Comparaison n° 1 :
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Comparaison n° 2 (
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Comparaison n° 3 : l'épisode des galériens / la lutte contre
les géants. Une double comparaison :
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Comparaison n° 4 (
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Comparaison n° 5 : Ruses féminines.
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Comparaison n° 6 : Les dangers de l'amour.
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Introduction | Les jeux sur l'onomastique dans Érec et Énide et dans le Don Quichotte. | La folie dans les deux œuvres. | L'héroïsme et l'anti-héroïsme dans les deux œuvres | Le sentiment amoureux dans les deux œuvres. | La géographie dans les deux œuvres. |
Ces deux œuvres présentent des similitudes évidentes :
la folie dans le Don Quichotte.
Après ses premiers exploits, Érec sombre dans une folie qui lui fait oublier les règles de la chevalerie ; il se reconstruira, après son réveil brutal, au cours d'épreuves multiples, dans lesquelles il rencontrera d'autres visages de la folie : l'orgueil, la violence, l'ignorance de soi, l'amour dévoyé. Et il les vaincra les unes après les autres.
La folie est au point de départ du Don Quichotte : le héros a été rendu fou par ses lectures, et sa folie, tout en transfigurant le monde à ses yeux, le mène aux pires mésaventures ; mais sa guérison le tuera.
On pourrait presque dire que nos deux œuvres fonctionnent en sens inverse : pour Érec, la folie est un obstacle à surmonter, et la guérison, la sienne ou celle d'autrui, une victoire ; pour Don Quichotte, elle est un moteur, et lui permet de vivre ; quand elle cesse, il ne peut que mourir.
Dans le roman de Chrétien de Troyes, la folie n'est jamais constructive : elle soustrait à la société, seul lieu où l'homme peut réaliser son destin, aussi bien Érec tombé en récréance que Mabonagrain enfermé dans son verger ; elle détruit les liens sociaux, rendant ceux qui y sombrent soit incapables de se plier aux règles de la sociabilité, soit de maîtriser leurs instincts. Qu'il s'agisse des géants, d'Ydier, de Galoain ou du comte de Limors, tous finissent vaincus par le chevalier, représentant de l'ordre social.
Pour Don Quichotte aussi, la folie est destructrice : Cardenio et Anselmo en sont tous deux victimes ; Don Quichotte plus d'une fois, sera battu, vaincu, humilié, sans jamais y renoncer totalement, quels que soient les démentis que lui inflige la réalité. Le roman semble n'être que la litanie de ses avanies.
Mais la folie de Don Quichotte est aussi constructive ; elle est de nature artistique, métamorphosant un réel médiocre et peu satisfaisant en un festival de fictions, peuplées de géants et d'enchanteurs, romanesque à souhait, et que son entourage devra, bon gré mal gré, imiter : témoins les histoires inventées par Dorotea et ses compagnons pour ramener l'Hidalgo chez lui...
Dans le roman de Chrétien de Troyes, la folie semble bien partagée entre les personnages que rencontre Érec, et elle empoisonne toutes les relations sociales : il suffit d'un malentendu, d'une méconnaissance, d'un rien pour que la violence explose, qu'une jeune fille soit frappée, un chevalier blessé attaqué par son meilleur ami, un hôte trahi... dans ce monde violent, les valeurs défendues par Érec introduisent un peu d'ordre et de raison.
Le monde de Don Quichotte apparaît tout aussi violent et irrationnel : un patron frappant son apprenti et refusant de le payer, galériens emmenés enchaînés, et prêts à voler et assommer celui qui les a sauvés, bagarres générales sous le moindre prétexte, la société dépeinte par Cervantès semble elle aussi assez folle... Assurément, les interventions de Don Quichotte apportent-elles plus de désordre que d'ordre ; mais du moins transfigurent-elles le réel, transformant un aubergiste en seigneur, des filles de joie en gentes dames, et des moulins en géants ! Et les valeurs que défend notre Hidalgo, pitié pour les malheureux, secours aux opprimés, injustices à réparer, peuvent-elles apparaître comme une bouffée d'innocence et de fraîcheur dans un monde qui en manque singulièrement...
Érec et Énide, roman de chevalerie, peut aussi être perçu comme un roman d'amour. Il raconte en effet, dans une première partie, comment Érec a conquis, puis épousé la belle Énide ; dans la seconde partie il devra la reconquérir, après avoir été la proie de la "récréantise". Le roman s'achève par la réconciliation du couple, à nouveau parfaitement uni, et son double couronnement.
D'autres couples figurent dans le roman : Arthur et Guenièvre, couple royal par excellence, Mabonagrain et son amie... Ils dessinent d'autres manières de vivre l'amour.
Le Don Quichotte de Cervantès semble moins axé sur la dimension amoureuse de la chevalerie : Dulcinée n'est qu'une fiction, et l'amour qu'éprouve ou prétend éprouver notre héros, un jeu. Mais il y a aussi d'autres histoires, plus ou moins tragiques, dans les récits insérés : amour tragique du berger pour Marcela, amour de Cardenio pour Luscinda, de Dorotea pour Don Fernando, du captif pour la belle morisque... L'amour est le sujet par excellence des intermèdes romanesques.
C'est le sentiment amoureux qui constitue le couronnement de toutes les perfections chevaleresques ; il n'est pas de chevalier sans dame. Érec est exclu de la cour tant qu'il n'en a pas, et Don Quichotte s'empresse de s'en inventer une.
Mais l'amour courtois prend une tournure bien différente dans les deux œuvres :
L'amour du chevalier se manifeste par des exploits : Érec doit tout d'abord conquérir l'épervier pour sa Dame, et la faire ainsi reconnaître comme "la plus belle" ; il la ramène auprès de lui, l'épouse, mais doit constamment remettre en jeu sa réputation et sa gloire par de nouveaux exploits ; pour l'avoir oublié, Érec cause sa honte et le malheur de celle qu'il aime.
Du côté de la femme, l'amour se manifeste par un mélange de soumission et d'égalité ; Énide redoute la colère d'Érec ; elle ne peut qu'obéir lorsqu'elle est contrainte de partir devant son mari, ou lorsqu'il lui impose le silence ; elle s'excuse lorsqu'elle doit, contre l'ordre reçu, l'avertir du danger... En même temps, elle sait se défendre, résiste vaillamment aux assauts, par exemple de Galoain ou de comte de Limors, et ne doute jamais, ni d'elle-même, ni d'Érec.
Cet "amour parfait" trouvera son apogée (et sa récompense) dans le double couronnement final : ce n'est pas seulement Érec qui est couronné, mais le couple. Érec et Énide rejoignent ainsi le couple phare, parfait par excellence, Arthur et Guenièvre, couple à la fois hiérarchisé (le Roi décide seul) et égalitaire (la Reine, d'égale dignité, agit en conseillère avisée et écoutée).
L'amour de Don Quichotte pour Dulcinée est certes purement fictif : il s'est choisi, dès les premiers chapitres, une "dame" (en réalité une paysanne assez hommasse), l'a rebaptisée d'un nom plus conforme à l'univers chevaleresque, et il l'invoque chaque fois qu'il doit affronter une aventure ou un danger. C'est à elle qu'il veut adresser les vaincus, dans la plus pure tradition du roman de chevalerie (elle a remplacé, en somme, le roi Arthur et la Cour, vers qui Érec envoyait, par exemple, Ydier)...
Cet amour, jamais remis en question, mais jamais réalisé, constitue en somme pour Don Quichotte, un stimulant à l'action et à l'héroïsme.
Mais il arrive parfois que cet amour constitue un frein : ainsi, Don Quichotte prend parfois prétexte du service dû à sa dame pour ne pas intervenir et secourir ceux qui en auraient besoin...
D'autres amours exemplaires apparaissent dans le roman :
Chez Chrétien de Troyes, on trouve aussi des images moins positives de l'amour :
L'amour courtois peut être dévoyé, mal employé. Ainsi, Érec, au début de la première partie, s'enfonce dans une "récréantise" qui le met à l'écart de la société courtoise. De même, à l'autre bout du roman, Mabonagrain s'est laissé emprisonner par un amour irraisonné pour son amie ; il se retrouve enfermé dans un verger stérile (on ne peut en sortir aucun fruit !), condamné à tuer tout chevalier qui se présenterait. Il faudra qu'il soit vaincu par Érec pour que la malédiction soit brisée, et que, libéré, il puisse rejoindre la société.
