Diderot, Paradoxe sur le Comédien

Texte 1 : Le bon comédien doit-il être sensible ?(éditions Mille et une Nuits, 1999, p. 12-20).

De quel type de texte s’agit-il ?

  • Ce texte est intégré dans un dialogue entre le « Premier » et le « second » ; mais ici le « second » est réduit à la portion la plus congrue ; son intervention se limite à sept mots : « nulle sensibilité ! », expression de la surprise – la thèse du « premier » va en effet à l’encontre des idées reçues – et « Qui n’est qu’un », simple clin d’œil matérialiste au lecteur, identifiant monde physique et moral, niant donc l’immatérialité de l’âme. Simple parenthèse, que « le premier » ne relève d’ailleurs pas.
    ==> on ne peut donc ici parler vraiment de dialogue, pas même de dialogue didactique [dialogue didactique : dialogue dissymétrique dans lequel un personnage qui sait une vérité l’expose à un interlocuteur qui ne la connaît pas.]
  • Le premier expose sa thèse dans un discours, dont le second n’est que le destinataire : nombreuses marques de la 2ème personne, questions oratoires (« et pourquoi… ? »). Marques de la langue orale.
  • Mais ce texte s’apparente aussi à l’essai : implication du locuteur, argumentation serrée…

Quelle est la thèse de l’auteur ?

  • L’auteur commence par énoncer sa thèse : « moi je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité« . La réplique du second souligne encore la thèse, et son caractère paradoxal, en un siècle, surtout, qui privilégie la sensibilité, et tend à en faire une vertu cardinale (cf. Rousseau, Diderot lui-même admirant Greuze…)
  • Il annonce ensuite une série d’arguments, dans le désordre : 
    • Un acteur sensible serait inégal dans son jeu, et jouera moins bien la 3ème fois que la 1ère ; alors qu’un pur technicien sera toujours semblable à lui-même, et s’améliorera même au fil du temps.
    • Comme les autres artistes, l’acteur crée mieux de sang-froid que sous le coup de l’émotion
    • Le bon acteur, comme le bon auteur dramatique, est avant tout un bon observateur : ils regardent froidement le spectacle du monde sans se laisser atteindre par lui. Alors que l’homme sensible est trop ému pour observer
    • Renversement ironique : dans la « comédie du monde », c’est l’homme sensible qui se donne en spectacle à l’homme lucide ! « les âmes chaudes occupent le théâtre, tous les hommes de génie sont au parterre… »
    • Objection (« mais quoi, dira-t-on ? ») : les acteurs disent le contraire ; mais réponse : les uns gardent leur secret (et ce sont les bons acteurs) ; les autres s’imaginent jouer de sensibilité, ou se croient meilleurs qu’ils ne sont.
    • L’expression sur scène de la plus extrême douleur est un jeu purement physique, qui doit créer l’illusion chez le spectateur, mais non chez l’acteur : à la fin de la pièce, celui-ci est éreinté, celui-là bouleversé.
    • Reprise de la thèse dans le dernier § : un bon acteur, qui crée l’illusion dans le public, n’est pas le jouet de sa sensibilité. Et élargissement à la « comédie du monde » : exemples du prêtre incrédule, ou de la courtisane, d’autant plus convaincants qu’ils ne croient pas eux-mêmes ce qu’ils disent !

Texte 2 : À propos d’Agamemnon, le langage de la tragédie (éditions Mille et une Nuits, 1999, p. 23-24).

de « connaissez-vous une situation plus semblable… » à « avec un ton poétique »

Quelle est la thèse défendue par l’auteur ? A quels indices voyons-nous que « le premier » est le porte-parole de Diderot ?

  • La thèse défendue : le langage de la tragédie classique manque de naturel ; cela ôte toute vraisemblance à celle-ci, comme en témoignent les mots : « un poète assez absurde », « langage pompeux » ; « bouches poétiques »… A noter le sens que prend ici le mot poétique : il s’oppose au réalisme, à la vraisemblance, et prend donc une connotation franchement péjorative. Le dix-huitième siècle n’est pas un siècle de poésie…
  • Nous voyons que cette thèse, défendue par le premier, est celle de l’auteur :
    • à l’ampleur du discours du premier par rapport à celui du second ;
    • à la faiblesse de l’argument du second : une seule phrase, modalisée par « peut-être » (peu de certitude !… il ne croit pas lui-même à ce qu’il dit !), et qui énonce un non-sens : pourquoi les hommes de l’antiquité grecque se seraient-ils exprimés de manière aussi peu naturelle ?

Quelle est la stratégie argumentative du Premier ?

Il procède par analogie, et par rapprochement : il compare la situation d’Agamemnon, Roi de Mycènes, en proie à la plus grande inquiétude (les Dieux s’opposent à son départ pour Troie, et exigent le sacrifice de sa fille), à celle, plus proche historiquement et bien réelle, d’Henri IV menacé par les adversaires de l’Édit de Nantes. Il fait en sorte que se réveille la sympathie du lecteur pour Henri IV : « excellent homme, grand et malheureux monarque » et que le lecteur s’identifie à lui.

Il use également de la mauvaise foi : on ne peut évidemment comparer une situation réelle, historique, et une situation de théâtre, lieu de la convention par excellence. Par exemple, les précisions données par le confident s’adressent non au Roi, mais au public, dans le cadre de la double énonciation, et d’une scène d’exposition. D’autre part, l’usage de l’alexandrin, et d’un discours particulier relève également des obligations du genre, très novatrices au XVIIème siècle, mais remises en question un siècle plus tard !

Enfin, le dialogue permet de mettre le lecteur de son côté par un certain nombre de procédés qui rendent le discours vivant :

  • Les questions rhétoriques, (« connaissez-vous », « croyez-vous ») qui sollicitent l’adhésion du lecteur (comme de l’interlocuteur : on est ici dans la double énonciation)
  • Une certaine familiarité (« pas plus que celui… » : phrase elliptique)
  • La répétition du mot « poétique » dans l’acception péjorative indiquée ci-dessus : poétique = non réaliste, contraire à la raison ;
  • L’hypotypose, procédé consistant à rendre une description ou une scène vivante en multipliant les détails concrets : ici la scène entre Henri IV et Sully, véritable réécriture de la scène de Racine ; discours direct, gestes…
  • Réécriture aussi par la présence obsessionnelle du lexique tragique : obsédé de terreurs, tourmenté, pressentiment funeste…

Quelle esthétique théâtrale peut-on en déduire ?

Diderot s’oppose aux conventions de la tragédie classique : langage peu naturel, « pompeux », usage de l’alexandrin… Il souhaite un théâtre plus proche de la réalité, du quotidien, du public. Le message est clair : on peut faire du tragique sans l’attirail ni les conventions de la tragédie. Ce sera la tâche du drame bourgeois…