La Fontaine, Fables VII-XI (1677-1678)

Les animaux seuls : une société animale ?

Une typologie traditionnelle

Le animaux représentent des types humains et sociaux depuis l’antiquité et probablement avant : soit par leur place supposée dans la hiérarchie animale (le lion, et en général les prédateurs, représentent la force et le pouvoir, tandis que les herbivores, proies des premiers, s’identifient souvent au « peuple », aux « petits » : l’âne ou le mouton, ou le cerf ; voir par exemple « Les obsèques de la Lionne », « Les animaux malades de la peste »…), soit par leur comportement (le renard = la ruse, le singe, par ses grimaces, évoque un bouffon de cour, le héron, par son allure, semble exprimer un sot orgueil…), soit encore dans leur rapport avec l’homme : le chien symbolise la soumission, l’âne est une bête de somme assez souvent méprisée…
Les tableaux suivants permettront d’en avoir une idée plus précise :

Prédateurs et puissants

Animal Symbolise… Fable
Lion

 

Lionne

Roi

 

Reine

Les Animaux malades de la peste (VII,1), La cour du Lion (VII, 6), Les obsèques de la Lionne (VIII, 14), Le Lion (XI, 1), Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5)

La Lionne et l’ourse (X, 12)

Renard

Courtisan, beau parleur

Courtisan rusé

hypocrite mais naïf

Prédateur

prédateur rusé

Les Animaux malades de la peste (VII,1)

La Cour du Lion (VII, 6), Le Lion, le loup et le renard (VIII, 3)
Le Chat et le renard (IX, 14)

Les deux rats, le renard et l’œuf (IX, discours à Mme de la Sablière), Le Fermier, le chien et le renard (XI,3)

Le Loup et le renard (XI, 6)

Tigre puissant, courtisan Les Animaux malades de la peste (VII,1)
Ours

Puissant, courtisan

courtisan trop franc

rustre, ami sincère mais maladroit

Sincérité

Les Animaux malades de la peste (VII,1)

La Cour du Lion (VII, 6)

L’Ours et l’amateur de jardin (VIII, 10)

La Lionne et l’ourse (X, 12)

Loup

Courtisan, beau parleur

Courtisan malhonnête et maladroit

Avare

prédateur naïf et sot

prédateur, mais humain

Les Animaux malades de la peste (VII,1)

Le Lion, le loup et le renard (VIII, 3)

Le Loup et le chasseur (VIII, 27)

Le Loup et le chien maigre (IX, 10), Le Loup et le renard (XI, 6)
Le Loup et les bergers (X, 5)

Chat

Ennemi du peuple rat

Tartuffe et juge malhonnête et cruel

prédateur rusé et hypocrite, mais parfois trompé par plus malin

hypocrisie et ruse – échappe au prédateur

Le Rat qui s’est retiré du monde (VII, 3)

Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15)

Le Chat et le rat (VIII, 22) ; Le Singe et le chat (IX, 17)

 

Le Chat et le renard (IX, 14)

Héron sot orgueil Le Héron, La Fille (VII, 4)
Singe

Courtisan flatteur

L’esprit

Animal malfaisant et rusé

La Cour du Lion (VII, 6) ; Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5)

Le Singe et le Léopard (IX, 3)

Le Singe et le chat (IX, 17)

Coq Personne belliqueuse, guerrier  Les deux coqs (VII, 12), La perdrix et les coqs (X, 7)
Belette  accapareur sans scrupule mais naïf  Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15)
éléphant force Le Rat et l’éléphant (VIII, 15)
 Milan  prédateur brutal et rustre  Le Milan et le rossignol (IX, 18)
Cormoran  prédateur rusé  Les Poissons et le Cormoran (X, 3)
 Hirondelle  prédateur : les forts  L’Araignée et l’hirondelle (X, 6)
 Chat-huant  intelligence  Les Souris et le chat-huant (XI, 9)

Proies et victimes

Animal Symbolise… Fables
âne

homme du peuple, naïf et victime

Refus de l’entraide entre faibles

Sot orgueil

Les Animaux malades de la peste (VII,1)

L’Âne et le chien (VIII, 17)

Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5)

rat

moine égoïste

ignorant et présomptueux

Sot orgueil

proie mais lucide et rusé

Adresse et intelligence

Le Rat qui s’est retiré du monde (VII, 3)

Le Rat et l’huître (VIII, 9)

Le Rat et l’éléphant (VIII, 15)

Le Chat et le rat (VIII, 22)

Les deux rats, le renard et l’œuf (IX, discours à Mme de la Sablière)

lapin homme du peuple, naïf et victime Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15)
chien

Serviteur habile mais peu honnête

Serviteur, « petit », qui se venge de n’avoir pas été aidé

Sot et gourmand

proie habile à tromper son prédateur

Animal belliqueux

Chien victime de son maître

Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître (VIII, 7)