Quant à l'amour-passion, purement sexuel et dénué de morale, il est incarné d'abord par Galoain, puis surtout par le Comte de Limors. Ces deux personnages, obnubilés par la beauté d'Énide et le désir qu'elle leur inspire, vont oublier toute forme de chevalerie, à commencer par le respect dû à un hôte, et à une dame. Ils n'hésitent pas à tenter de forcer sa volonté, voire à recourir à la violence la plus abjecte : le Comte de Limors frappe Énide en plein visage... Et si Galoain, in extremis, blessé et vaincu, revient à un comportement plus conforme à la chevalerie, pour le Comte de Limors il n'y aura d'autre issue qu'une mort ignominieuse.
L'amour de Don Quichotte pour Dulcinée conduit souvent notre héros à des attitudes ridicules ou grotesques : ainsi, dans la Sierra Morena, il mime le désespoir d'Amadis des Gaules sans l'éprouver le moins du monde,
Mais si Don Quichotte est ridicule, d'autres se montrent plus odieux : tel est le cas de Don Fernando, qui, à l'instar du Comte de Limors, n'hésite pas à trahir l'amitié et l'amour pour satisfaire son désir, ou son caprice : il séduit puis trahit Dorotea, trompe son ami Cardenio... Cependant, noble, il ne peut être totalement mauvais (différent en cela de Limors) : in extremis, il reconnaîtra ses torts et reviendra dans le droit chemin.
L'amour torturé et peu confiant du "curieux malavisé" : celui-ci, mari comblé de la belle Camilla, n'aura de cesse de pousser son meilleur ami dans ses bras pour mettre à l'épreuve sa fidélité ; une curiosité si déplacée, un tel manque de confiance ne peut conduire qu'à la tragédie.
L'amour est donc globalement un sentiment positif, qui grandit les personnages lorsqu'il s'agit d'un amour vrai, courtois, et sage. En revanche, la folie, l'excès, l'immoralité, la violence, ne peuvent conduire qu'à la catastrophe, à la souffrance et à la mort.
Le roman de Chrétien de Troyes appartient à la "matière de Bretagne" : tous les noms, fictifs ou non, appartiennent à la sphère armoricaine, à l'entourage du Roi Arthur. Aucune mention n'est faite d'un au-delà de ce monde, qui s'étend de l'actuelle Bretagne à la Cornouaille anglaise, au Pays de Galle et à l'irlande.
De son côté, le Don Quichotte se déroule pour l'essentiel, au moins pour sa première partie, dans un rayon d'environ 200 km autour du village de notre héros, dans la Manche, région aride et montagneuse située entre la région de Tolède au Nord, l'Andalousie au Sud, l'Estramadure au l'Ouest et la région d'Albacet à l'est. Même si, au fil de leurs rencontres, Don Quichotte et Sancho se trouvent en présence de représentants de nombreuses autres régions, ils ne semblent nullement tentés d'y porter leurs pas. Il faudra attendre la troisième sortie pour qu'ils se décident à pousser jusqu'à Barcelone.
Or, si l'Armorique de Chrétien de Troyes, pays de légendes et d'Histoire, possède un prestige certain, il n'en est pas de même de la Manche, contrée plutôt déshéritée de l'Espagne profonde... On voit là l'intention parodique de Cervantès !
L'existence même du chevalier tient dans son errance : il n'a pas droit au repos tant qu'il n'a pas atteint la perfection. Dès qu'il renonce à la "récréantise", Érec est presque constamment à cheval, allant d'un endroit à l'autre, ne s'arrêtant que pour être hébergé de nuit, pour se soigner, ou pour combattre. Les haltes ne durent jamais très longtemps, et seule la dernière épreuve remportée achève le parcours : devenu Roi, il continuera sans doute de voyager, comme Arthur, mais ne partira plus à l'aventure, seul.
C'est ce modèle que prétend suivre Don Quichotte ; lui non plus n'a pas de plan défini, et se fie au hasard (ou aux désirs de Rossinante) pour choisir son itinéraire ; mais le parcours est modeste, et les temps d'arrêt prennent finalement plus de place que l'errance à proprement parler : arrêts dans les auberges, dans la Sierra Morena, auprès des chevriers... Et la rencontre avec de vrais voyageurs donnent paradoxalement l'impression que notre "chevalier errant" fait du sur-place !
Tout au long de leurs aventures, Érec et Énide suivent un crescendo, une initiation perceptible dans la "conjointure", la composition du roman : chaque étape, marquée par une rencontre plus ou moins dangereuse, les fait progresser vers la perfection, et de la chevalerie, et de l'amour. Si à aucun moment le voyage n'est l'occasion d'une découverte, d'un savoir (jamais ils ne découvrent, par exemple, de paysages inconnus, ou de mœurs différentes : même les lieux enchantés ou les monstres appartiennent déjà au monde connu), il est constitué d'une série d'épreuves qui les construit.
De même, chez Don Quichotte, on ne relève aucune curiosité géographique, aucun désir de découverte (pourtant, l'on est alors à l'époque même des grandes découvertes !) : tout se ramène au déjà-connu.
Pire encore : on n'observe aucune évolution chez nos personnages. Don Quichotte était déjà un "parfait chevalier" dès lors
qu'il l'a lui-même décrété, dès les premiers chapitres. Les combats qu'il livre semblent obéir au pur hasard des rencontres,
sans aucune progression. Un événement, fortuit ou futile, déclenche sa colère, il se bat, il est vaincu et battu ; mais il
n'évolue jamais, ne progresse jamais, n'apprend même jamais à parer les coups ! L'errance, chez lui, obéit à la mécanique de
la pure répétition ; elle n'est en aucun cas une
Dans son essai intitulé Roman des origines et origine du roman (1972), Marthe Robert affirme :
« Le roman n'est jamais ni vrai ni faux, il ne fait que suggérer l'un ou l'autre, autrement dit il n'a jamais le choix qu'entre deux manières de tromper, entre deux sortes de mensonges qui misent inégalement sur la crédulité. Ou bien en effet la fable se montre franchement comme telle, en rappelant jusque dans sa trame les conventions à quoi elle choisit de se plier ; ou bien elle s'entoure de toutes les apparences de la vie, et dans ce cas naturellement, il lui faut veiller à ne pas signaler sa volonté de faire illusion. Le mensonge le plus innocent étant aussi le plus voyant, le roman ne parvient à convaincre de ses relations intimes avec la vérité que lorsqu'il ment à fond, avec assez d'habileté et de sérieux pour assurer à sa tromperie les meilleures chances de succès. »
Commentez et discutez cette affirmation, en examinant avec précision le rapport que les deux œuvres au programme entretiennent avec la vérité et le mensonge.
Genre narratif fondé sur la fiction, et longtemps considéré comme un divertissement quelque peu dangereux, voire immoral, car fondé sur le mensonge, le roman a toujours suscité dans un même mouvement suspicion et engouement.
De fait, il entretient des rapports quelque peu ambigus avec la vérité.
Dans son essai intitulé Roman des origines et origine du roman (1972), Marthe Robert affirme :
« Le roman n'est jamais ni vrai ni faux, il ne fait que suggérer l'un ou l'autre, autrement dit il n'a jamais le choix qu'entre deux manières de tromper, entre deux sortes de mensonges qui misent inégalement sur la crédulité. Ou bien en effet la fable se montre franchement comme telle, en rappelant jusque dans sa trame les conventions à quoi elle choisit de se plier ; ou bien elle s'entoure de toutes les apparences de la vie, et dans ce cas naturellement, il lui faut veiller à ne pas signaler sa volonté de faire illusion. Le mensonge le plus innocent étant aussi le plus voyant, le roman ne parvient à convaincre de ses relations intimes avec la vérité que lorsqu'il ment à fond, avec assez d'habileté et de sérieux pour assurer à sa tromperie les meilleures chances de succès. »
Le roman repose traditionnellement sur "l'illusion romanesque", c'est-à-dire l'art de faire passer la fiction pour une réalité, le temps de la lecture. Cela suppose un pacte de lecture particulier entre le lecteur et l'auteur : Le lecteur sait qu'on lui raconte une fable, mais il exige d'être trompé, soit par la vraisemblance de l'histoire racontée, soit au contraire par une franchise feinte et une attitude réflexive sur la fable elle-même.
