Charles Baudelaire, « Les Fleurs du Mal » (1857)

Baudelaire, photographié par Nadar

Textes

La structure des Fleurs du mal.

les fleurs du mal comptent 126 poèmes (+ 6 pièces condamnées) – édition de 1861. »Il me restait à extraire la beauté du mal« .Elles sont divisées en « sections », de longueur très inégale, mais d’égale importance :

  • Spleen et ideal : 85 poèmes ;
  • Tableaux parisiens : 18 poèmes
  • Le vin : 5 poèmes
  • Fleurs du mal : 9 poèmes
  • Révolte : 3 poèmes
  • La mort : 6 poèmes.

soit 126 poèmes + une dédicace au lecteur.

On peut discerner une structure plus fine :

Spleen et idéal :

  1. de « Bénédiction » au « Guignon » (poèmes 1 à 11) : interrogations sur la condition ambigüe du poète, sur les pouvoirs de l’art et les difficultés de l’artiste ;
  2. de « la vie antérieure » à « l’hymne à la beauté » (poèmes 12 à 21) : aspiration à l’idéal ;
  3. cycle consacré à la femme :
    1. magie sensuelle et danger de l’amour ;
    2. extase et tourments
    3. adieu à la femme et bilan de l’expérience
  4. L’ensemble va jusqu’au poème 69, « la musique ».
  5. la section se termine par des poèmes du spleen, en une courbe descendante savamment calculée, pour aboutir au désespoir de l’irrémédiable  et de l’horloge.

 Tableaux parisiens

Thème urbain auquel Baudelaire est de plus en plus sensible, sous l’influence d’Edgar Poe, au moment même où Haussmann redessine Paris. Multiplicité de destins anonymes, marqués par le luxe ou la misère, la débauche, le travail, mais qui ont en commun la douleur, qu’on « tête » « comme une bonne louve » (« le Cygne », poème 89)

Le vin

Structure circulaire : deux pièces assez souriantes (104 et 108) encadrent trois poèmes plus sombres. C’est l’évasion par les « paradis artificiels », auquel le poète a recouru.

Fleurs du mal

L’évasion fictive du vin est suivie d’une descente dramatique vers la destruction, titre du 1er poème de la section. Il s’agit d’une réflexion sur la volupté, dans ses rapports avec le mal et la perversion. il faudrait ajouter à cette section trois pièces condamnées (in Épaves) : « Lesbos », « Femmes damnées », « Les métamorphoses du vampire ».

La révolte

À cette enfoncée dans le mal correspond une autre tentation : celle de la révolte métaphysique : satanisme d’époque, masque d’un poète spirituel dont la perversité est le mode de connaissance. Quête problématique et fluctuante du divin, qui emprunte le détour paradoxal du démoniaque.

La mort

  • Dernière section : l’ultime évasion, c’est la mort.
  • Gravité des enjeux spirituels de ce recueil ; il ne s’agit pas d’une confession autobiographique, d’un « je » un peu étriqué à la manière romantique. Il ne parle de lui-même  que par allusion, et parce que « chacun est le diminutif de tout le monde ». D’où l’adresse au lecteur.

Élévation (Poème n° 3)

Placé volontairement après « L’Albatros » dont il est le pendant, son titre a 2 sens :

  • élévation physique,
  • ascension et élévation spirituelle : conquête de l’Absolu par la poésie. Cette idée vient des mystiques du Moyen-Age, de Du Bellay, L’Idée, de Lamartine, de Théodore de Banville : Attrait du gouffre d’en Haut.

Ce poème est composé de 3 phrases :

  • la 1ère comprend les deux premières strophes : montée progressive, conquête de l’Absolu, sérénité, volupté surnaturelle de l’âme qui a trouvé son élément.
  • La 2ème phrase = la 3ème strophe : « envole-toi mon âme », exhortation à la purification.
  • Enfin, la 3ème, dans les 2 dernières strophes, exprime le bonheur de l’Artiste. Il y a dont 3 mouvements dans ce poème.

