Molière, « L’École des Maris » (1661)

Frontispice de l’édition de 1682

L’École des Maris est une pièce de Molière, créée le 24 juin 1661. En tout début d’année, dans la salle du Palais-Royal tout juste rénovée, Molière avait connu l’échec cuisant de sa comédie sérieuse, Dom Garcie de Navarre, qui n’avait tenu que 7 représentations. Il fallait donc rebondir, et ce fut chose faite avec cette petite comédie en trois actes, qui connut un tel succès que Nicolas Fouquet, qui était encore surintendant des Finances, lui passa une commande pour son château de Vaux-le-Vicomte.

Résumé de la pièce

Acte I

Deux frères, le raisonnable Ariste, et son cadet, Sganarelle, misanthrope ridicule et jaloux congénital, se sont chargés de l’éducation de deux jeunes filles, enfants d’un de leurs amis, dans le but soit de les épouser eux-mêmes, soit de leur trouver un mari. Tandis qu’Ariste, moderne malgré son âge, laisse une certaine liberté à sa pupille Léonor, Sganarelle enferme Isabelle et veut lui interdire tout contact avec l’extérieur.

Mais, bien évidemment, l’on apprend à la fin de l’acte I qu’Isabelle a malgré tout rencontré le beau Valère, et que celui-ci en est tombé amoureux. Chassé par Sganarelle alors qu’il venait lui faire une visite de courtoisie, il réfléchit, aidé par son valet Ergaste,  à un moyen d’entrer en contact avec Isabelle…

Acte II

Nous découvrons ici qu’Isabelle, non seulement sait que Valère l’aime, mais qu’elle partage ses sentiments. Elle va déployer toute une série de ruses pour le faire comprendre à Valère.

  • Elle commence par envoyer Sganarelle lui-même chez Valère, pour lui faire dire qu’il la poursuit inutilement. Valère est perplexe, mais Ergaste comprend immédiatement le message !
  • Puis elle affirme à Sganarelle avoir reçu une lettre de Valère : et elle parvient à envoyer son tuteur porter lui-même cette lettre à Valère sans l’avoir lue ! À son tour, sous prétexte d’un dernier adieu, Valère transforme Sganarelle en messager à destination de la jeune fille… Ainsi, c’est le geôlier lui-même qui sans le savoir devient complice et instrument des deux amants !
  • Isabelle fait alors croire à Sganarelle que Valère a projeté de l’enlever… et elle fait passer par Sganarelle tous les détails nécessaires à Valère ! Valère exige alors d’être confronté à Isabelle : superbe dialogue d’amoureux, en présence de Sganarelle qui n’y comprend rien. Malheureusement, pour « récompenser » Isabelle, Sganarelle veut l »épouser sous huit jours…

Acte III

Isabelle fait croire à Sganarelle que Léonor, amoureuse de Valère, est venue s’enfermer dans sa chambre ; ravi de pouvoir humilier Ariste, en confondant Léonor et Valère, Sganarelle demande à un Commissaire, et à un notaire qui passait par là, d’obliger les deux jeunes gens à s’épouser. Mais il ignore que c’est Isabelle qui s’est enfermée avec Valère…

Sganarelle va chercher Ariste, et l’oblige à signer le contrat de mariage, en laissant en blanc le nom de la jeune fille. À ce moment surgit Léonor, qui n’est au courant de rien, mais qui réaffirme sa volonté d’épouser Ariste, et son dégoût de la vie mondaine…

Tout se résout donc, et la pièce s’achève sur le triomphe des jeune amoureux, et la déconfiture de Sganarelle.

Molière et Térence

Deux vieillards que tout oppose, et qui se chargent d’éduquer, chacun, un enfant selon des principes contraires : c’est l’intrigue même des Adelphes de Térence.