Le genre romanesque se divise donc en deux : Les romans fondés sur « l'illusion romanesque »d'une part, et les romans « modernes », mettant en question cette illusion romanesque.
Mais sont-ils si différents qu'il y paraît ? C'est ce que nous allons étudier, en nous fondant sur Érec et Énide et Don Quichotte.
Si l'on reprend les termes de Marthe Robert, on se rend compte qu'une opposition court tout au long de son propos : celle qui existe entre, d'une part, un roman qui "s'entoure de toutes les apparences de la vie", et ment avec "assez d'habileté et de sérieux" pour que le lecteur puisse croire ou faire semblant de croire en la véracité de ce qui est raconté ; autrement dit, un roman qui multiplie les "effets de réel" et joue la carte de l'historicité – et d'autre part, un roman qui "se montre franchement" comme tel, révèle lui-même, dans sa structure, sa composition, son caractère fictif et conventionnel.
Au premier groupe appartiendraient tous les romans qui se présentent eux-mêmes comme des témoignages, des récits historiques, authentifiés par des autorités intellectuelles et morales, et bien entendu les romans "réalistes", accompagnés ou non d'une caution "scientifique" : ceux qui prétendent "concurrencer l'état-civil, ou ceux qui affirment offrir une "tranche de vie", voire une dissection de l'être humain ou de la société.
Le roman de Chrétien de Troyes appartient, semble-t-il, à cette catégorie, lui qui affirme sa véracité et son sérieux.L'autre genre de roman, opposé à celui-ci, met au contraire en évidence le caractère fictif, artificiel, conventionnel de l'histoire qu'il raconte, mettant en question aussi bien la narration elle-même, que les personnages, le cadre, la chronologie... Usant de l'ironie et de la parodie, ils invitent le lecteur à ne pas céder à l'illusion romanesque, qu'ils s'ingénient d'ailleurs à détruire au fur et à mesure qu'elle se construit. Tel est le cas, par exemple, de Don Quichotte, dont Cervantès souligne à plaisir le caractère improbable, mais aussi, par exemple, de Tristram Shandy de Lawrence Sterne, ou de Jacques le Fataliste de Diderot, qui tous ont été considérés comme les précurseurs du roman moderne.
Mais l'on peut se demander si cette "honnêteté", ce refus de tromper le lecteur, ne recouvrirait pas une autre forme de mensonge... ou plutôt, si "l'illusion romanesque", chassée apparemment par la porte, ne reviendrait pas subrepticement par la fenêtre...
En d'autres termes, y a-t-il réellement une opposition si tranchée entre les deux types de roman, et plus précisément entre les deux œuvres au programme ?
Il paraît évident qu'Érec et Énide appartient pleinement à la première catégorie de romans. Dès le prologue, Chrétien de Troyes oppose sa propre "estude" (v. 6), qui consiste à ordonner rationnellement une vérité extérieure au roman et qui lui préexiste, aux corruptions qu'infligent à l'histoire "Cil qui de conter vivre vuelent".
Par la présence d'un Narrateur, qui constamment authentifie le récit, y compris lorsque celui-ci se montre surnaturel ou excessif (épisode du "verger enchanté", ou récit du couronnement d'Érec) ; il ne faut pas d'ailleurs se laisser prendre au terme de "conte", qui au XIIème siècle désigne simplement un récit, fictif ou non.
Par un point de vue constamment fixé sur les protagonistes, en particulier Érec : le lecteur est ainsi invité à s'identifier à lui, ou du moins à participer à ses aventures. Aucune distance critique ne vient troubler cette identification.
Enfin, si les faits sont ordonnés en une belle "conjointure", de manière à créer une gradation rendant les héros de plus en plus parfaits, celle-ci est dissimulée, de telle sorte que le lecteur est comme porté, d'un événement à l'autre.
L'impression de réel est encore renforcée par la mention de lieux réels comme Nantes ou Caradigan (la ville galloise de Cardigan).
Cependant, certains indices montrent que le lecteur de Chrétien de Troyes n'est peut-être pas si naïf qu'on pourrait le croire, ou du moins qu'une certaine connivence s'établit entre le Narrateur et l'auditeur, dont témoignent par exemples des mentions un peu trop insistantes sur la véracité du récit, justement au moment où celui-ci donne dans l'hyperbole, p. exemple au moment du banquet du couronnement, v. 6915-6920 :
"Mais je ne vuil pas faire croire
Chose qui ne semble estre voire.
Mençonge sembleroit trop granz,
Se je disoie que .vC.
Tables fussent mises a tire
En un palais ; je nou quier dire."
D'autre part, c'est moins la présence du merveilleux (par exemple l'existence de personnages comme les nains, les géants, la fée Morgane, ou de lieux comme le "verger enchanté" entouré de sa muraille d'air) qui suscite le doute – comme dans le conte, au sens moderne du mot, le lecteur peut s'en accommoder sans renoncer à l'illusion romanesque – que d'une certaine fantaisie, par exemple dans l'énumération des invités lors de la noce d'Érec et Énide, qui rappelle au lecteur qu'il s'agit d'une histoire inventée, destinée à le divertir ; ou encore la désinvolture du narrateur :
"Neporquant, se je ne les vi,
Bien en seüsse raison rendre,
Mais il m'estuet a el entendre
Que a raconter le mangier." (v. 6932-6935).
Ainsi, le roman qui prend au sérieux l'illusion romanesque peut aussi, par moment, s'amuser à la dénoncer, ou du moins à la mettre en évidence ; dès les origines, la relation du roman à la vérité est donc ambiguë.
Si, à première vue, le Don Quichotte n'appartient pas à la même catégorie, et revendique son caractère fictif, il possède malgré tout un certain réalisme, qui ancre les personnages dans une réalité contemporaine des lecteurs de Cervantès : celui-ci dépeint un monde familiers aux Espagnols de 1605, avec ses auberges plus ou moins mal famées, ses moulins à vent (une invention récente), ses marchands et ses petits artisans...
Mieux encore : si invraisemblables paraissent les aventures de ce héros décalé et anachronique, le lecteur se surprend parfois à leur accorder crédit, à se laisser prendre à l'illusion romanesque.
C'est que si le personnage est peu crédible, il s'ancre dans une société bien réelle, dont son idéalisme obstiné dévoile les tares et les cruautés, mais aussi parfois la complexité : ainsi, si les galériens constitue une sorte de catalogue de la petite délinquance, la laide et grossière servante Maritorne révèle parfois un naturel plus généreux que son apparence le laisserait penser. Et Sancho se montre touchant dans sa fidélité à son maître...
Ainsi, un roman "illusionniste" laisse entrevoir une forme de distanciation, qui n'interdit pas une lecture "naïve", mais introduit une distance suffisante pour que le lecteur, ou l'auditeur, éprouve ce plaisir esthétique, ou moral, qui est le propre du roman. Tout en savourant les aventures d'Érec et d'Énide, il admire avec quel art Chrétien de Troyes met en scène les différents épisodes, qui mènent les protagonistes vers l'apogée de leur destin, le couronnement, au terme d'une série d'épreuves de plus en plus terrifiantes, mais dont on sait bien que le héros sortira forcément vainqueur – parce que le genre auquel appartient l'œuvre, et le "pacte de lecture" qui va avec, le veulent ainsi.
Par ailleurs, à moins d'être fou, comme Don Quichotte, aucun lecteur ne croira sérieusement qu'il existe des géants comme ceux que vainc Érec, ni des vergers comme celui où Mabonagrain attend sa délivrance ; mais en même temps, il sait que ces géants et ce verger, comme tous les personnages, tous les lieux du roman, appartiennent à une autre sorte de vérité, symbolique celle-là, que révèle la structure même du roman. L'histoire que nous raconte Érec et Énide n'est pas "vraie" comme le serait un fait divers ; mais elle dit des choses vraies sur les valeurs de la chevalerie, et, bien au-delà, sur la place de l'homme et de la femme dans la société, sur l'amour et les dangers de la "récréantise", sur la réalisation de soi.
