Écrite la même année que les Lettres de la Religieuse portugaise de Guilleragues, Bérénice fut créée à l'Hôtel de Bourgogne le 21 novembre 1670, avec Florimond et la Champmeslé dans les rôles principaux, et fut un très grand succès. Elle fut représentée le 14 décembre devant Louis XIV, au palais des Tuileries, pour le mariage du Duc de Nevers, et fut publiée en 1671 ; le sujet est inspiré cette fois de Suétone : celui-ci, dans un souci d'hagiographie, mentionnait seulement que Titus avait renvoyé Bérénice, inuitus inuitam, lorsqu'il était devenu empereur, "oubliant" une première rupture imposée cette fois par Vespasien à un Titus encore jeune homme, et débauché... Racine accepte sans discuter cette version d'un couple exemplaire, contraint à la séparation par la Raison d'État. Peut-être peut-on y voir quelque hommage à Louis XIV, qui avait renoncé quelques années auparavant à Marie Mancini, pour épouser Marie-Thérèse, condition de la paix des Pyrénées (1659)...
Racine concentre à l'extrême l'histoire trouvée chez Suétone : il fait de Titus un empereur déjà parfait (alors que l'historien latin décrivait la vie dissolue que menait le jeune prince avant la mort de son père, et dont la promesse de mariage à Bérénice n'était qu'un aspect), qui prend la décision de la séparation dans une volonté encore plus grande de perfection. Il montre "les ultimes douleurs de la métamorphose d'un homme en monarque", comme le dit Georges Forestier dans sa biographie de Racine (p. 392).
Rien ne s'oppose en effet au mariage de Titus avec Bérénice... sauf une loi fondamentale de Rome ; la transgresser serait devenir un Néron (cf. Britannicus, IV, 4, la "leçon politique" de Narcisse à Néron) : cet "impératif catégorique", qu'il a accepté en accédant au trône, s'impose à lui de manière absolue. Il ne cède donc pas à un destin extérieur, à une pression sociale ou politique – le Sénat ne dit rien ! – mais à une loi morale, une nécessité interne. "Avec Bérénice, dit encore G. Forestier, il parvenait à résoudre le difficile problème des rapports entre enjeu politique et enjeu amoureux, inséparable de l'histoire de la tragédie classique française : l'amour est le sujet politique de Bérénice." (op. cit. p. 393) : il illustre ainsi la tragique victoire de la nécessité politique sur l'univers galant, où seul la religion du cœur est admise, et qu'incarne Bérénice, avec son indifférence envers la "grandeur" et son désir de fuir la cour.
Bérénice est-elle une tragédie ?
Certes personne ne meurt à la fin, mais les héros sont voués au malheur, à la solitude. Leur vie a perdu tout sens, et pourtant ils ont repoussé la tentation du suicide : c'est exactement ce que l'on peut appeler un tragique élégiaque : le sort d'Antiochus (v. 279-284) est devenu celui de tous.
Contrairement à Corneille, qui n'envisageait pas que sa Bérénice puisse agir et s'exprimer autrement qu'en reine soucieuse de sa gloire, Racine a d'abord fait de son héroïne une femme menacée d'abandon, une héroïde dans la tradition d'Ovide ; tout le tragique provient du contraste entre un Titus qui agit et pense en monarque, et se sait donc soumis à la Raison d'État, et une Bérénice qui ne pense, ne réagit qu'en femme amoureuse : c'est de cette incompréhension fondamentale que naissent ces dialogues disymétriques, où les amants ne peuvent se comprendre. Il faudra que peu à peu Bérénice accepte le point de vue de Titus, et le sacrifice qu'il impose.
Toute l'action de la tragédie tient donc dans cet effort de la parole, et dans son pouvoir : si Bérénice parvient à persuader Titus, il abdiquera ; si Titus ne parvient pas à convaincre Bérénice, elle se tuera.
Et Antiochus ? sa présence était nécessaire pour créer l'épisode, histoire secondaire destinée à former, avec l'action principale, l'intrigue. Il joue le rôle du "tiers amoureux", et, érigé en quasi double de Titus, pouvait devenir un rival et créer une situation potentiellement conflictuelle. Il est un peu entre Titus et Bérénice comme Oreste entre Hermione et Pyrrhus.
Mais Antiochus ne tente rien, accepte sans broncher son bannissement par Bérénice, et n'est même pas utilisé par l'un ou l'autre des amants comme moyen de chantage : Racine tourne le dos à l'esthétique de la "Fureur" et s'en tient à l'élégie.
La pièce de Corneille, Tite et Bérénice, ne traite pas le même sujet. Plus fidèle à la réalité historique, Corneille s'est inspiré de Xiphilin, abréviateur de l'historien grec Dion Cassius, et a restitué la totalité de l'épisode : la répudiation de Bérénice sous le principat de Vespasien, sa vaine tentative de retour après la mort de celui-ci, mais aussi la passion amoureuse de Domitien, frère de Titus pour Domitia, et la liaison que Titus avait pu avoir avec celle-ci pendant l'absence de Bérénice. Chez Racine, c'est un mythe qui nous est raconté ; chez Corneille, c'est un épisode historique.
Dans les deux cas, c'est finalement Bérénice qui décide de partir ; mais chez Racine, c'est une femme qui se résout sacrifice ; chez Corneille, c'est une Reine qui a presque obtenu du Sénat la citoyenneté Romaine pour pouvoir épouser Titus : elle préserve jusqu'au bout sa gloire de Reine.
Enfin, si la Bérénice de Racine est bien une tragédie, Corneille réutilise pour elle une dénomination qu'il a lui-même créée pour son Don Sanche d'Aragon : la "comédie héroïque", c'est à dire une tragédie où l'intérêt d'État s'oppose à la passion, sans qu'il y ait péril de vie.
Bien que Tite et Bérénice soit une des grandes pièces de Corneille, elle n'eut pas le succès escompté. Elle fut créée le 28 novembre 1670 au Palais-Royal et connut un très bon départ. Mais, moins bien servie par les acteurs de Molière que la pièce de Racine par ceux de l'Hôtel de Bourgogne, elle souffrit en outre de l'alternance avec le Bourgeois Gentilhomme, et ne fut jouée qu'une semaine sur deux. Le public afficha donc nettement sa préférence pour la pièce de Racine, qui connut un véritable engouement. Corneille dut interrompre les représentations le 10 mars 1671, après seulement 22 représentations.
La victoire de Racine marque un changement d'époque et de goût : à l'époque du Cid, les dames ne venaient guère au théâtre ; en 1670, elles formaient la majorité du public, et dictaient leur jugement à leurs chevaliers servants. Les larmes plaisaient davantage que la gloire et l'héroïsme : l'on venait une fois admirer Tite et Bérénice, et l'on retournait plusieurs fois pleurer sur Bérénice, comme l'on pleurait sur la Mariana de Guilleragues, et les Héroïdes d'Ovide.