Les points communs

  • Ariste et Sgnanarelle sont deux frères, comme Micion et Déméa, et comme eux ont des noms parlants : Ariste signifie « le meilleur », et Sganarelle porte un nom de valet de comédie ou de personnage ridicule ; les nommer ainsi indique déjà une prise de position de l’auteur, bien plus que chez Térence. Notons qu’Ariste est l’aîné (il a un peu plus de 50 ans, ce qui en fait un « barbon » pour l’époque), mais que par sa manière de vivre, de s’habiller, il est plus moderne que son cadet, indifférent à la mode, grossier et ridicule (n’oublions pas que la pièce était destinée à la Cour !).
  • Ariste et Sganarelle se sont vu confier l’éducation de deux jeunes filles, et se les sont partagées, comme Micion et Déméa s’étaient partagé l’éducation de leurs deux fils.
  • Mais surtout, ils ont un point de vue diamétralement opposé sur l’éducation :
    • Ariste mise tout sur la liberté, le dialogue, et l’apprentissage de la morale :

« Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté,
On le retient fort mal par tant d’austérité,
Et les soins défiants, les verrous, et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes, ni des filles,
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte ;
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner,
Et je ne tiendrais moi, quelque soin qu’on se donne,
Mon honneur guère sûr aux mains d’une personne ;
À qui, dans les désirs qui pourraient l’assaillir,
Il ne manquerait rien qu’un moyen de faillir. » (v. 163-177)

  • Sganarelle, lui, choisit la contrainte, habille Isabelle d’une robe de grossière serge grise, lui interdit toute sortie… avec le résultat que l’on connaît !

Les différences entre Térence et Molière

Si le schéma de départ fait penser aux Adelphes, les différences sont plus nombreuses que les ressemblances.

Les jeunes gens sont devenus des jeunes filles

Dès lors, l’enjeu n’est plus purement éducatif, dans la mesure où les deux tuteurs ont été invités par le père des jeunes filles à les épouser eux-mêmes. En effet, à la question de l’éducation se surajoute, en tous cas pour Sganarelle, la question du cocuage : comment éduquer les filles, pour éviter qu’elles ne cocufient leur mari ? Comment dompter l’indomptable nature féminine, objet de tant d’inquiétudes ?

Et au-delà de l’éducation, se pose la question de la condition des femmes : Ariste veut laisser à Léonor le libre choix de l’épouser ou non, tandis que Sganarelle considère Isabelle comme sa chose, une propriété privée dont il peut faire ce qu’il veut… Sganarelle est le prototype de l’Arnolphe de l’École des Femmes.

Enfin, les caractères des jeunes gens s’inspirent de Térence… mais avec des nuances.

  • Isabelle montre la détermination et l’énergie d’Eschine – mais sans l’altruisme de ce dernier : Eschine se mettait en danger pour sauver Ctésiphon, alors qu’Isabelle n’hésite pas à utiliser Léonor pour son propre compte. Or, elle se trouve dans la situation de Ctésiphon chez Térence : la contrainte développe la résistance et l’astuce des femmes, alors qu’elle prive l’homme de toute confiance en soi et de toute initiative ?
  • Léonor, laissée en liberté, choisit curieusement d’épouser Ariste… Peu sensible aux mondanités, elle annonce l’Henriette des Femmes Savantes

Les vieillards sont différents

  • Alors qu’il y avait une bonne dose d’égoïsme dans l’indulgence de Micion, et la volonté d’éviter les ennuis, il n’en est pas de même d’Ariste : il semble aimer sincèrement Léonor, et il est prêt à sacrifier ses propres sentiments pour le bonheur de sa pupille.
  • Déméa, chez Térence, était à la fois un paysan grognon et un peu ridicule, mais aussi un personnage complexe : madré, il retournait la situation à son avantage ; sincèrement attaché à ses fils, il regagnait leur affection… Sganarelle, lui, est du début à la fin un personnage aussi ridicule qu’odieux, jaloux et possessif, abusant de son pouvoir, grotesque dans son désir pour Isabelle (et un brin incestueux), et finalement battu à plates coutures, comme Arnolphe.

La morale est différente

L’intérêt de l’auteur – et des spectateurs – s’est déplacé.

  • Térence renvoyait dos à dos deux conceptions de l’éducation, également excessives : le libéralisme de Micion, fondé essentiellement sur une forme d’égoïsme et de lâcheté, n’a pas suffi à donner aux jeunes gens une armature morale ; mais la rigueur excessive de Déméa n’a pas mieux réussi. La vérité consiste à faire un pas l’un vers l’autre…
  • Ici, Molière condamne sans ambages les abus de pouvoir d’un vieillard qui veut s’approprier une jeune fille, et le ridicule de tous ceux qui méconnaissent les lois de la sociabilité… Dans Sganarelle, on retrouve un peu d’Alceste, un peu d’Arnolphe, personnages joués par Molière lui-même, et dont le public était invité à se moquer.