Inversement, les personnages de Don Quichotte ne sont pas seulement des pantins qui prêtent à rire, comme la poupée du tableau de Goya "le bernement". Si improbables soient l'existence et les aventures du pauvre Hidalgo, elles ont traversé les siècles parce qu'elles offrent, par-delà leur fantaisie revendiquée, à la fois un plaisir esthétique et une dimension morale.
"Le roman n'est donc jamais ni vrai ni faux" : il est faux lorsqu'il prétend à la véracité de l'histoire ou du témoignage, puisqu'il est toujours, quoi qu'il fasse, simulacre du réel, reconstruction plus ou moins exacte et orientée, fiction et faux-semblant. Et en ce sens, effectivement, plus il veut faire croire à sa réalité, plus il ment.
Mais en même temps, même s'il souligne et revendique son caractère fictif et conventionnel, même s'il proclame qu'il n'est que mensonge, il recèle une forme de vérité, métaphorique ou symbolique, sans laquelle il n'est pas vraiment de plaisir de lecture.
Un "vrai" lecteur de roman, contrairement à Don Quichotte (ou à Madame Bovary), joue seulement à croire en ce qu'il lit, et garde assez de distance pour en retirer à la fois un plaisir esthétique, l'agréable frisson de l'émotion et du suspense, et la "substantificque moëlle".
Pour une étude de chaque texte :
Les deux textes se trouvent au même moment crucial des aventures chevaleresques : le moment où le chevalier, ou futur chevalier, quitte son milieu d'origine, la Cour du Roi Arthur pour Érec, sa maison pour Don Quichotte, et part pour vivre ses aventures.
Les deux textes vont donc nous proposer un portrait du héros, à l'aube de l'histoire racontée.
Ils vont également installer le mode de narration, la place du narrateur par rapport à son héros, et mettre en place le registre principal et les attentes du lecteur.
Pour l'auteur du XIIème siècle, la chevalerie correspond à un état de la société, le féodalisme, et à l'idéologie d'une classe dominante : celle des seigneurs, nobles guerriers définis par le métier des armes.
Pour lui, tout est donc parfaitement naturel : aussi bien le symbolisme (la blancheur du "cerf blanc", la vilénie du Nain, le nombre trois...) que le sens des mots comme "vassal". Nul besoin d'expliciter ce qui sautait aux yeux de tout lecteur médiéval.
Inversement, en 1605, le roman médiéval n'est plus que littérature, déconnecté de toute réalité contemporaine ; aussi Don Quichotte ne cesse-t-il de jouer un rôle, d'imiter sans les comprendre les gestes des chevaliers : son armure ne répond plus à aucune nécessité technique ; le nom même de son cheval, "Rossinante", montre qu'il a oublié le nom et le rôle des chevaux à l'époque médiévale (aucun chevalier n'aurait accepté de monter un "roussin", mauvais cheval destiné aux subalternes !) ; le blanc n'est plus pour lui qu'une couleur dépourvue de signification (voir l'épisode des armes) ; il s'abandonne aux fantaisies de son cheval, "croyant qu'en cela consistait le fin du fin des aventures", mais sans s'en remettre à Dieu...
Pire encore : loin de chercher à conquérir une "dame", il s'en invente une ; son discours à Dulcinée n'est plus qu'une répétition mécanique des discours tenus par les chevaliers du passé. Il suffit de comparer le discours qu'Érec tient à la Reine : sobre, factuel, simplement digne, il contraste vivement avec le discours ampoulé et creux de Don Quichotte à Dulcinée.
Chez Chrétien de Troyes, la place du narrateur est des plus discrètes ; tout au plus se manifeste-t-il par des notations axiologiques : la demoiselle de la Reine est "courtoise et belle" (v. 128), celle de l'adversaire "de grand estre" (v. 144) ; le chevalier est "bel et adroit" – ces expressions signifient surtout qu'ils appartiennent à la Noblesse ; ce sont des épithètes de nature.
Plus intéressantes les qualifications du nain : "qui de felenie fu plains" (v. 164), "qui mout fu fel et de put'aire"(v. 171), "li nains cuvers" (v. 208), "li nains fu fel, nuns nou fu plus" (v. 218) : cette répétition vise, sans ironie aucune, à souligner le caractère mauvais, pervers du personnage, concentré de la méchanceté du sinistre trio, et homme de mains du chevalier et de la pucelle. D'ailleurs, le chevalier aussi est jugé sévèrement : "moult felon et desmesuré" (v. 228).
Tous ces personnages sont donc vus de la même façon par Érec et par le narrateur : il n'y a pas de distorsion entre les deux visions ; ce qui renforce notre empathie à l'égard du jeune homme.
Enfin, un seul commentaire, élogieux, vise Érec lui-même :
"Folie n'est pas vasalages
De tant fist mout Erec que sages" (v. 231-232).
Cette remarque justifie que le héros, manifestement en état d'infériorité car seul et sans armes, n'ait pas
immédiatement engagé le combat : une sagesse que Don Quichotte, lui, passera son temps à oublier...
Au contraire de Chrétien de Troyes, Cervantès s'évertue à établir le maximum de distance entre le "héros" et le lecteur.
Il souligne volontiers sa folie : par des commentaires ("sa folie ayant plus de force que toute autre raison", l. 26-27 ; "Les livres qui l'avaient mis dans cet état", l. 31, ou "ces extravagances" (l. 75), ou encore "il aurait suffi à lui fondre la cervelle, s'il en avait eu un tant soit peu", l. 79-80) ; ou bien par des incises ("pensait-il", "selon lui"... qui montrent que le narrateur ne reprend pas à son compte les propos de son personnage.
Cervantès use également de l'ironie : "notre aventurier tout flambant" (l. 39) désigne Don Quichotte de manière d'autant plus moqueuse que l'on vient de décrire son allure piteuse, et qu'il ne lui est encore rien arrivé.
Il use également de la
Le narrateur intervient enfin directement, soulignant à la fois l'illusion dont est victime le héros (le caractère livresque
de sa folie) et sa
Les deux héros viennent donc d'entamer leur aventure ; mais les deux auteurs ont installé un climat bien différent, et un "horizon d'attente" opposé pour leurs lecteurs respectifs :
Les deux textes que nous nous proposons de comparer mettent en scène des situations similaires. Dans le roman de Chrétien de Troyes,
l'héroïne, Énide, se trouve prisonnière du comte de Limors, alors que son époux, Érec, grièvement blessé, passe pour mort.
le comte veut imposer à la jeune femme de l'épouser, et de participer à un banquet ; devant son refus, il n'hésite pas à user de violence.
Don Quichotte, presque cinq siècles plus tard, nous présente un récit : Don Fernando, un jeune homme riche et noble, a enlevé
Luscinda, pourtant mariée à son ami Cardenio. S'étant retrouvé par hasard face à celui-ci dans une auberge, il raconte à l'assistance le rapt
de la jeune fille.
Si la situation romanesque paraît similaire, les deux textes diffèrent profondément par l'énonciation (ici c'est un narrateur extra-diégétique qui parle, là le protagoniste de l'action), les effets de dramatisation (dans Érec et Énide, l'action se déroule sous nos yeux, alors que dans le Don Quichotte il s'agit d'un récit a posteriori) et le registre.
Mais dans les deux cas, c'est la violence faite aux femmes qui est mise en question.
Dans les deux cas, une jeune femme, mariée et aimant son mari, se voit contrainte d'en épouser un autre. Énide, comme Luscinda, se voit dénier toute forme de liberté, et devant son refus, l'homme se conduit en véritable prédateur : dans le roman médiéval, le comte de Limors n'hésite pas à la frapper, à deux reprises, au point même d'indigner son propre entourage :
Et li cuens la fiert en la face ;
Cele s'escrie, et li baron
Le conte blasment environ :
"Ostez, sire, font il au conte.
Mout devriez avoir honte
Que ceste dame avez ferue
Por ce que ele ne mainjue :
Mout grant vilenie avez faite." (v. 4820-4827).
le comte de Limors multiplie les marques de violence, d'autant plus évidentes qu'elles se traduisent au discours direct. Il a recours aux menaces, aux ordres, aux coups. Et il affirme haut et fort son pouvoir absolu sur elle :
"La dame est moie et je suens
Si ferai de li mon plaisir". (v. 4832-33).
On ne saurait s'exprimer plus cyniquement !
