Il faut lire le Cymbalum mundi ! Ce petit ouvrage, réédité en français moderne en 2002 par Laurent Calvié, aux éditions Anacharsis, a de quoi séduire un lecteur d’aujourd’hui. Il peut donner lieu en effet à plusieurs lectures.
Une lecture « naïve » d’une imitation de Lucien :
L’ouvrage, paru en 1537 sans nom d’auteur, se présente sous la forme de quatre dialogues amusants, mettant en scène un dieu Mercure portraituré de manière plutôt irrévérencieuse, comme d’ailleurs les grands dieux de l’Olympe – le tout précédé d’une épître dédicatoire d’un certain Thomas du Clévier à son ami Pierre Tryocan.
Le premier met en scène Mercure, venu faire relier un livre que lui a confié Jupiter – et, par la même occasion chargé de multiples courses par les déesses. Il rencontre deux larrons, Curtalius et Byrphanès, qui le reconnaissent et lui volent son livre, en substituent un autre à la place, puis lui cherchent querelle pour un supposé blasphème, jusqu’à ce qu’il parte…
Le second met à nouveau en scène Mercure : il rencontre Trigabus, qui lui montre en s’en moquant des philosophes à la recherche des morceaux de la « pierre philosophale » que lui-même, Mercure, a réduite en miettes. Nous voyons trois philosophes, Rhétulus, Cubercus et Drarig, se disputer de manière ridicule à propos de cette pierre, que chacun prétend avoir trouvée. Quant à Trigabus, pas moins comique que les autres, il demande à Mercure le secret pour se métamorphoser !
Le troisième renoue avec la trame narrative du premier : Mercure vient faire un « cri public » pour qu’on lui rende son livre ; nous apprenons que celui que les voleurs ont mis à la place est celui des Métamorphoses d’Ovide, ce qui met Jupiter en fâcheuse posture, si d’aventure Junon venait à le lire… Il rencontre Cupidon, puis Célia, une jeune fille qui se promet de ne plus refuser le plaisir amoureux. Par facétie, il donne la parole à Phlégon, cheval de Statius qui en profite pour accabler son maître de reproches, au grand amusement d’Ardélio, ami de Statius.
Enfin, le quatrième met en scène deux des chiens d’Actéon, Hylactor et Pamphagus. Tous deux ont acquis la parole en mordant la langue de leur maître, transformé en cerf par Artémis. Le premier se désole de ne trouver personne à qui parler, tandis que le second, plus sage, se résigne au silence. Les deux chiens finissent par trouver une lettre des « Antipodes inférieurs », qu’ils se réservent de lire plus tard.
Comme l’indique le titre, ces dialogues sont « poétiques, fort antiques, joyeux et facétieux », et leur lecture « naïve » ne manque pas de charme. Chiens et chevaux parlants sont plus sages que les hommes, alors que les dieux et déesses de l’Olympe ont les mêmes défauts que les hommes – Junon, notamment, est une insupportable mégère. Le Cymbalum mundi appartient à toute une tradition facétieuse, venue de Lucien et d’Apulée, et à laquelle appartiennent aussi les NRJD : c’est un divertissement de lettré.
Une lecture allégorique :
Si le Cymbalum mundi n’était qu’un aimable divertissement, on comprendrait mal les violentes réactions qu’il suscita : paru fin 1637, il fut, dès mars 1538 interdit, semble-t-il à la demande expresse de François 1er ; son éditeur, Jehan Morin, fut arrêté et emprisonné, et peu s’en fallut qu’il ne soit contraint de faire amende honorable la corde au cou ! La Faculté de Théologie, quant à elle, ne vit pas d’hérésie dans le livre, mais n’en décida pas moins qu’il devait être supprimé ! Ce qui fut fait, tant et si bien qu’il ne reste aujourd’hui que fort peu d’exemplaires authentiques.
Cette suppression n’empêcha pas les bons esprits de se déchaîner contre le livre : pour le catholique Guillaume Postel, il sent le luthérianisme et l’impiété ; pour le protestant Henri Estienne, ce « détestable livre » est bon à jeter au feu ; Pierre de l’Étoile y voit l’œuvre d’un athée, et le protestant Jean Chassanion affirme que l’auteur « se moque ouvertement de Dieu et de toute religion »… avant que Marin Mersenne, un siècle plus tard, ne range ce livre parmi les ouvrages maudits… Un tel tintamarre nous invite à une lecture au second degré !
D’autant qu’il faut prendre en compte l’épître dédicatoire. Qui sont ces deux inconnus, Pierre Tryocant, le dédicataire, et Thomas Du Clévier ? Pour le premier, il s’agit de toute évidence d’une anagramme : Tryocant = Croyant. Quant à Du Clévier, il serait l’anagramme de « L’incrédule », à condition de remplacer le « v » par un « n »… Ce qui est possible : comme Nodier le fait remarquer dans sa notice sur Bonaventure des Périers, à cette époque, le « v » minuscule s’écrit « u » – ce qui a pu être confondu avec un « n », et qui est d’ailleurs un « n » renversé… L’incrédule s’adresse au croyant, et Thomas (celui qui ne voulait croire que le témoignage de ses sens) à Pierre, symbole même de la Foi…
Premier dialogue
Si l’on fait de Mercure une figure christique (il est « envoyé par son père », Jupiter), les deux voleurs qu’il rencontre pourraient bien être les deux larrons de la crucifixion !