1ère strophe

Ascension : succession d’éléments du paysage de plus en plus vastes. Tantôt un vol plané au-dessus d’immensités de plus en plus lointaines, tantôt un vol qui d’un élan s’élève d’un degré : « par-delà… » C’est un vol exaltant. 2 premiers vers, il n’y a pas progression, le paysage semble s’éloigner, n’être plus qu’une succession d’espaces. Ether : air raréfié, à la nature ignée. Sphères = les 26 sphères par lesquelles les Grecs, et surtout Platon, divisaient l’univers. La sonorité mystique du titre ramène en fait à la philosophie grecque.

2ème strophe

Comparaison du vol de l’esprit à la nage ; dans les 2 cas, aisance, évasion hors de la pesanteur. Image rare et sensuelle, idée de volupté. « Se pâme » : abandon total au mouvement, extase proche de l’évanouissement. Ressemblance du milieu : éther, onde, liqueur : termes archaïques, nobles, qui montrent le caractère mystique, spiritualiste de cette ascension. « Mâle » est ici presque un oxymore, car la volupté est d’ordinaire efféminante. Energie, volupté, sérénité : c’est l’exact contre-pied de L’Albatros. « Indicible » : parce qu’elle ne fait pas partie, comme les mots, du monde matériel.

3ème strophe

Exhortation. « Miasmes morbides » : souillures, relents fétides. « ces » = monde terrestre. Opposé à « Supérieur ». « Purifier », ce mot a une résonance mystique. bois : nouvelle comparaison. Feu clair : élément igné de la philosophie stoïcienne : élément le plus léger, le plus subtil, à la fois feu et eau, ce qui explique le verbe. Choix des sonorités claires et sonores : [ai], [eu], [u], [i], qui se combinent avec la consonne dominante [l] ; choix de mots sans consonnes dures, sauf peutêtre le [d] de « divine ».

4ème strophe

Là se trouve la clé du poème : cette ascension mystérieuse, mystique, ce pouvoir appartient à un tout petit nombre d’élus : « Heureux celui qui… » Expression bizarre : « derrière les Ennuis… » Il faut passer « derrière le rideau », d’un monde dans un autre.

« Heureux celui qui peut… Felix qui potuit rerum cognoscere causas, expression virgilienne. « Derrière » suggère qu’au-delà du monde terrestre existe un univers auquel peuvent tendre les élus.

Vie terrestre = ennui (angoisse, spleen) et les « vastes chagrins » : adjectif très baudelairien car inattendu. « Grands, gros, immenses, violents » seraient plus banals. Ici, qu’on ne peut mesurer. « Brumeuse » : très évocateur : idée de froid, d’obscurité (opposé à lumineux), qui efface les contours, qu’on traverse en aveugle. Impression de pesanteur : mots (lourdes, poids) et rythme pesant. Mise en relief de « aile vigoureuse », et surtout de « s’élancer » : effet d’envol. Les pluriels : on attendrait des majuscules, ce sont presque des allégories : êtres malfaisants…

5ème strophe

Images de l’envol : l’alouette monte en flèche vers la lumière. Vol plané : « qui plane sur la vie » : métaphore abstraite : il faut s’éloigner de la vie pour la comprendre. « Le langage des fleurs et des choses muettes » : on ne peut rien dire de ce vers, car sa magie tient de son mystère. Voir « Correspondances ». Langage des fleurs, symbole de la beauté, langage des symboles, perceptibles aux poètes dans la Nature. Cf Saint-Exupéry, Le Petit Prince, et Rimbaud.

Ce qui disait Baudelaire, lors de l’ouverture de Lohengrin : « Ainsi je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance et planant au dessus et bien loin du monde naturel.« 

Réf : « L’Idée », de Du Bellay.