Don Fernando, pourtant présenté comme un individu plus fréquentable – il finira par revenir à de meilleurs sentiments – n'est guère plus policé. Quand il découvre que Luscinda se refuse à lui, sa première réaction est de vouloir la tuer ! (l. 5-7) ; il est "enragé et confus, avec le dessein de se venger" ; et il a de la suite dans les idées : après sa fuite, il ne la retrouve qu'après "plusieurs mois", mais il n'hésite pas alors à l'arracher à un monastère, ajoutant l'impiété et le sacrilège à la violence.
La brutalité de l'action se traduit par l'accélération du récit :
"l'ayant trouvée dans le cloître en train de parler à une religieuse, ils l'avaient enlevée et, sans lui laisser le temps de rien faire, ils étaient allés..." (l. 23-26).
Dans les deux cas, la violence et la démesure du prédateur soulève l'indignation de son entourage : les "barons" du comte de Limors protestent devant les coups qu'il inflige à la jeune femme ; les parents de Don Fernando l'empêchent de tuer Luscinda.
Mais en même temps, ils sont complices de ses actes : chez Chrétien de Troyes, ils se soumettent à la volonté de leur suzerain, se contentant d'une protestation verbale ; quant à Don Fernando, il n'a aucun mal à trouver "trois gentilhommes" qui vont l'aider à retrouver Luscinda et à commettre son forfait... Dans Don Quichotte, cette complicité est plus grave : elle est active, et n'a pas l'excuse de la soumission féodale du vassal à son suzerain.
Face à la force, la jeune femme ne peut guère réagir. La plus passive est Luscinda : enlevée, elle n'a d'autre ressource que de perdre connaissance, puis s'enfermer dans le silence et les larmes : c'est une attitude de pure victime.
Énide se montre plus énergique, même si elle ne peut guère agir. Elle refuse les ordres, ne tient aucun compte des menaces ni des coups, et va même jusqu'à provoquer le comte :
"Ha fel, fait ele, moi que chaut
Que que tu me dies ne faces ?
Ne crien tes copx ne tes menaces.
Assez me bat, assez me fier :
Ja tant ne te troverai fier
Que por toi face plus ne mains,
Se tu orendroit a tes mains
Me devoies les iauz sachier
ou [tres]toute vive escorchier."
Même réduite à l'impuissance, Énide reste une héroïne, combattive et fière.
Le récit d'Érec et Énide est "direct", c'est-à-dire pris en charge par le Narrateur, sans distance particulière ; les propos du Comte et d'Énide sont rapportés directement, et toute la sympathie de l'auditeur-lecteur est acquise à Énide. Le comte pêche par orgueil et démesure ; il ne pourra qu'être puni.
Sa violence s'affiche sans limites, par son absence de courtoisie, ses menaces et son ton péremptoire : "gardez vos de moi corrocier" (v. 4806) ; "je vos en semong" (v. 4807) ; "vos en avroiz males merites" (v. 4816) ; on peut aussi relever des impératifs : "gardiez vos", "mangiez", "taisiez vos".... Il se montre incapable de la moindre humanité, exigeant d'Énide qu'elle "laisse éclater sa joie" alors même que son mari repose juste à côté...
À la violence verbale s'ajoute la violence physique : le Comte frappe par deux fois Énide en plein visage, reprenant ici le geste du nain dans les premières pages du roman ; c'est le signe même qu'il a abandonné toute forme de chevalerie, qu'il n'est plus que le jouet de sa propre violence. Son entourage le remarque : le terme de "vilenie" (v. 4827) souligne cette irrémédiable dégradation du personnage.
Les gestes, les paroles parlent d'eux-mêmes : le Narrateur n'a nul besoin d'intervenir pour énoncer un jugement que le lecteur partage tout naturellement.
Ici, L'enlèvement de Luscinda n'est pas vécu "directement", mais par l'intermédiaire d'un récit qu'en fait le principal protagoniste : "don Fernando dit à son tour ce qui lui était arrivé à la ville..." ; tout semble fait pour que la violence des faits soit atténuée.
Le discours n'est même pas directement rapporté : c'est du style indirect libre, entièrement axé sur le point de vue de l'homme ; l'emploi du passé, l'absence de polyphonie énonciative (nous n'entendons jamais Luscinda) tiennent le lecteur à distance : il ne peut* guère s'identifier à la victime, ni condamner le coupable...
L'action n'est accompagnée d'aucun jugement négatif : l'enlèvement au sein du monastère est présentée comme la chose la plus naturelle (et donc la plus légitime) qui soit ; la préméditation est énoncée avec la plus grande simplicité : Don Fernando montre ainsi les précautions prises pour déjouer la surveillance, et les préparatifs ("là où ils s'étaient pourvus de tout ce dont ils avaient besoin pour l'emmener" (l. 26-27)...).
Enfin, l'absence de tout détail concret ôte à l'action toute forme de pathos : le narrateur use de génériques ("la ville", "le monastère"). Quant à la réaction de Luscinda, elle est énoncée avec la plus grande distance ; elle n'est que négative : perte de connaissance, silence, larmes. À aucun moment, le narrateur ne manifeste la moindre empathie à son égard, ni le moindre intérêt pour ses motivations ou ses sentiments...
Quant au récit de l'enlèvement lui-même, il gomme toute violence ; aucun geste n'est décrit. La brutalité de Don Fernando n'apparaît que de manière détournée : "sans lui laisser le temps de rien faire"...
Cette différence de traitement peut s'expliquer par le genre auquel appartient chacun des deux textes : du côté de Chrétien de Troyes, il s'agit de la plus grave épreuve subie par le couple ; le comte de Limors représente le Mal, dont Érec doit venir à bout pour reconquérir sa Dame. Nous sommes donc dans l'épopée ; le danger doit être maximal pour le couple, afin que sa victoire apparaisse plus éclatante.
Inversement, le récit de don Fernando appartient au genre romanesque ; nous sommes dans un récit adventice, dont nos héros, Don Quichotte et Sancho Pança, ne sont que les spectateurs. Or ce genre exige une happy end : pour cela il faut préserver le caractère fréquentable du protagoniste...
À cela s'ajoute le fait que les valeurs de la société ont singulièrement évolué entre Chrétien de Troyes et Cervantès. Dans l'Espagne du début du XVIIème siècle, la femme n'est plus du tout la "dame" médiévale. Aussi bien dans les Nouvelles exemplaires que dans les parties romanesques du Don Quichotte, nous voyons Cervantès considérer le viol et l'enlèvement d'une jeune fille comme un acte presque normal, une faute mineure due à la jeunesse ou à un tempérament trop exubérant, et qui ne remet en rien en cause la noblesse de l'homme qui s'y livre. Pire encore, c'est la femme qui en subit le déshonneur et assume la faute... Il suffit de lire les mots qu'adresse Luscinda à Cardénio qu'elle vient de reconnaître : "C'est vous, mon cher seigneur, oui c'est vous qui êtes le vrai maître de votre esclave que voici..." (p. 523).
Un autre fait peut expliquer la différence de traitement entre les deux textes : en effet, dans Érec et Énide, tous les personnages sont au même rang social ; le Comte de Limors s'attaque à la Dame d'un chevalier, dont la noblesse égale la sienne ; or le traitement qu'il lui inflige – des coups – équivaut à la traiter en vassale, à nier son rang. Cela ne peut que soulever l'indignation de l'assistance, et du lecteur.
Inversement, Don Fernando est d'un rang nettement supérieur à celui des autres protagonistes : Dorotea, qu'il a séduite et abandonnée, est d'une condition bien inférieure à la sienne ; de même, Cardénio, à qui il a pris sa fiancée, n'est pas noble. Si la faute est avérée, elle n'en est pas moins pardonnable, à condition bien sûr que Don Fernando la reconnaisse et la corrige... ce qu'il a déjà commencé à faire.
Pour similaires qu'elles semblent, les situations dépeintes par les deux auteurs diffèrent du tout au tout : si dans les deux cas il est question de la violence faite à une femme innocente, chez Chrétien de Troyes il s'agit véritablement d'un crime, commis par un personnage rendu fou par "l'hybris", et qui transgresse toutes les valeurs de la société chevaleresque. Il ne pourra en être puni que par la mort, que lui infligera le Chevalier.
