigneur que je ne vivais plus comme un page disgracié." (I, 37, p. 116). On voit la part fantasmatique de cette fausse identité, d'abord prise par simple mesure de prudence, et qui finit par lui "coller à la peau". Un peu plus tard, il passera pour le fils naturel de Scévole de Sainte-Marthe (II, 23, p. 196)
Ajoutons que l'auteur lui-même vit sous pseudonyme : vers vingt ans, François L'Hermite est devenu Tristan. A son illustre ancêtre Pierre L'Hermite, "gentilhomme assez illustre, et qui comme un autre Périclès fut grand orateur et grand capitaine tout ensemble" (I, 2 p. 24), il a préféré Tristan, prévôt de Louis XI... mais qui portait le prénom d'un héros de légende, au destin tragique.
Jamais le livre ne fait allusion à la théorie faisant de la mélancolie un trouble de l'une des quatre humeurs, mais il en décrit les symptômes. Souvent notre Page éprouve des moments de noire mélancolie :
"J'eus des mécontentements étranges [...] et cela me plongea dans une si grande mélancolie que l'on ne me reconnaissait plus. Au lieu que j'avais accoutumé de sauter, lutter ou courir avec mes pareils, je ne m'appliquais plus qu'à l'entretien de mes rêveries". (I, 16, p.60)
La nuit et l'après-dînée, il se laisse aller à de "profondes pensées" ou de "profondes rêveries", qui l'absorbent complètement sans que l'on puisse en savoir le contenu ; il faut l'en retirer progressivement, sinon il devient violent et peut aller jusqu'au meurtre (I, 16)
"Les objets qui se présentaient à mes yeux durant le jour me
divertissaient en quelque sorte ; mais lorsque je me trouvais seul, et quand
j'étais le soir au lit, je ne faisais autre chose que verser des larmes. Cette
noire mélancolie eut bientôt altéré ma santé, et je fus saisi d'une fièvre
quarte qui me dura presque une année." (II, 20, p. 190.
La fièvre quarte était une fièvre intermittente qui revenait tous les quatre
jours, et que l'on considérait comme l'un des symptômes de la mélancolie.
Enfin, la fièvre accompagnée de délire qui prend le Page au siège de Montauban peut aussi être rattachée à cette pathologie. Ces deux derniers symptômes montrent que le Page frôle, sans y tomber, le dernier stade de la maladie mélancolique, qui est la folie.
Comme il est naturel, les femmes sont quasi absentes de l'Enfance, du moins avant l'aventure anglaise : il est élevé par sa grand-mère maternelle avec le consentement de sa mère, mais nous n'avons le portrait ni de l'une, ni de l'autre. Au collège, puis à la Cour, le Page semble vivre dans un entourage purement masculin, entre ses compagnons de jeux, Princes ou autres pages, et son précepteur. Le petit garçon, entre cinq et treize ans, ignore totalement la gent féminine.
Celle-ci fera irruption après la "première initiation" due au "philosophe" : obligé de s'exiler en Angleterre, il rencontre une femme de marchand qui semble sortie tout droit de la Farce ou du Fabliau. Puis, ce sera l'idylle anglaise, où un quatuor féminin décidera de son sort : avec deux "adjuvantes", la jeune Anglaise et sa Favorite Lidame, et deux "opposantes", la mère et la cousine.
La tante de Lidame aura auprès de lui un rôle quasi maternel ; puis il connaîtra diverses aventures plus ou moins triviales, sans grande durée, où les femmes apparaîtront tantôt comme des complices, tantôt comme des obstacles – essentiellement les femmes plus âgées, souvent présentées comme tyranniques, acariâtres et avares.
Mais au total, à l'exception de la "jeune Anglaise" et de Lidame, les femmes apparaissent bien peu idéalisées dans ce roman, et n'occupent dans la vie du Page qu'une place bien subalterne. Elles sont souvent l'occasion d'incidents regrettables, mais n'influent jamais véritablement sur son destin. Et à peine quittées, elles sombrent dans l'oubli ; y compris la "jeune Anglaise", nouvelle Armide, dont le Page se souviendra quelque temps... mais quelque temps seulement !
Nous ne reviendrons pas ici sur l'idylle avec la "jeune Anglaise", étudiée plus haut. Les femmes aimées ne le sont pas par le Page, mais dans des "histoires écossaises" qu'on lui raconte (II, 7-8) : l'une montre une histoire tragique, proche de Roméo et Juliette, où des amants sacrifient leur vie à leur amour ; l'autre met en scène un homme infidèle, qui fait mourir sa maîtresse de douleur. Dans les deux cas, la Femme semble le modèle de l'amour parfait, plus fort que la mort. Mais il ne s'agit que d'histoires...
Les faits présentés comme réels sont moins exemplaires :
- La fille de l'hôte (II, 17-19) : Le Page semble
n'avoir d'abord aucune part à une intrigue toute entière ourdie par
"l'esprit inventif" d'une fille "adroite et fine" ; il ne la
trouve d'ailleurs qu' agréable, ce qui contraste violemment avec les
descriptions qu'il faisait de la jeune Anglaise. Le Page se sent peu disposé à
l'Amour, après la perte de la jeune Anglaise : "une matière sèche n'est
pas plus capable de s'embraser à l'approche d'un miroir ardent que mon cœur
l'était à la rencontre d'une beauté", et il veut respecter son ami,
amoureux de la jeune fille. Il cède enfin (p. 184), et son ami devient
épouvantablement jaloux, et dénonce le couple à l'hôte... Menacé d'épouser
la fille, le Page préfère se sauver (II, 18). Son commentaire en dit long sur
l'amour véritable qu'il portait à la malheureuse :
"[je] me voyais à l'heure si malheureux qu'il ne s'en fallait presque rien
qu'on ne me forçât d'épouser la fille d'un teneur de pensionnaires, et cela
me mettait presque au désespoir."