L’Invitation au voyage

Poème écrit en juin 1855, dédié à Marie Daubrun. Situé entre l’Idéal et le Spleen, c’est un peu l’apogée des Fleurs du Mal. Tonalité de ce poème : paix, douceur, tendresse. Pays réel ou pays de rêve ? Oasis de paix au milieu du drame baudelairien.3 strophes, entrecoupées d’un refrain. Rythme impair, alternance penta- et heptasyllabes : impression de fluidité, d’aisance.

  • 1ère strophe : consacrée à l’imagination ; c’est le désir d’évasion vers un pays qui corresponde à la femme aimée.
  • 2ème strophe : Le rêve se concrétise ; le cadre = une chambre. Perte de l’élan, restriction d’espace.
  • 3ème strophe : apothéose du rêve, devenu réalité. Ralentissement du rythme, ambiance de soumission à la femme, d’apaisement.
  • Refrain : distique ; balancement, légèreté. Expression d’un idéal du poète : harmonie, stabilité. Leit-motiv, à la manière de Wagner : Baudelaire est justement celui qui a introduit Wagner en France.

1ère strophe

« Mon enfant, ma sœur » : Il s’adresse à sa 3ème maîtresse, Marie, sur un ton paternel et fraternel, tendresse, souci de placer ce poème loin de toute sensualité. Amour pur, spiritualisé. L’être aimé est protégé. Double possessif : « mon, ma ». « Songer » : méditation concentrée et recueillie. »Aller » = fuite.

« Là-bas » : mot magique, pays de Cocagne. Correspondances entre la femme et le paysage. « Vivre » : état heureux ; « ensemble »: couple sublimé. Fuite dans un ailleurs.

« Aimer et mourir » sans tristesse. Aimer est une fin en soi, comme mourir. L’élan assouvi. Gravité de cet amour ; aimer à en mourir = parachèvement. Charmes = influence magique. « Traîtres yeux » cf . »ciels brouillés« . Rime féminine : idée de douceur et d’infini. A travers les sons, il superpose la pluie et le soleil ; deux types de paysages : tristesse. Harmonie entre la femme et le paysage Complexité de la femme : Soleil mouillé : brumeux . La femme pleure : de joie ou d’émotion. Elle est envoûtante : ambigüe et mystérieuse.

Refrain

« Ordre » : rangé, discipliné, géométrique. « Beauté » : cela corrige ce que la rigidité de l’ordre pouvait avoir de désagréable. Cf cependant le poème « La Beauté » : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes…« 

Baudelaire, dandy, aimait le luxe, alliance de sensualité et de sérénité. Impression statique d’immobilité qui annonce le tableau final. « Volupté » : sensualité contrastant avec la tonalité pure du poème.

2ème strophe

Évoque certains tableaux de Rembrandt. Ce pays : l’Orient ? Venise ? La Hollande ? Une tradition voulait que la Hollande soit le pays de l’ordre et des fleurs. (Bernardin de Saint-Pierre). Monde clos « Polis par les ans » : patine des meubles, bonheur stable, durable. Univers permanent, solide. « décoreraient » : conditionnel de la fiction, du jeu partagé (cf les enfants…) « Rares » : exotisme, originalité. L’art triomphe de la Nature (cf un dahlia bleu…). L’imprécision permet la suggestion, l’accès à un rêve moins limité. Cadre très riche, vaste (« profond »), opulent.Goût du luxe. « Miroirs profonds » : Cf. Éluard ; le miroir sert à refléter, à agrandir une pièce, ouverture vers l’infini.Cf. « L’homme et la Mer ». L’Ambre : parfum très capiteux ; cf « Correspondances ».

« Riches plafonds » = à caissons. La « splendeur orientale » : atmosphère languissante, goût des produits précieux et rares, de l’exotisme. « La Hollande, l’Orient de l’Occident… », monde charnière entre Orient et Occident. Cf « Vie Antérieure« .

Baudelaire cherche l’unité première (« langue natale » = langue originelle.), en regroupant des éléments opposés (platonisme ?)

