Stéphane Mallarmé (1842-1898)

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Sainte

Détail d’un des anges musiciens de la cathédrale du Mans

À la fenêtre recelant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,

Est la Sainte pâle, étalant
Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie:

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange

Du doigt que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.

Pièce de circonstance écrite pour une amie provençale prénommée Cécile, pour sa fête ; le titre primitif était « Sainte Cécile jouant sur l’aile d’un chérubin », et le sous-titre, « image et chanson anciennes ». Sainte Cécile est la patronne des musiciens, la lettre d’accompagnement précise : « petit poème mélodique surtout fait pour la musique » ; il sera de fait mis en musique par Ravel.

Un poème obscur : l’obscurité est obtenue par la syntaxe, mais aussi par le rythme octosyllabique : vers courts, qui découpent, dispersent le sens : jeu avec des éléments de sens très restreint.

La description d’un tableau énigmatique : 

  1. Le poème semble dessiner un tableau : présent de la description, importance des perceptions visuelles, toutes atténuées : « dédore », « étincelant », « pâle »… La splendeur et l’éclat d’autrefois contraste avec la pâleur présente. Enfin, une lumière
    douce est suggérée par le « vol du soir » de l’Ange, v. 11.
  2. Une scène apparaît peut à peu sous nos yeux : avec son cadre « fenêtre, vitrage », son décor, « viole, flûte, mandore, livre », puis l’apparition d’un premier personnage : la Sainte, dans un geste auguste : « étalant le livre vieux qui se déplie », geste ample, soulignant le caractère vénérable du livre sacré ; à la strophe 3 un second personnage fait son apparition : l’Ange, dont les ailes forment une harpe
    que la Sainte effleure de son doigt.
  3. Les termes religieux (Sainte, Magnificat, vêpre, complie, ostensoir, Ange), comme l’aspect atténué des couleurs, évoquent une peinture ancienne, religieuse, ou un vitrail ; ce n’est pas une scène réelle qui est peinte, mais une image. Et une image ancienne : noter la place de l’adjectif « vieux » (santal vieux, livre vieux) qui fait porter l’accent sur l’adjectif, les noms des instruments typiques de la renaissance (viole, mandore)
  4. Une scène, ou une superposition de scènes ? Le premier vers indique que Cécile « cache » (recelant) sa viole : la présence de l’instrument est seulement suggérée par la présence de la Sainte, en outre, il faut noter une certaine contradiction entre le terme « fenêtre » (qui suggère l’ouverture, le fait de voir) et « recelant » : elle montre tout en cachant, elle ne montre pas vraiment… cette viole, qui étincelait « jadis », n’a donc plus qu’une présence fantomatique. Puis, dans la seconde strophe, elle tient et déplie un livre : son attitude semble se préciser… mais
    elle est contredite aussitôt par les deux strophes suivantes, où Cécile, qui semble avoir abandonné son livre, comme sa viole (« sans le vieux santal ni le vieux livre ») effleure du doigt le plumage de l’Ange, et en joue comme d’une harpe… Il semble donc y avoir trois « moments », trois gestes qui se superposent ou se succèdent, sans que l’on puisse vraiment décider entre eux. Ces différents « moments » s’opposent : les deux premières strophes ne contiennent que des verbes statiques, tandis que les deux derniers quatrains introduisent le mouvement : « frôle », « vol », « balance »…

Un poème musical, sur la musique.

  1. Les perceptions auditives nous sont suggérées par les instruments de musique : viole, flûte, mandore, harpe dessinent un orchestre Renaissance ; le Magnificat évoque, lui, un chant religieux.
  2. Les sonorités du poème « appellent » elles-même la musique : douceur des sifflantes et des fricatives [s] et [f] tout au long du poème, persistance de la rime [an] dans les deux premiers quatrains, reprise en assonance dans les deux derniers : [ange] et [ance], continuité de la ligne mélodique, due au fait qu’une seule phrase compose le poème, coupée en deux par les deux points, et avec des effets de symétrie et de dissymétrie :
    1. Symétrie : phrase coupée en deux par les deux points, formant deux parties de huit octosyllabes. Autres éléments de symétrie : « à la fenêtre » / « à ce vitrage » ; « santal vieux », « livre vieux » / « vieux santal », « vieux livre » (reprise en chiasmenom/ adjectif). On peut aussi noter l’exacte symétrie des vers 4 et 8 : « jadis » + préposition + nom + conjonction de coordination + nom ; cela donne un effet de refrain, très musical. Et cela met en valeur le mot « jadis », qui suggère la nostalgie.
    2. Dissymétrie : les deux premières strophes constituent une phrase complète, dont la principale est « est la sainte pâle », dont dépendent deux participes présents : « recelant » et « étalant » (noter l’antithèse) ; les deux dernières ne contiennent plus que des subordonnées relatives, sans principale : « que frôle… qu’elle balance ». Le poème se présente donc comme un diptique, opposant passé et présent, image figée et mouvement, musique et silence.
  3. Enfin, douceur des diérèses, « vi-ole » au vers 3, et surtout, dans le dernier vers, musici-enne, qui met en valeur ce mot, clé du poème.

Musique ou silence ?

  1. Le poème cultive une certaine obscurité, liée notamment à la syntaxe : rejet de la principale au vers 5, avec inversion du verbe et du sujet : effet d’attente ; deuxième phrase incomplète, composée uniquement de relatives – comme si la principale était tue, dissimulée ; prolongements successifs par rebonds : « ce vitrage… que frôle… du doigt que… » ; et nouvelle inversion : par l’Ange formée. La phrase reste enfin en suspens.
  2. Les instruments de musique, comme la voix, semblent n’avoir qu’une existence fugitive, aussitôt niée : la viole, à peine décrite, est cachée, et le livre du Magnificat subit le même escamotage : « sans le vieux santal, ni le vieux livre… » ; la « fenêtre », qui suggérait l’ouverture, se mue en « vitrage d’ostensoir », qui montre, certes, mais enferme…
  3. Les termes négatifs se multiplient : « dédore », « déplie », « sans », « ni »…
  4. Les termes temporels renvoient l’image de la musicienne à un passé révolu, estompé : « vieux », « jadis »… Ce dernier terme est particulièrement mis en valeur, puisqu’il se trouve à deux reprises à l’attaque du vers, v. 4 et 8 : à une place exactement symétrique, donc, et dans des syntagmes similaires.
  5. En revanche, les présents renvoient, non à une musique, mais à un silence : la harpe n’est faite que des ailes de l’Ange ; elle est métaphorique. Et le geste de Cécile, à la fin du poème, renvoie à un double oxymore : « plumage instrumental » (mais seule la
    forme de l’aile évoque l’instrument), et surtout « musicienne du silence », qui occupe à lui seul tout le vers, avec la diérèse, et l’allitération en [s] qui suggère cette exténuation du son. De même, les gestes se font imperceptibles : « frôle », « délicate phalange », « balance »… De même, si flûte et mandore sont des instruments terrestres, la harpe évoque un instrument céleste : le « vol », au lieu de l’aile, suppose  une présence sentie seulement par un mouvement… A l’image idéalisée de la femme répond la merveille d’une musique impossible.

L’absolu, pour Mallarmé, n’est accessible que par le silence : la poésie doit tendre vers ce silence. L’exténuation du réel (sans… ni…), la présence à peine suggérée de l’Ange renvoient à ce silence. La poésie, plus que la musique, est cette « musique du silence » capable d’atteindre cet absolu.