Quant à elle, on ignore son sort, et l'on peut soupçonner qu'il ne fut guère
brillant !
- la fille qui ne sait pas écrire : simple amitié apparemment entre une servante illettrée et le Page qui lui sert de secrétaire. Il couche "secrètement" dans sa chambre, mais ne dit rien d'éventuelles amours.
- une dame à qui il faisait la cour, et qui lui témoigna de l'indifférence, lui causa un prompt et violent dépit qui le força à partir de chez Scévole de Sainte-Marthe, chez qui pourtant il avait trouvé paix et affection.
Ainsi, toutes les femmes aimées sont la source de malheur pour le Page, l'obligeant à chaque fois à fuir. L'on remarquera aussi un puissant decrescendo : de la jeune Anglaise (un mini-roman) à la fille de l'hôte (un Fabliau), puis deux femmes à peine mentionnées, et la dernière totalement anonyme : comme si l'Amour prenait de moins en moins d'importance dans la vie du Page.
- Lidame et sa tante : l'une multiplie les avertissements, sert autant qu'elle le peut ses amours, et finit par le faire évader ; l'autre le recueille et lui fait quitter l'Angleterre. Toutes deux sont présentées comme sages, aimables et généreuses.
- La demoiselle au moineau : présentée comme simple et même légèrement demeurée ("une grande fille honnête et douce, qui semblait n'avoir pas la hardiesse de pouvoir dire oui ni non"), elle devient l'amie (ou la maîtresse ?) du Page, et se laisse entraîner par lui dans une mauvaise plaisanterie dont le chat de Mme de Villars sera victime ; ce qui vaudra au Page une humiliation cinglante (II, 33-34).
- L'amie bordelaise, fille de l'hôtesse, exceptionnelle par la qualité de sa conversation et de son esprit, et totalement désintéressée. (II, 37, p. 226) ; mais cette pure merveille, qui ne semble là que pour souligner les défauts des autres, n'a droit qu'à une demie page...
Amoureuses ou au contraire hostiles, les femmes sont souvent représentées comme des persécutrices du Page :
- La femme du marchand londonien, lubrique et ivrognesse, sera l'occasion d'une scène ridicule où le Page tiendra un rôle grotesque (I, 22). Pire encore, suscitant la jalousie bien mal placée de son mari, elle forcera le Page à partir précipitamment.
- Plus raffinée mais non moins importune, la cousine de la Jeune Anglaise sera la cause involontaire de l'arrestation du Page, et le prétexte à son accusation. Elle lui vaudra deux terribles scènes de jalousie, puis une accusation d'empoisonnement !
Enfin, le Page est souvent en butte à l'hostilité de femmes plus âgées :
- la mère de la Jeune Anglaise, qui profite du mauvais procès fait au Page pour se débarrasser d'un jeune importun étranger, dont l'influence sur sa fille devait commencer à l'inquiéter ; mais l'histoire, vue du point de vue du Page, montre une femme obstinée dans son erreur, incapable d'écouter, et prête à commettre la pire des injustices plutôt que de se déjuger.
- La mère de Nicolas de Sainte-Marthe (II, 20), "grande ménagère et vigilante, qui ne voulait point de bouches inutiles chez elle", harcèle son fils jusqu'à ce qu'il trouve une autre place à notre Page ; malgré l'amitié que celui-ci voue au jeune garçon, il doit céder.
- Mais la pire est la "dame du château", Éléonore de Thomassin, épouse du marquis de Villars, qui se venge de l'affront fait à son nain favori, Anselme, en persécutant le Page toute la journée ; "esprit sévère et chagrin", "femme rude et fâcheuse", elle est le type même du Tartuffe femelle ; pour un mot un peu leste, elle gronde "trois ou quatre heures" et feint d'en être malade, "comme elle fit avec des grimaces ridicules". Enfin, maîtresse du chat maltraité par le Page, elle "se mit au lit" d'indignation, au point de s'attirer une verte semonce de son mari. Celle-ci, malgré son acharnement, ne parvient pas à obtenir le départ du Page, sans doute parce que son mari a davantage d'autorité sur elle...
Les femmes ont donc presque toujours un rôle négatif ou franchement délétère ; jeunes, elles sont sous l'emprise du désir amoureux, auquel tout doit céder ; plus âgées, elles deviennent acariâtres et insupportables. Seules Lidame et sa tante font exception, l'une par son désintéressement et sa générosité, l'autre par une attitude quasi maternelle ; de même qu'une jeune femme "de dix-sept ou dix-huit ans" qui offre le plaisir de la conversation sans exiger de contrepartie (II, 37 p. 226). Mais la seule figure idéale restera la "jeune Anglaise", si parfaite qu'elle semble appartenir au domaine de la fiction...
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