L’Âne et le chien (VIII, 17)

 

Les deux chiens et l’âne mort (VIII, 25)

Le Loup et le chien maigre (IX, 10)

Le chien a qui on a coupé les oreilles (X,8)

Le Fermier, le chien et le renard (XI,3)

chèvre victime résignée Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12)
mouton

victime résignée

manque de courage

Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12)

Le Berger et son troupeau (IX, 19)

cochon victime qui se plaint Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12)
cerf homme du peuple ou petit courtisan, adroit Les Obsèques de la Lionne (VIII, 14)
chapon victime, mais lucide et rusée  Le Faucon et le chapon (VIII, 21)
léopard  Belle apparence mais peu d’esprit  Le Singe et le Léopard (IX, 3)
souris

jeune fille inconséquente

bétail pour le chat-huant

 La Souris métamorphosée en fille (IX, 7)

Les Souris et le chat-huant (XI, 9)

rossignol  chanteur, mais victime impuissante Le Milan et le rossignol (IX, 18)
couleuvre  animal pervers  L’homme et la couleuvre (X, 1)
bœuf  exploitation par l’homme  L’homme et la couleuvre (X, 1)
poissons  victimes naïves  Les Poissons et le Cormoran (X, 3)
araignée  prédateur et proie, car « petite »  L’Araignée et l’hirondelle (X, 6)
perdrix  pacifique  La perdrix et les coqs (X, 7)
perroquet  animal familier, famille, lucidité  Les deux perroquets, le Roi et son fils (X, 11)

Défauts humains

Animal Symbolise… Fables
Mouche importun La Mouche du coche (VII, 8)
Serpent stupidité La tête et la queue du serpent (VII, 16)
Faucon Serviteur zélé et sot Le Faucon et le chapon (VIII, 21)
Pigeon Amant sage ou aventureux Les deux pigeons (IX, 2)
Tortue sot orgueil  La Tortue et les deux canards (X, 2)

Que retenir de ces tableaux ?

  • Tout d’abord l’extraordinaire diversité de ce bestiaire, parfois exotique (sans grande rigueur zoologique : l’éléphant, le lion et le singe côtoient le renard, le bœuf et l’âne… Cela correspond à une esthétique de la variété qui est caractéristique de La Fontaine.
  • Ensuite, rares sont les animaux qui mettent simplement en scène un défaut humain, avarice, présomption, sot orgueil… et dans ce cas, les animaux sont tantôt peu fréquents (la tortue) ou extraits de leur symbolique naturelle : le faucon n’est plus guère ici un prédateur, le serpent ne ressemble guère à l’éloquente couleuvre, ni au traître animal d’autres fables (« le Villageois et le serpent », VI, 13, par exemple).
  • L’essentiel des Fables – du moins des livres que nous avons à étudier, porte sur le rapport prédateur / proie, dans une terrible et impitoyable lutte pour la vie. L’univers des Fables n’est pas tendre, et l’on est bien loin d’une littérature enfantine sottement édulcorée (cf. l’ineffable Comtesse de Ségur…)
    Manger, éviter d’être mangé, sauver sa vie par la force ou par la ruse : telle semble être l’unique préoccupation des animaux des Fables.
  • Une typologie des victimes : il y a celles qui s’en sortent, par intelligence et ruse (le chapon, le rat, le cerf), ou qui tentent de le faire en faisant appel à la raison, à la justice ou à l’humanité du prédateur (le rossignol, l’araignée, la couleuvre)… Dans ce dernier cas, si l’effort de la victime semble sympathique, il est voué à l’échec : « ventre affamé n’a point d’oreille » – morale de la fable « Le Milan et le rossignol », qui rappelle également « Le loup et l’agneau ». Face à la force brutale du prédateur, raison et langage sont impuissants. Seule peut l’emporter la ruse.
    Et puis il y a les victimes consentantes, ou du moins résignées, que leur passivité, leur bêtise jette littéralement dans la gueule du prédateur : chèvres, moutons, souris se laissent faire, lapin et poissons rivalisent de candeur et de naïveté… à tel point que le lecteur n’est guère tenté de les plaindre !
  • Une image impitoyable de la nature : dans ce monde où l’on est tour à tour prédateur et proie (cf. le chien, ou l’araignée), où seuls comptent les rapports de force et la survie, toutes les ruses même les plus malhonnêtes sont permises, et malheur au naïf qui croit en l’amitié et en la parole donnée ! cf. »le chat et le rat » – bien loin de la version morale de la fable  « Le Lion et Le rat » (II, 11), et, a contrario, « Le Cormoran et les poissons »…
    La Fontaine semble préfigurer les théoriciens les plus pessimistes des relations animales : cf. L’Agression, de Konrad Lorenz…