Rétrécissement de l’espace (la chambre) ~ élargissement par les miroirs, qui débouchent sur l’infini. Ses voyages, comme ceux de Huysmans, ne sont pas des déplacements dans l’espace, mais des évasions intérieures, à partir d’un lieu intime.

3ème strophe

Verbes fréquents : dormir, s’endort. Ces vaisseaux sont soumis à la femme, puis c’est l’univers tout entier, réduit à la lumière impalpable : réduction du monde à l’immatériel. Poésie calme, recueillie ; thème d’un sommeil bienheureux, d’une certaine aisance. Goût pour les navires à l’ancre, la femme endormie, pour le latent : le port.

Voyage construit à partir d’éléments privilégiés : les yeux, les miroirs… Cf « La Chevelure ».

Plan de commentaire composé :

  1. Quels paysages baudelairiens identifiez-vous dans chacune des strophes ?
    1. Une strophe, un paysage
    2. le Voyage immobile (le goût du latent, des ports…)
    3. Un pays de Cocagne, imaginaire, mais qui correspond aux aspirations profondes de Baudelaire (luxe, calme et volupté).
  2. Image de la Femme dans le poème
    1. Une femme-paysage : correspondances entre la femme et le paysage.
    2. Absence de toute sensualité ou de tout érotisme : un amour spiritualisé
    3. Une femme ambigüe
  3. Un poème sous le signe de l’imaginaire
    1. L’utopie du voyage amoureux : comparaison avec l’Invitation au Voyage  des Poèmes en Prose
    2. Le titre du poème : des deux mots qui le composent, lequel a, finalement, le plus d’importance ?

La Vie Antérieure (« Spleen et Idéal », XII)

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir .

Un paysage exotique

Un paysage composite.

Vastes portiques, grands piliers, droits et majestueux, évoquent un paysage de Grèce Antique ou d’antiquité latine ; cela n’est pas démenti par la mer : « soleils marins », « grottes basaltiques », « houles »…

En revanche, les « esclaves nus » balançant des « palmes » évoquent davantage les îles – souvenir de son voyage ?

Un paysage harmonieux.

Première qualité : l’espace, la grandeur. « vastes » portiques, « grands piliers, droits et majestueux », et nombreux pluriels : les soleils, les feux, les grottes, les houles, les images des cieux, les accords, les voluptés calmes, les vagues, les splendeurs, les esclaves, les odeurs, les palmes…

Il faut y ajouter la « riche » musique du vers 7, adjectif caractéristique du bonheur selon Baudelaire. Cf l’Invitation au voyage : « Luxe, calme et volupté ».

Seconde qualité : couleur et lumière. Les « feux » des « soleils marins », les « couleurs du couchant » évoquent des couleurs chaudes, apaisantes. Le soir est toujours facteur d’harmonie et de sérénité chez Baudelaire, par opposition au jour : cf Harmonie du Soir, Recueillement… Ces couleurs chaudes et vives font contraste avec les grottes « basaltiques », c’est à dire noires. Mais le contexte empêche que ces « grottes » aient des connotations négatives.

L’exotisme est donc ici un lieu de bonheur, d’harmonie.

Un bonheur fusionnel

Fusion des éléments marins et célestes, des sensations visuelles, auditives, olfactives.

Les « soleils marins » évoquent, par un oxymore, la fusion de deux contraires, l’eau et le feu ; quant aux portiques, élément d’architecture, la lumière du soir les transforme en « grottes », éléments naturels. Dans le 2ème quatrain, les « houles » – l’eau – mêlent les « couleurs du couchant » (élément visuel) aux « accords de leur riche musique » (élément auditif), tandis que dans le 1er tercet, « l’azur » et les « vagues » sont mis sur le même plan.

La sensualité du poème est encore renforcée par les notations olfactives (« esclaves imprégnés d’odeurs ») et tactiles (« qui me rafraîchissaient le front… ») : tous les sens sont donc sollicités à l’exception du goût.