Mais l’on peut trouver d’autres indices :
- Curtalius (Kortalios en grec) signifie « le bossu » : or, Noël Béda, l’un des pires syndics de la Sorbonne, était précisément bossu… D’autres l’ont identifié à Calvin.
- Son compère Byrphanès (« boute-feu ») : Lefèvre d’Étaples ? Robert Estienne ? ou, tout simplement, selon V-L Saulnier, L’inquisition, le Parlement et la Sorbonne, c’est-à-dire les instances répressives de la religion catholique ?
On peut donc interpréter ce premier dialogue comme une allégorie : Jupiter (Dieu) a chargé Mercure (le Christ) de faire relier le Livre (la Bible ?) pour la rendre plus accessible aux hommes ; mais celle-ci sera volée par les instances religieuses (les deux voleurs), qui en outre taxeront d’hérésie le Christ lui-même ! On le voit, la satire est violente, qui en outre dépeint les « Sorbonnards » comme ivrognes, menteurs et voleurs…
Second dialogue
- Trigabus (trois fois gabeur, c’est-à-dire moqueur) : peut-être Érasme, à cause de son Éloge de la folie ?
- Les « veaux de philosophes » qui se disputent les miettes de la « pierre philosophale » – des Alchimistes, donc, et des imposteurs, comme le dénoncent par ailleurs les NRJD, ont des noms transparents : Rhétulus est évidemment Lutherus, c’est-à-dire Luther ; Cubercus est Martin Bucer (1496-1551), évangéliste strasbourgeois, d’abord proche de Luther, puis devenu l’un de ses adversaires : leur opposition ici est donc transparente. Enfin, Drarig est l’anagramme de Girard : soit Jean Girard, théologien calviniste, soit Girard Roussel, confesseur de la Reine de Navarre, soit encore Érasme, dont le nom de famille était Girard, et qui avait eu une querelle retentissante avec Luther sur le libre arbitre ; ainsi s’expliquerait le geste de Rhutelus balayant d’un geste les grains de sable de Drarig, et la plainte de celui-ci : Rhutelus a « anéanti en un moment tous mes labeurs depuis trente ans ».
Ce second dialogue peut donc être lu comme une satire des disputes théologiennes qui opposent Luther, Bucer, Calvin et les évangélistes. L’auteur les renvoie tous dos à dos, les considérant comme des « alchimistes », c’est-à-dire des imposteurs. On comprend que le Cymbalum mundi les ait au moins mis tous d’accord dans un rejet universel !
Troisième dialogue :
- Cupidon n’est certes pas l’Éros platonicien : il est le dieu du plaisir et de la sexualité joyeuse. C’est lui qui met Mercure sur la piste de son livre, ironisant au passage sur le commerce des Indulgences (qui fut à l’origine de la Réforme) : cf. p. 78.
- Célia, « belle dame sans merci » que Cupidon frappe de sa flèche, peut être aussi une religieuse, qui regrette ses vœux : elle découvre que « nature est bonne mère » et qu’il ne faut pas refuser ses lois…
- Phlégon, le « cheval qui parle », se plaint de son maître, lui reprochant surtout de lui infliger une privation sexuelle radicale : ainsi les deux discours de Phlégon et de Célia se complètent et se font écho : le plaisir, la sexualité sont sacrés, et il est sacrilège de s’en priver soi-même et d’en priver les autres. Voilà une profession de foi épicurienne qui a dû choquer les bigots de tous bords…
- Statius le palefrenier représente tous les maîtres, c’est-à-dire tous les pouvoirs répressifs.
- Ardélio apparaît à la fin du 1er dialogue ; ici, il soutient Phlégon… mais voit surtout dans le « cheval qui parle » une occasion de s’enrichir !
Condamnation des Indulgences, condamnation surtout de tout ce qui, dans la religion, s’oppose aux lois naturelles et au plaisir : Bonaventure des Périers, si c’est lui, exprime sous une forme hardiment revendicative ce qui n’est que suggéré dans les NRJD.
Quatrième dialogue :
Hylactor et Pamphagus, les deux chiens d’Actéon, représentent manifestement des évangélistes, qui ont acquis la parole en dévorant la langue du Christ (Actéon), comme le dit Laurent Calvié en citant le Bibliophile Jacob, mais ne peuvent se faire entendre des hommes. S’agit-i l de Luther et Calvin ? Ou, plus probablement, de Rabelais (surnommé souvent Pamphagus), et de Dolet, indiscret et imprudent ? Ou bien le sage Pamphagus est-il Bonaventure des Périers lui-même, résigné à l’hésuchisme et préférant se taire plutôt que de prendre des risques inutiles ?
Enfin, qui sont les « Antipodes inférieurs » ? Une image inversée et carnavalesque de notre monde ? L’image du « petit peuple » asservi par les grands ? Une « autre voix » venue d’ailleurs, et qui réduit à peu de choses les querelles de ce monde-ci ?
Conclusion :
Le Cymbalum mundi mérite donc sa réputation sulfureuse : il renvoie dos à dos et ridiculise aussi bien les évangélistes, les protestants, que les catholiques ; contre tous les agélastes, et les tenants des pouvoirs répressifs, il proclame les droits du corps et le caractère sacré des lois naturelles et du plaisir. Il ironise sur les Livres sacrés (la Bible, mise sur le même plan que les Métamorphoses d’Ovide !) ; enfin, tout en prônant la sagesse et l’hésuchisme, par la voix de Pamphagus, il met en pièces toutes les autorités de l’époque. On comprend que celles-ci s’en soient alarmées… et l’ouvrage, pour nous, n’en est que plus délectable !