Rabelais, « Pantagruel » (1532)

François Rabelais

 

Textes Synthèses
Lettre de Gargantua, chapitre 8 Le personnage de Panurge

Textes étudiés

« Science sans conscience  n’est que ruine de l’âme »

Texte de 1532, appartenant donc à la première Renaissance (avant les guerres de Religion et le déchaînement de l’intolérance) : Gargantua donne à son fils Pantagruel son programme d’études.

Caractère encyclopédique des études : « savoir » et « vertu » associés dès la première phrase. On note la volonté d’acquérir un savoir total, sans lacunes, et en accord avec les principes de la Renaissance :

  • les langues : il s’agit de revenir aux textes, sans l’intermédiaire des commentaires comme c’était le cas dans l’éducation scolastique (voir corrigé du devoir) ;
  • les sciences, que l’on distingue des pseudo-sciences telles que l’astrologie ; un § plus loin nous rappelle le souci d’exhaustivité : aucune partie de l’univers ne doit nous rester inconnue ;
  • le droit, « mis en parallèle avec la philosophie », c’est-à-dire réexaminé à la lumière de la raison ; il s’agit d’exercer son esprit critique.
  • La médecine, apprise certes dans les livres (tous les livres, y compris ceux de la tradition juive ; là encore, on s’écarte des préjugés de la scolastique, d’un catholicisme intransigeant), mais aussi par les « dissections » : c’est à la Renaissance que les médecins, avec Ambroise Paré, refusent un savoir purement livresque et limité aux Anciens (Gallien, Hippocrate) et prônent l’observation directe, la dissection des cadavres, condamnée par l’Eglise.
  • Enfin, les Saintes Ecritures, lues directement dans le texte, ce qui représente la nouveauté majeure – et la plus porteuse des réflexions… et des conflits à venir.

A ce caractère encyclopédique s’ajoute nécessairement un caractère moral : le savoir se jauge au savoir-faire dans des discussions publiques (« savoir, c’est toujours savoir dans une situation de communication » dira, bien plus tard, Jan Patočka) ; il doit conduire également à une réflexion morale : le texte s’achève donc sur un appel à la piété.

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : formule très célèbre dont nous analyserons la pertinence et la modernité.

On pourrait penser que le savoir vaut pour lui-même, et n’a donc rien à voir avec la morale.

La recherche désintéressée vaut pour elle-même ; elle est en soi une valeur. Le savant n’a pour but que la recherche de la vérité, et n’a pas à se préoccuper d’autre chose. Ainsi Galilée, grâce à sa lunette, a-t-il construit une représentation de l’univers, héliocentrique, dont le seul critère, sur le plan cognitif, était sa capacité à rendre compte du réel.

Une théorie scientifique n’est donc ni bonne ni mauvaise. Elle est vraie ou fausse ; elle est vraie tant qu’elle n’a pas été réfutée.

Cependant, le savant est aussi un citoyen du monde ; à ce titre, l’utilisation du formidable pouvoir que ses découvertes confèrent à l’humanité ne peut lui être indifférente. Avec les découvertes concernant le clonage, la procréation médicalement assistée, les organismes génétiquement modifiés, sans parler de bien des découvertes en physique, en chimie, les limites du pouvoir humain reculent considérablement : l’éthique devient une part obligée des préoccupations de tout chercheur réellement digne de ce nom.

« Science sans conscience est donc bien ruine de l’âme »… et peut-être même de l’humanité toute entière ; Rabelais avait pressenti la formidable responsabilité du savant, qui implique de sa part qu’une réflexion morale, éthique, donc philosophique accompagne ses recherches. Cette éthique doit être une affaire collective, démocratiquement débattue pour éviter toute censure (par exemple comme celle qui en son temps frappa Galilée, ou qui, aujourd’hui encore, interdit l’enseignement de Darwin dans certains Etats américains). C’est peut-être ainsi que la philosophie, qui ne peut plus être « la science des sciences » étant donné le développement et le degré de spécialisation de celles-ci, retrouve toute sa place aux côtés des chercheurs.