Cette harmonie est aussi perceptible dans les sonorités qui évoquent une harmonie imitative : paronymie de houle/roulant, couleur/couchant, dominante du son [ou], équilibre des deux quatrains formant chacun une phrase… fluidité des tercets grâce à l’enjambement (v.10-11) et à la longueur de la phrase unique qui les compose.

Fusion de l’abstrait et du concret : mélange continuel d’éléments concrets, voire vivants (les « esclaves nus ») et abstraits, d’ailleurs au pluriel, ce qui les rend encore plus vagues et insolites : les « voluptés calmes » – qui ne sont pas sans évoquer le bonheur de « l’Invitation au Voyage » :

« Ici tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »

L’association de la beauté au calme, et du bonheur à la tranquillité et au sommeil, est donc une constante chez Baudelaire.

A noter également, vers 10-11, l’alliance grammaticalement correcte, mais sémantiquement insolite de l’abstrait et du concret au moyen de la coordination « et », qui normalement ne peut unir que des termes strictement parallèles :

[…] « des splendeurs
Et des esclaves nus... »

Le paysage exotique est donc une manière d’atteindre un idéal, marqué par ces termes abstraits.

Fusion du moi et du monde.

Le poète est présent dans son poème : il s’exprime à la fois par des marques personnelles (vers 1, 8, 9, 12, 14) et des marques de jugement, toutes appréciatives : « vastes » portiques, piliers « majestueux », « d’une façon solennelle et mystique », « rafraîchissaient »… ; il évoque donc un bonheur passé et disparu, « j’ai vécu », « j’ai habité » : le passé composé marque un passé révolu, achevé, qui s’oppose ici aux imparfaits de la description.

Ce bonheur était fait d’harmonie avec la nature, et même de fusion. Le 2ème quatrain montre cette fusion : images, musiques, couleurs sont « reflétées par les yeux du poète », et n’existent en somme que par lui.

Le poète est au centre de ce monde évoqué : il est « au milieu de l’azur, des vagues… », et les esclaves nus lui sont entièrement voués (« l’unique soin… »)

Pourtant ce bonheur semble assez contradictoire : le dernier vers apparaît comme un effet de surprise, une « chute » dans la meilleure tradition du sonnet : il s’agit d’approfondir (effet de polysémie : approfondir = rendre plus profond, ou = connaître plus à fond) non un bonheur, mais un « secret douloureux » dont, d’ailleurs on ne saura rien (mais qui est sans doute à mettre en relation avec les poèmes du Spleen). Changement dans les sonorités : allitération en [r] :

« Le secret douloureux qui me faisait languir« .

Il y a aussi fusion, en somme, du plaisir – quasi érotique – et de la souffrance. Une forme de masochisme ?

Le sens du titre.

Sens philosophique : la réincarnation (et ce qui va avec : la réminiscence, souvenir et nostalgie des vies antérieures de l’âme) : philosophie platonicienne. L’évocation des « portiques » fait évidemment penser à la Grèce, donc à Platon.

Expression d’une nostalgie d’un monde parfait, idéal, harmonieux : cf. le sens du passé composé. Remis à la mode par Nerval ; cf « Fantaisie ».

Sens religieux : image du paradis perdu ?

Sens psychanalytique : regret d’un monde fusionnel, matriciel (l’eau, élément berceur par excellence. Cf Bachelard, L’eau et les rêves). Image de la grotte noire, rassurante.

Conclusion

« La Vie Antérieure » est donc un sonnet presque classique (le sizain n’a pas un système classique « ccd eed », mais « cdd cee ».

« La Chevelure » (poème n° 23)

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues,
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Commentaire

De l’enlisement du Spleen à l’idéal pur, la distance est trop grande, le « paradis » semble inaccessible. aussi le poète cherche-t-il ailleurs l’illusion du plaisir et de l’extase, ce qu’il appelle ses « paradis artificiels » : drogues, alcool, tabac, parfums, sensations rares et exaltantes.