Dans Don Quichotte, au contraire, il s'agit de l'erreur momentanée, et finalement vénièle, d'un jeune homme un moment égaré par la passion et la fougue de la jeunesse, et qui ne remet nullement en cause sa noblesse. Dans ce cas, il sera ramené à la raison non par la force, mais par un plaidoyer de Dorotea, et par sa propre honnêteté – en somme, par son bon vouloir. Nulle sanction ne le menaçait, excepté peut-être la rumeur publique, ou sa propre conscience...
Étude
littéraire de
Chez Cervantès, c'est une logique carnavalesque du "monde renversé" qui se met en place : les gardiens sont des représentants de
la loi et du Roi, soit la légitimité même ; et les victimes des criminels, dont le sort a été décidé par un tribunal ! La raison
est donc du côté du commissaire, ce que Don Quichotte s'empresse de démontrer en s'énervant, et en se mettant à l'insulter
comiquement :
"C'est vous le chat, le rat et le goujat !" (p. 300)
Dans Don Quichotte, le combat devient peu à peu général : attaque de Don Quichotte, riposte des gendarmes, entrée
en scène des forçats, focalisation sur Sancho puis Ginès de Passamonte – qui apparaît vite comme le seul véritable
combattant, bien plus que Don Quichotte lui-même !
L'épisode d' Érec et Énide s'inscrit dans la marche d'Érec vers la perfection : après avoir affronté des dangers qui le menaçaient personnellement, il se met à présent au service d'autrui. Tout est fait pour opposer le droit et la force :
La victoire finale d'Érec, à peine mise en question par le coup assené par le géant, est attendue dès le début.
Inversement, dans Don Quichotte, si le commissaire se montre peu sympathique (il se moque du "pot de chambre" que notre héros a sur la tête), le chevalier ne l'est pas vraiment non plus : il injurie le commissaire, se rue brutalement sur lui au mépris des règles (p. 301, "sans lui laisser le temps de se mettre en défense") et sa victoire semble due au hasard ("et sa chance voulut que ce fût l'homme à l'arquebuse") qu'à sa valeur propre.
Enfin, l'intervention de Ginès lui ôte tout mérite.
A l'issue du combat, le chevalier sauvé des géants manifeste la reconnaissance attendue :
La scène est paisible, sereine.
Dans Don Quichotte, on voit le "héros" s'attendre à une scène du même genre : le discours qu'il tient semble sorti d'un roman de chevalerie. Mais ce discours est encadré par deux autres, qui eux font référence à la réalité présente : celui de Sancho (p. 301) qui redoute les conséquences et supplie son maître de se sauver au plus vite, et celui de Ginès.
Ginès de Passamonte oublie bien vite toute forme de reconnaissance, au moment précis où Don Quichotte oublie son éducation et son caractère chevaleresque, en traitant son interlocuteur de "fils de pute" et en ironisant sur son nom.
Alors que l'épisode du roman de Chrétien de Troyes s'achevait dans la paix, ici tout dégénère : le combat reprend, et cette fois c'est Don Quichotte qui sert de cible. Symboliquement, le heaume de Mambrin est alors brisé.
Le chevalier est par essence un soldat, membre d'une société militaire, qui ne doit son existence qu'au combat. Il n'est donc pas étonnant que les romans de chevalerie donnent si souvent à voir des affrontements sanglants, que le Chevalier affronte un adversaire pour sauver sa vie ou gagner quelque conquête, ou qu'il rencontre ses pairs dans un tournoi.
Dans l'extrait d'Érec et Énide que nous nous proposons d'étudier, le héros doit vaincre un chevalier rempli d'orgueil, qui estime que l'épervier, enjeu d'un combat, doit lui revenir de droit ; ce chevalier est le même qui a si violemment frappé Érec et la suivante de la reine Guenièvre lors de la première rencontre en forêt.
Mais puisque le chevalier ne peut exister sans combat, il est tout naturel que Don Quichotte, qui, cinq cents ans après Chrétien de Troyes, revendique l'état de chevalier errant, saute sur toutes les occasions de montrer sa vaillance. Ici, il affronte un Biscayen, valet d'une dame que notre Hidalgo a cru enlevée, et qui se montre aussi irascible et orgueilleux que lui.
Nous assistons donc à deux scènes très similaires dans leur déroulement, puisqu'elles comportent toutes deux un combat, suivi d'une victoire et d'une punition imposée au vaincu ; cependant, elles s'opposent radicalement par le registre employé, et surtout par les valeurs qu'elles véhiculent.
Une seconde phase commence lorsque Ydier, tombé de cheval, reconnaît sa défaite et implore son vainqueur : commence alors un dialogue (v. 993-1012) qui permet aux deux protagonistes de s'expliquer.
Enfin, une troisième partie (v. 1013-1044) est entièrement constituée du discours d'Érec : reproches à Ydier, et châtiment de sa faute : il devra se rendre à la Cour, pour demander pardon de son offense et raconter l'exploit de son vainqueur. La scène s'achève sur une suprême humiliation : il devra dire son nom à Érec.
Le troisième paragraphe est davantage dialogué : alors que notre héros veut exécuter le Biscayen, les dames intercèdent en sa faveur, et Don Quichotte se laisse fléchir ; il impose seulement à son adversaire, et aux dames, d'aller de sa part raconter toute l'histoire à Dulcinée du Toboso – ce qu'elles acceptent, moins par honnêteté que par la peur que leur inspire un Don Quichotte si manifestement dérangé.
La scène du Don Quichotte semble donc être l'exacte transposition de celle d'Érec et Énide, mais dans un contexte bien différent.
Dans le roman de Chrétien de Troyes, nous sommes en présence du premier vrai combat d'Érec. Il doit à présent affronter un chevalier redoutable, mais lui-même ne l'est pas moins. Au moment où commence notre extrait, le combat a commencé depuis cent vers ; les deux belligérants ont même dû s'accorder une pause, tant ils étaient incapables de se départager. Le Narrateur fait tout pour montrer cette égalité, en les associant dans des expressions ("andui li vassal", "par igal", "ambedui"...) ou l'usage d'une 3ème personne du pluriel indifférenciée.
Si le Narrateur se permet parfois une exclamation admirative, la plupart du temps il reste en retrait, objectif. C'est la violence des coups, et la gravité des blessures, sur les hommes comme sur les armes, qui témoignent de la grandeur de ce combat titanesque. Nous sommes à la lisière du merveilleux, et aussi dans la grande tradition épique, issue de L'Iliade.
Au combat succèdent les paroles. Toujours dans le registre épique, elles visent à montrer la parfaite maîtrise de soi qui caractérise le chevalier, qui sait ne pas céder à la colère :
"Quant il li membre de l'outrage
Que ses nains li fist ou bochage,
La teste li eüst copee
Se il n'eüst merci criee"
Le dialogue qui suit est remarquable par son calme, succédant à un si violent affrontement, et sa courtoisie : Érec expose ses griefs à Ydier, sans jamais l'insulter ni l'outrager. Et tous deux font ainsi la paix.
Tout d'abord, elle met aux prises deux personnages aussi semblables entre eux que peuvent l'être Érec et Ydier, mais sur un mode burlesque. Le Biscayen, en effet, est une caricature, les Basques passant pour orgueilleux, et voulant tous passer pour chevaliers et descendants des Goths ; à ce titre, sa prétention est donc tout aussi farfelue que celle de Don Quichotte ; en outre, tout comme notre Hidalgo, il est "irascible", à tel point que cette unique qualité est attachée à lui comme une épithète de nature !
Ensuite, nos deux "héros" sont aussi ridicules l'un que l'autre, l'un monté sur le pauvre Rossinante, et l'autre sur une mule, monture anti-héroïque par excellence. Et l'interruption du récit les a laissés figés, comme des marionnettes, l'épée levée, à la fin du chapitre 8...
Les coups portés n'ont pas non plus la même valeur, moins par leur réalité que par la manière dont ils sont présentés. Tout d'abord, il n'y en a que deux (ce qui contraste singulièrement avec le combat acharné des "vrais" chevaliers) ; ensuite, si les effets sont les mêmes (dans les deux cas, les armes sont fracassées, en particulier les fameux "heaumes", et les hommes sont blessés), le narrateur n'exprime pas la chose dans les mêmes termes : que l'on compare simplement,
Si dans le roman de Chevalerie, les terribles blessures des héros les humanise, tout en les grandissant, les montrant surmontant leur faiblesse, dans la parodie, elles ne sont que sordides et banales, et suscitent le rire !