Synthèses

Le personnage de Panurge

Panurge, par Gustave Doré

Il fait son apparition au chapitre 9 : affamé, misérable, il possède néanmoins tous les attributs de la noblesse (ceux-là même qui distingueront les Thélémites dans le Gargantua) : il est « beau de stature et élégant en tous linéaments du corps ». Sa pauvreté est donc accidentelle : « Nature l’a produit de riche et noble lignée ». Le jeune prince lui offre donc son  aide… et Panurge lui répond par un festival linguistique, avec notamment des langues inventées, l’Utopien, le Lanternoys ou la langue des Antipodes, avant de reconnaître finalement que le français est sa langue maternelle ! L’amitié réciproque entre Panurge et Pantagruel est immédiate et sans réticence. Panurge donne alors une première esquisse d’autobiographie (réelle ? fictive ?), inspirée des romans d’aventure : voyages lointains (« viens de Turquie »), prison… Parodie évidente de l’arrivée d’Ulysse chez les Phéaciens.

Par la suite, qu’il raconte ses aventures antérieures ou qu’il soit présent aux côtés de Pantagruel, Panurge est toujours celui qui se sort de toutes les situations par ruse, ou qui joue les tours les plus pendables :

  • Chapitre 14 : prisonnier des Turcs, et mis en broche, il réussit à se sauver en incendiant la maison de son geôlier et la ville entière ;
  • Chapitre 15 : il suggère de construire les remparts de Paris avec les « callibistris », c’est-à-dire les sexes des femmes !
  • Chapitre 16 : portrait de Panurge, où l’on apprend que
    « Panurge estoit de stature moyenne nu trop grand ny trop petit, et avoit le nez ung peu aquillin faict à manche de rasouer. Et pour lors estoit de l’aage de trente & cinq ans ou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien galand homme de sa personne, sinon qu’il estoit quelque peu paillard, & subiect de nature à une maladie qu’on appeloit en ce temps là, faulte d’argent, c’est douleur non pareille: toutesfois il avoit soixante & troys manieres d’en trouver tousiours à son besoing, dont la plus honnorable & la plus commune estoit par façon de larrecin furtivement faict, malfaisant, bateur de pavez, ribleur s’il y en avoit en Paris: & tousiours machinoit quelque chose contre les sergeans & contre le guet. »
    S’ensuit toute une série de mauvais tours joués à toutes les autorités : Panurge ne respecte rien, ni personne.
  • Chapitre 17 : continuation des mauvais tours de Panurge à Paris : il gagne des indulgences, marie des vieilles et subit des procès.
  • Les chapitres 18, 19 et 20 le voient aux prises avec Thaumaste, un clerc anglais qui a fait exprès le voyage pour tester l’esprit de Pantagruel : une fois encore, Panurge l’emporte par son incomparable talent langagier – y compris par gestes.
  • Enfin, les chapitres 21 et 22 montrent un Panurge amoureux d’une Dame… et qui, repoussé lui joue un bien mauvais tour.

Ainsi s’achève la carrière parisienne de Panurge : il suit alors Pantagruel, qui doit rentrer chez son père et combattre les ennemis de celui-ci. Panurge, un peu moins présent, sera toujours caractérisé par sa ruse :

  • chapitre 25, il piège et détruit presque à lui seul 660 chevaliers adverses ;
  • chapitre 26, il effectue un véritable tour de magie ;
  • chapitre 30, il se montre excellent médecin, capable de ressusciter Épistémon, qui a eu la tête tranchée.
  • chapitre 31, il fait du roi vaincu Anarche un « crieur de sauce verte », et le marie à une vieille femme, qui le battra.

Panurge, dans le Pantagruel, est donc le type même du « mauvais garçon », toujours prêt à jouer de mauvais tours, souvent cruels, jamais en manque d’une idée pour se sortir des situations les plus improbables. Gourmand, paillard, menteur, il ne respecte rien – excepté l’amitié envers Pantagruel.

À la devise de celui-ci au chapitre 30 :

« Il n’est umbre que d’estandart, il n’est fumée que de chevaulx, & n’est clycquetis que de harnoys. »

il répond aussitôt :

« Il n’est umbre que de cuysine. Il n’est fumée que de tetins, & n’est clycquetis que de couillons. »