Quand le corps de la femme, cet être de chair, en cela puissance du mal, se pare de tel ou tel de ces artifices (parfum, maquillage…), alors le poète peut croire un moment à son évasion vers d’autres cieux. Ainsi, dans La Chevelure, en respirant le parfum capiteux de sa maîtresse Jeanne Duval, Baudelaire cède-t-il à l’appel vertigineux des horizons lointains et splendides qu’il a naguère visités. Ceux-ci l’emmènent vers le monde du rêve et de la jouissance.

La métamorphose du réel

A) La chevelure, objet créateur de rêve :

Nombreuses notations de forme et de couleur : « toison moutonnant… », « boucles », « fortes tresses », « noir océan », « cheveux bleus », « mèches tordues », « crinière lourde »… Une chevelure opulente, épaisse, bouclée… Fascination pour l’opulence, la richesse, l’épaisseur : « flots », « océan », « lourd… » Couleur : tout un champ lexical de l’obscurité, du noir ou du bleu : « obscure » (v.3), « profondeur » (v 8), « ébène » (v. 14), « noir océan » (v.22), cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues » (v. 26), azur (v. 27)…

Champ lexical du parfum : « forêt aromatique », « parfum », « boire / à grands flots le parfum », « loisir embaumé », « senteurs confondues / de l’huile de coco, du musc et du goudron », « je hume »…

Le parfum est associé :

  • à d’autres sensations délicieuses (boire, humer le vin…), à la musique (= synesthésies) ; cf vers 9-10 et 16-17.
  • à des paysages exotiques : forêt, port, pays merveilleux…

Allitérations suggérant le mouvement : en [r] « que le roulis caresse » (v. 23) ; en [b] suggérant le bercement (v. 25)…

B) Les métamorphoses de la Chevelure :

Au travers des métaphores qui la désignent, la Chevelure devient tour à tour animal, végétal, mer, et ciel/

  • L’Animalité : « moutonnant », « toison », « encolure » au début du poème ; « crinière » v. 31.
  • Le Végétal : « forêt aromatique », « l’arbre et l’homme pleins de sève… » « l’oasis »… Végétation luxuriante et exotique.
  • La Mer : La métaphore la plus soutenue. « voguent, nagent » (2ème strophe) ; « houle », « mer d’ébène », « voiles, rameurs, flammes, mâts », (v. 15), « noir océan » et surtout « le port » v. 16 : on sait que pour Baudelaire, le rêve de voyage est surtout un rêve de port, de repos !
  • Le Monde cosmique : de l’alcôve du début (monde fermé, milieu clos), au ciel pur, ouvert du v. 20, au « ciel immense et rond » du vers 27 : ouverture, immensité : les cheveux lui ouvrent le domaine du « rêve » (v.13 et 34).

 Voyage et exotisme

A) Un voyage dans le temps 

Système verbal du poème : une alternance constante entre le présent (v. 5, 8, 9, 10, 14, 16, 19, 20, 22, 27, 29, 34, 35) et le futur du rêve et de l’imagination (v.11, 13, 21, 24, 32 et 33). Mi-description, mi voyage rêvé, le poète trouve là l’évasion qu’il cherche. En même temps, cette évasion (future) est sous le signe du passé (« monde lointain, presque défunt » (v.7), « souvenir » au dernier vers) : plus inatteignable encore que le rêve.

B) Un voyage dans l’espace :

Peu d’éléments franchement pittoresques, mais quelques noms : l’Afrique, l’Asie ; le « monde lointain » du v. 7, l’ardeur des climats (mais le nom pluriel est abstrait), l’ébène, l’or, la moire (matières précieuses venues d’Afrique ou d’Asie), l’huile de coco, le musc ou le goudron, l’oasis… Eléments assez disparates, et flous, évoquant des pays lointains, mais assez peu différenciés.

C) Un voyage imaginaire :

« Là-bas », au vers 11, évoque l’Invitation au Voyage : un « ailleurs » imaginaire. D’ailleurs, ce monde est « absent, presque défunt » ; il ne s’agit que d’un « éblouissant rêve », rêve de pureté (« ciel pur »), pays où l’âme se retrouve chez elle (v. 23-24) ; cf Elévation. Rêve, souvenir, désir d’un monde sans limite : ce « voyage » est du même type que celui de l’Invitation ou d’Elévation.