Enfin, dans ce combat assez minable, la chance plus que la vaillance détermine la victoire : la maladresse du Biscayen sauve la vie de Don Quichotte, et celui-ci doit sa victoire définitive plus à l'emballement de la mule qu'au coup porté ! Là encore, le lecteur ne peut que rire...
Le narrateur se montre discret dans Érec et Énide ; il n'est là que pour attester la véracité du récit ("sanz mentir", v. 967) comme les détails concrets qu'il multiplie. ; sa description est au présent de narration.
Dans Don Quichotte au contraire le narrateur multiplie les interventions ironiques ("vive Dieu !").
Les valeurs chevaleresques sont partagées : la haine d'Érec à l'égard d'Ydier est fondée sur des raisons précises, objectives. Ydier a transgressé les valeurs de la chevalerie, en laissant offenser une femme. Les deux héros appartiennent à un espace commun ; Ydier n'émet d'ailleurs aucune objection aux accusations d'Érec. La haine de celui-ci s'éteint dès qu'Ydier a reconnu sa défaite. Toute l'action du chevalier vise à rendre meilleur le monde qui l'entoure et à faire reconnaître sa propre excellence ; la conquête de la Dame n'est que la conséquence de cette excellence, revendiquée et exprimée en actes.
Les valeurs de la Chevalerie ne sont plus reconnues comme une donnée universelle ; Don Quichotte est désormais le seul à les porter, dans un monde qui n'est plus fait pour elles. Le narrateur lui-même s'en dissocie, par exemple dans ses commentaires, où il souligne "l'aveuglement" de son héros. Hors contexte, Don Quichotte ne fait rien d'autre que semer le trouble. Ici, les Dames n'étaient pas en danger, et le Biscayen, simple valet, n'avait rien d'un geôlier. Et Don Quichotte ne s'aperçoit même pas de sa méprise !
Les Dames qu'il était censé secourir sont surtout effrayées par sa violence ; elles acquiescent à ses exigences, moins par respect pour un vainqueur, que pour calmer un fou furieux.
L'envoi à Dulcinée, ici, ne renvoie pas au rôle de la dame dans les premiers romans de chevalerie : obéir à ses volontés, voire à ses caprices, est devenu la seule motivation du chevalier (le secours aux opprimés n'étant plus qu'un moyen de la conquérir) ; on peut parler d'une "dérive romanesque" des valeurs de la chevalerie...
L'honneur permet, chez Chrétien de Troyes, de transmuer la violence en un comportement social codifié : Érec ne tue pas Ydier, et celui-ci, vaincu, réintègre l'ordre de la Cour : on le retrouvera, v. 6811, lors du couronnement d'Érec.
La ressemblance formelle de ces deux textes met ici en lumière la différence à la fois de ton, mais aussi de valeurs entre ces deux périodes : alors que le combat ritualisé était un temps fort de la socialisation médiévale, il n'est plus dans Don Quichotte qu'une simple bagarre burlesque entre deux personnages transformés en marionnettes, également orgueilleux et ridicules.
Ocire ferai orendroit,
Ou soit a tort ou soit a droit,
Vostre seignor devant voz iauz. (v. 3353-3355)
Face à cette menace, Enide a alors recours à la ruse : elle fait croire au comte qu'elle accepte sa proposition, mais qu'elle veut lui épargner d'avoir à commettre une action indigne : elle gagne du temps, en remettant au lendemain matin l'attaque contre Erec.
Le contexte est donc simple, la situation transparente, et le narrateur, de toute évidence, souscrit à la ruse d'Enide.
Lotario, ami d'Anselmo, à force de voir Camila sur les instances de celui-ci, a fini par lui déclarer sa flamme, et Camila lui a cédé. L'on se retrouve donc dans une situation à la fois classique (le mari cocu, l'ami perfide, la femme infidèle) et paradoxale (le mari, qui a lui-même préparé sa déconvenue, se croit en sécurité, et encourage même son ami à poursuivre sa cour!). L'action s'est encore compliquée peu après, car la suivante de Camila, Leonela, a elle-même introduit un amant dans la maison.
Lotario, qui a un jour aperçu cet amant, se croyant lui-même trompé, prépare un piège avec Anselmo : celui-ci devra se dissimuler dans la garde-robe où Lotario et Camila ont coutume de se voir. Pris de remords, cependant, il veut avertir Camila.
Celle-ci lui révèle alors l'aventure de Leonela, et lui demande son aide. Celui-ci, comprenant alors que Camila ne l'a pas trompé, lui révèle à son tour la ruse qu'il a ourdie avec Anselmo. Le texte commence alors, dans un tourbillon de ruses et de mensonge, chacun trompant l'autre : chacun sera alors manipulé par une Camila redoutable.
Le simple examen des deux contextes met donc en évidence une différence fondamentale de genre : dans Erec et Enide, la ruse d'Enide correspond à une manière de lutter propre aux femmes : dépourvues de la force guerrière du chevalier, elles doivent se défendre par la ruse (qui n'est pas nécessairement dévalorisée : cf. le personnage d'Ulysse!). Le mensonge, l'hypocrisie sont alors au service du bien, contre les entreprises du Mal ; elles font partie de la geste des héros.
Il en est tout autrement dans Don Quichotte, où la complexité de l'intrigue, ou plutôt des intrigues imbriquées (Anselmo / Lotario / Camila ; Leonela / son amant...) appartient au genre romanesque. Ici, les personnages ne sont plus univoques : Camila, vertueuse, puis rusée et infidèle ; Leonela, fidèle servante, mais qui n'hésite pas à faire chanter sa maîtresse ; Lotario, déchiré entre son amitié et son désir pour Camila... et la position du narrateur est elle-aussi ambiguë.
Deux hommes, une femme ; on pourrait penser que la ruse est seulement l'apanage de la femme, mais elle répond en réalité à une ruse masculine : dès qu'il a éprouvé de l'amour, ou plutôt du désir pour Énide, le comte a eu recours à la tromperie, pour s'adresser à elle : v. 3288-89
« De parler à li, congié prist
A Erec, mout convertement... »
Or ce qui caractérise la chevalerie, c'est précisément une parole vraie, sans détour, souvent performative, une parole à laquelle on peut se fier absolument (cf. la promesse d'Ydier vaincu, ou encore celle de Guivret...). Le comte ment ici effrontément à son hôte, ce que celui-ci ne peut même pas imaginer ; ce faisant, il se montre coupable, et se met en dehors du monde chevaleresque : le mensonge d'Énide est légitimé par avance.
De son côté, dans un premier temps, Énide dit spontanément la vérité (v. 3330-3340) : la ruse ne lui est pas naturelle ; elle s'attend à ce que le comte se rende à ses raisons. Ce sont les menaces du comte, contre elle-même (« Qui la honist et laidenge... ») et surtout contre Érec qui la décident à avoir recours à la ruse.
Mais le narrateur fait tout pour qu'aucune dévalorisation ne rejaillisse sur Énide : à deux reprises, v. 3380 et v. 3412-3415, il souligne la duplicité d'Énide, mais aussi la sottise du comte, et la pureté des intentions de la jeune femme : « por son seignor delivrer » (v. 3413).
Ici, hommes et femmes ont recours à la ruse et au mensonge : il n'est plus question de chevalerie, de combats, mais d'une comédie dramatique ; mais les femmes semblent l'emporter en ruse sur les hommes :
Anselmo se cache, mais pour mieux être trompé ;
Lotario, après sa malheureuse initiative (née d'une erreur), perd toute initiative : il sera l'instrument d'une ruse dont il ignore les tenants et aboutissants, Camila n'ayant pas voulu les lui révéler ;
ce sont les femmes, infiniment plus adroites, qui prennent toute l'affaire en mains : Camila et Leonela, complices, mettent seules en place le stratagème destiné à tromper Anselmo.