L’incantation magique.

A) Une supplique adressée à sa maîtresse :

  • Le jeu des personnes : au « je » du poète s’oppose d’abord le « tu » de la chevelure (v.8), puis de la maîtresse (« Ô mon amour ! » v.10), puis de la chevelure (« fortes tresses, soyez… tu contiens, mer d’ébène…) ; puis, personnification de la « féconde paresse » (v.24-25), des « cheveux bleus » (str.6) ; enfin le poète s’adresse directement à sa maîtresse : « afin qu’à mon désir… »
  • Discours amoureux, désir de fusion avec l’autre… Et constat que cette fusion est problématique ou impossible : « où l’autre est enfermé »… Crainte qu’elle ne lui échappe : « longtemps ! Toujours ! »…

B) Caractère invocatif et incantatoire du poème :

  • les apostrophes : « ô toison, ô boucles, forêt aromatique, ô mon amour, mer d’ébène…Cela évoque les prières païennes, où il fallait appeler les dieux par tous leurs noms…
  • Les exclamations (Extase !)
  • Les offrandes faites à la femme (dernière strophe)
  • Un vocabulaire religieux (ciel pur, profondeur, vin…)
  • les futurs et les impératifs.

C) L’ultime question du poème :

La femme représente non seulement l’évasion et l’inspiration (ce qui ne serait pas très original), mais le lien entre le passé et le futur, le chemin pour une fuite possible (quoique illusoire) vers l’Idéal… Femme passive, aussi : oasis, gourde… Elle n’est qu’un réceptacle, un lieu de rêve…

Harmonie du soir (poème 47)

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

« Harmonie du soir », commentaire stylistique

Une forme particulière : un « faux pantoum »

  • deux systèmes de rimes, [oir] et [ige] en alternance, qui reprend les sons du titre : harmonie du soir.
  • Quatre quatrains, dans lesquels le second et le quatrième vers sont repris au premier et troisième vers de la strophe suivante
  • Mais le vers 1 devrait être repris dans le dernier vers du poème, ce qui n’est pas le cas ici.
  • Les rimes sont embrassées et non croisées comme dans le pantoum originel (forme malaise importée par Banville et Leconte de Lisle, entre autres…)
  • Enfin, il n’y a pas vraiment d’entrecroisement de deux thèmes (normalement, chaque ½ quatrain offre un des deux brins de l’entrecroisement).

=> forme fixe, exotique, évoquant une litanie : poème musical.

Un poème descriptif et impersonnel ?

  • Usage de termes génériques et hyperonymiques : « les temps », « chaque fleur », « les sons », « les parfums », « le violon », « un cœur », « du passé » ; peu de noms sont qualifiés au moyen d’adjectifs ; presque aucun n’est accompagné d’une marque personnelle, à l’exception du dernier vers.
  • Tous les verbes sont au présent, sauf un (« s’est noyé ») : présent de l’énonciation ? itératif ? ou, plus sûrement, omnitemporel ? Dans les relatives « qu’on afflige » et « qui hait », présent omnitemporel évident.
  • Les verbes sont tensifs (non accompli) et sécants (pas de limite temporelle)
    • =>brouillage du sens, caractère intemporel de la description.
  • Correspondances :
    • Sons : « son », « valse », « violon »
    • Parfums : « fleur », « encensoir »
    • vue : lumière / nuit, « beau », et le tableau du soleil noyé
  • => un brouillage des frontières entre les sens.
  • De la musique à la peinture : parfums et musiques str. 1 et 2, clair-obscur dans les str. 3 et 4 : « noir », « beau », « sang », « lumineux », « luit »… mais aussi du mouvement (vibrant, tournent, valse) à l’immobilité : reposoir, se fige. Les synesthésies, liées au mouvement, disparaissent avec le tableau final.
  • Comparaisons et métaphores : quatre comparaisons (ainsi que, comme) dont trois avec des mots proches : rime en [oir], vocabulaire religieux. Mise à distance du comparant et du comparé. Tableau abstrait d’où émergent quelques objets précieux.
  • Enfin, régularité et monotonie : répétitions du pantoum, régularité de l’alexandrin 6/6

Une cérémonie funèbre, dans une lumière claire-obscure, que le poète semble observer de loin.