Une image très misogyne des femmes : si Camila tient des propos « fort sensés », Cervantès s'empresse de préciser que « la femme a par nature l'esprit plus prompt que l'homme, tant pour le bien que pour le mal, tandis qu'il lui fait défaut quand il lui faut raisonner avec à-propos » : Cervantès est ici l'héritier des écrits misogynes du Moyen-Âge et de la Renaissance. (Voir la Querelle des femmes ) ; les femmes, Camila, Leonela, ne peuvent que finir par tromper leurs maris et trahir leur parole ; elles se montrent de remarquables comédiennes, promptes à saisir les opportunités que leur offrent les circonstances, et très aptes à manipuler leurs compagnons.
Mais ceux-ci ne sont pas non plus épargnés : Lotario (qui par ailleurs trahit son ami Anselmo) se montre impulsif et maladroit, regrettant immédiatement son geste, et se faisant gronder comme un enfant par Camila, qui le trouve bien peu digne de confiance. Quant à Anselmo, il s'est mis lui-même dans cette situation.
Dans Erec et Enide, une psychologie assez sommaire : le comte ne s'étonne pas qu'Énide face si brutalement volte-face et accepte soudain de trahir Érec. Le discours de la jeune femme se veut convaincant, mais le narrateur, à plusieurs reprises, insiste sur le fait qu'Énide ment, qu'elle trompe un sot, et qu'elle ne le fait que pour sauver son mari. Les marques d'ironie sont multipliées : elle ment tout en disant « sans mentir » (!), elle va même jusqu'à exiger un serment de son suborneur ! Elle fait ainsi preuve de sang-froid et de sagesse, sans jamais dévier de sa route.
Dans les deux textes, la première tromperie vient de l'homme : Anselmo se cachant pour surprendre sa femme, le Comte trahissant l'hospitalité pour s'emparer d'Énide ; et dans les deux cas, ils seront pris au piège de leur propre trahison.
A chaque fois que l'homme se croit vainqueur, c'est alors qu'il est le plus trompé :
C'est par un discours très structuré qu'Énide parvient à vaincre le comte :
Dans une première partie, elle argumente, faisant appel, sinon au sens de l'honneur (inexistant) du comte, mais du moins au souci de sa réputation :
« Trop serïez fel et traïtes,
Se vos l'oceïez ensi. »
voir aussi v. 3368-3375.
Ce premier argument s'entremêle à un second : elle accepte la proposition du comte, et ne l'a refusée que pour le mettre à l'épreuve.
La seconde partie est une série de consignes : elle organise elle-même son propre enlèvement ! (v. 3381-3390).
Enfin, elle l'encourage en n'hésitant pas à recourir à des propositions fort crues :
« Je vos voudroie ja sentir
en un lit certes nu à nu »...
Le comte, il est vrai naïf et vaniteux, et très sot, n'a aucun doute sur la véracité de ses propos. Elle s'offre même le luxe d'exiger de lui un serment. La femme est donc la maîtresse de la parole, capable du vrai comme du faux.
Toute la ruse de Camila repose sur la parole : elle gronde Lotario, pui s lui impose une comédie dont il ne connaît que la moitié des répliques ; puis elle offre une comédie, fondée notamment sur une tirade tragique : jeu avec un poignard, longues phrases complexes, double mouvement contraire articulé par « mais arrête ». Le langage est noble, moral, à mille lieues de la scène coquine qu'Anselmo attendait probablement...
Et en même temps, c'est un récit qui signe la fin de l'histoire : une fois révélée, la malédiction s'achève, et Mabonagrain, qui pour la 1ère fois dit son nom, réintègre l'ordre des chevaliers.
Dans les deux cas il s'agit d'un récit face à un auditoire : dans le cas d'Erec et Enide, celui-ci est réduit au seul Erec, qui est à la fois pour Mabonagrain une figure issue de l'enfance (il a été à la cour du roi Lac, père d'Erec), un adversaire et un vainqueur, et un libérateur. Le récit s'étend sur 90 vers, et l'on devine au travers des paroles de Mabonagrain une sympathie grandissante pour Erec : respect et reconnaissance. « Quelle chance que voilà ! » (v. 6039) ; à plusieurs reprises il prend Erec à témoin, signe d'un système de valeurs partagées. Mabonagrain ne doute à aucun moment d'être compris et approuvé – ce que fait Erec par son silence.
La situation est un peu différente dans Don Quichotte : ici les auditeurs (Don Quichotte, le chanoine, Sancho) ne résistent pas à l'attrait d'une histoire qui avait « je ne sais quoi de chevaleresque » (p. 694) ; après un portrait de la dame (la toute jeune Léandra) et une analyse de la situation (notamment un portrait peu élogieux de Vicente) nous entrons dans le vif du sujet. Nous sommes typiquement dans la situation du « roman à devisants » cher au 16ème siècle, et pour l'essentiel, la réaction de l'auditoire tient en un mot : « Le récit du chevrier causa un plaisir général à tous ceux qui l'avaient écouté, et tout particulièrement au chanoine, qui avait observé avec un intérêt singulier la façon dont il avait conté son histoire, aussi éloigné de paraître un rustre chevrier que proche de se montrer élégant homme de cour : aussi, déclara-t-il, le curé avait-il eu raison de dire que les bois nourrissaient des lettrés ». (p. 703) : une attitude qui relève plus du connaisseur et du critique littéraire que du moraliste !
Les deux récits ont lieu dans un cadre bien particulier : un lieu clos, à l'écart du monde. Dans le roman médiéval, il s'agit d'un verger magique, fermé au monde par un rempart d'air, un lieu d'abondance qui se révèle un lieu d'horreur et une prison. Dans le récit de Mabonagrain, tout indique que le chevalier y est retenu malgré lui par un « don contraignant » :
Mais il se considère comme « prisonnier », et désespérant d'obtenir sa « délivrance ». Quitter le verger est donc pour lui une libération et une renaissance. Le lieu magique est d'abord une prison.
Dans le récit d'Eugénio, le lieu magique est au contraire un refuge : c'est un « vallon » où les bergers vivent « au milieu des bois », une « solitude » (locus solus) qui est aussi un locus amoenus (ombre, ruisseau etc.) où de « faux bergers », des bergers de roman, vivent dans une relative abondance (cf. fin du chapitre 51). Cette fois, nul désir d'en sortir, nulle renaissance à attendre : Léandra, qu'elle demeure dans son monastère ou en sorte, semble définitivement perdue aux yeux du chevrier, et les bergers semblent avoir trouvé ici une oasis contre tous les malheurs : un monde purement naturel... mais sans femmes, et où les seules femelles sont des chèvres !
Le mouvement est donc exactement inverse : retour au réel dans Érec et Énide, fuite hors du réel pour Don Quichotte.
Les deux protagonistes ont agi pour la même raison : l'amour fou, pour une femme. Pour Mabonagrain, l'amour est un absolu qui l'oblige à obéir à toutes les volontés de sa dame, quel qu'en soit le prix. Sa parole, qu'il ne pouvait refuser, l'oblige, comme de toutes manières l'aurait obligé le désir de sa dame.
De son côté Eugénio, comme son ami Anselmo, n'imagine d'autre remède à sa déception amoureuse et à l'absence de sa belle que le retrait hors du monde et le rejet de toutes les femmes ; Léandra devient alors objet d'un culte quelque peu dément, et sans grand rapport avec la
femme réelle (on ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec le culte de Dulcinée pour Don Quichotte...)
L'amour masculin est donc un absolu. L'amour au féminin, lui, est constamment dégradé. La cousine d'Enide agit de manière perverse, en exigeant un don sans préciser lequel, et en jouant cruellement de la soumission de son chevalier. C'est elle qui a l'initiative : elle demande un don, elle exige un serment, elle rappelle la parole donnée, elle veut tenir le chevalier prisonnier... L'amour féminin est destructeur, quand il est excessif. La cousine, c'est l'anti-Enide (celle-ci au contraire, a révélé à Erec sa récréantise, et l'a poussé à l'aventure).
L'amour de Léandra pour Vicente, lui, est constamment dévalorisé : voir explication de texte.
Deux portraits négatifs : la demoiselle, anonyme, d'Érec et Énide apparaît comme possessive et assez monstrueuse : elle assiste sans broncher aux combats meurtriers de son homme, satisfaite de le garder pour elle. Vaincue, elle se désespérera, mais sans vraiment connaître de rédemption.
Pour le portrait de Léandra, voir explication de texte.