Un poème personnel, lyrique ?

  • Vocabulaire du sentiment : « mélancolique », « langoureux », « vertige », « afflige », « triste », « qui hait le néant », « s’est noyé dans son sang » : évolution de la mélancolie à une vision terrifiante, spleenétique.
  • Des alexandrins réguliers, rendus plus fluides par la césure enjambante :
    • S’évapor(e) ainsi
    • Mélancoliqu(e) et
  • Mais l’on trouve une coupe lyrique, quand le sentiment se fait plus violent :
    « un cœur tendre // qui hait… rupture de rythme qui marque l’émotion.
  • Si les comparaisons dessinaient une évocation mortuaire, cérémonielle (« voici venir les temps… », formule religieuse ; encensoir / reposoir / ostensoir, et fleurs…) la métaphore du « soleil noyé » tranche singulièrement :
    • Le soleil / s’est noyé // dans son sang / qui se fige // : accents sur les trois mots tragiques « noyé », « sang », « fige » : horreur de la vision, accentuée par les sifflantes
    • Personnification tragique : le soleil devient un personnage
    • Seul verbe qui ne soit pas au présent, mais au passé composé : accompli (non tensif)
    • => l’on est passé de la description au sentiment tragique de l’irrévocable, de l’horreur.
  • Lecture rétrospective du « tournoiement », de la valse et du vertige, comme l’expression d’un malaise : v. 4 = phrase nominale, monorhème, avec chiasme sémantique : marque le mouvement de tout le poème, où l’on passe de la valse (externe) au vertige (interne).
  • L’on retrouve les deux thèmes entremêlés du pantoum : le coucher du soleil (description impersonnelle) et l’expression du spleen (personnelle), au travers des comparaisons (comme un cœur), des adjectifs axiologiques (triste et beau), et de la ligne du poème, qui culmine avec le « je » et le « tu » du dernier vers. L’on comprend alors qu’il s’agissait, en fait, d’un présent itératif… resurgissement du souvenir chaque soir.

Variations et suturations

  • v. 4 : commentaire des vers 1-3 (parembole) : contredit déjà le caractère impersonnel de la description.
  • Strophe 1 => strophe 2 : valse / violon / valse (allitération en [v]) : la valse métaphorique de la 1ère strophe devient réelle dans la seconde : on est passé du parfum à la musique, puis au tableau « triste et beau ». Adjectifs axiologiques, dont la place est suggestive : « triste et beau » = beau parce que triste…
  • Strophe 2 => 3 : la liaison se fait par le mot « cœur », faussement impersonnel (un cœur). La relative est d’abord adjective ; puis nous avons une hyperbate et une épanode :
    « un cœur qu’on afflige / un cœur tendre, qui hait… »
    La deuxième relative est appositive : tendre = qui hait … Le second « cœur » est donc simplement en apposition avec le 1er.
  • Strophe 3 => 4 : « un cœur tendre » devient le sujet du verbe « recueille » : le néant (présent) s’oppose alors au passé lumineux, mais disparu, et la relative est explicative…
  • Enfin, les vers 12 et 15 sont identiques en apparence, mais présentent une diaphore :
    • V. 12 purement descriptif (développe le vers 11)
    • V. 15 : métaphore du « passé lumineux », de la mort…

Ce poème, un des derniers adressés à Apollonie de Sabatier, la « Présidente », la femme idéale, se révèle donc comme une méditation sur l’amour perdu, le temps et la mort.