Michel Quint, « Effroyables jardins »

Michel QUINT (1949) : bio-bibliographie

Michel Quint, Nancy , 2011

Originaire du Pas de Calais, Michel Quint est né en 1949.

Après avoir obtenu son baccalauréat (philosophie), il décroche, à Lille, une licence de lettres classiques, puis une maîtrise d’études théâtrales. Un tel bagage lui ouvre tout naturellement les portes de l’enseignement.

Très tôt, Michel Quint se lance dans l’écriture : il commence par écrire pour le théâtre, compose ensuite quelques feuilletons radiophoniques (« Le Loup perdu » lui vaudra le Prix radio 1986 de la Société des Auteurs) et des romans policiers… Il obtient en 1989 le Grand Prix de la Littérature Policière pour « Billard à l’étage » (Éditions Calmann-Lévy).

Ses œuvres principales : 

  • Sanctus , Joëlle Losfeld 
  • Cake Walk, Joëlle Losfeld
  • Lundi perdu , Joëlle Losfeld
  • Le Bélier noir , Rivages noir
  • La Belle ombre , Rivages noir

Avec Effroyables Jardins, paru en 2000 chez Joëlle Losfeld, il se lance dans une écriture qui n’est ni totalement romancée, ni complètement autobiographique ; il récidive en 2001, avec une suite, toujours chez Joëlle Losfeld : Aimer à peine.

Effroyables Jardins, étude

Le livre commence par une allusion au procès Papon : Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de Bordeaux pendant la seconde guerre mondiale, a participé à l’organisation des persécutions anti-juives, et est responsable de la déportation de nombreux juifs, notamment des enfants. A ce titre, il a été condamné à dix ans de réclusion pour complicité de crime contre l’humanité.

Première étape du récit :

Le père est présenté au début du livre sous un jour très dévalorisant : c’est un clown minable, qui impose le spectacle de sa médiocrité à sa famille (p. 13-16) ; non seulement il ne se fait jamais payer, mais en plus il revient le plus souvent ivre à la maison…

Quel est le regard du fils sur le père ? Le fils, qui ignore les motivations du père, est mort de honte ; il en veut à son père de se donner en spectacle, et il en éprouve presque de la haine et du mépris.

Quelle est la réaction des autres membres de la famille, mère et sœur en particulier ? La mère semble plutôt fière de ce que fait son mari : « elle revendiquait son statut de femme de clown et donnait dans le genre patriote illuminée : nous n’allions pas au sacrifice mais au triomphe ». (p. 14) Elle éprouve seulement une certaine jalousie quand son mari exécute des acrobaties « pour une donzelle choisie dans l’assistance » (p. 13). Quant à Françoise, la sœur du narrateur, elle semble indifférente, et réagit comme toujours d’une manière parfaitement conformiste ; on apprend p. 11 qu’elle apprécie les clowns comme n’importe quel enfant ordinaire.

Le narrateur est le fils d’André – rien ne permet de l’identifier comme étant l’auteur. (D’ailleurs, le père de Michel Quint n’était pas instituteur, mais professeur d’électricité. Il y a donc là une part d’invention). Les premières pages lui donnent un statut de personnage principal ; c’est son enfance qui va nous être racontée. Puis, insensiblement, à partir de la page 11 (« bien sûr, les manuels de psychanalyse vulgarisée n’étant pas faits pour les chiens… ») l’attention se focalise sur le personnage paternel. Nous ne sommes donc plus dans le cas de figure de l’autobiographie traditionnelle, puisqu’un élément essentiel du pacte est rompu, l’identification auteur = narrateur = personnage principal.

Deuxième étape du récit :

Nous voyons d’abord apparaître Gaston, cousin d’André, p. 19 : « Gaston. un bon à rien… », et dans la même phrase, sa femme Nicole. Tous deux apparaissent également ridicules : lui, efflanqué, elle potelée, encore amoureux et le montrant sans retenue, pauvres (« ils tiraient le diable par la queue », p. 19), et malgré leur gaieté, tous deux tristes à mourir de n’avoir pas eu d’enfants. Au narrateur devenu adolescent, Nicole et Gaston apparaissent aussi minables et insupportables que son clown de père ! Et c’est pourtant Gaston qui, à la demande d’André, va faire à l’enfant une révélation qui le délivrera de la « malédiction de l’Auguste » (p. 19)

Toute la famille est allée voir Le Pont, un film de Bernhardt Wicki, un réalisateur allemand. Après la projection, Gaston prend l’enfant à part, dans un bar, tandis que son père, au bout du comptoir, regarde fixement son verre de bière, et que les femmes (la mère, Nicole et Françoise) se sont éclipsées. Ces circonstances sont importantes, car Bernhardt Wicki est précisément l’homme qui a tenté d’aider Gaston et André prisonniers…

Le récit de Gaston :

La loi du 14 août 1941 permettait aux Allemands, en cas d’action de la Résistance, de fusiller n’importe quel otage si les résistants ne se livraient pas. Les otages étaient soit des gens arrêtés pour des contrôles, ou qui n’avaient pas respecté le couvre-feu, ou qui avaient été pris dans des rafles. Ainsi, à Nantes, une grande artère du centre ville, le  « Cours des cinquante otages » rend hommage à cinquante otages fusillés « pour l’exemple ». Voir p. 31, où il est fait allusion à l’acte du Colonel Fabien, un franc-tireur partisan, qui dans le métro, à la station qui porte désormais son nom, avait abattu un officier de la Wehrmacht.

Rappelez les principales étapes de ce récit. En quoi la situation d’André et de Gaston est-elle paradoxale ?

  • Le sabotage du transformateur électrique de la gare de Douai par des apprentis résistants encore bien naïfs ;
  • L’arrestation comme otages (p. 28-30)
  • La détention dans un trou (« effroyables jardins », p. 34) avec Henri et Emile, deux vrais otages ;(p. 34-39)
  • La présence de Bernhard, ses pitreries, son français parfait et sa générosité (p. 39-46)
  • L’atroce marché proposé par l’officier allemand ; en sacrifier un pour sauver les trois autres, et les conseils de Bernd : refuser de marcher. (p. 46-51)
  • la délivrance, puis la déportation, l’évasion et l’épilogue : ce que sont devenus Emile et Henri. (p. 51-56)
  • Enfin, un retour en arrière : la raison de leur délivrance, le sacrifice de l’électricien victime de l’explosion et de sa femme ;
  • Et la rencontre avec la veuve, Nicole…

La situation d’André et de Gaston dans le trou était à la fois paradoxale et sans issue ; arrêtés comme otages, ils ne pouvaient espérer être libérés que si les responsables de l’explosion se dénonçaient ; or les responsables, c’étaient eux ! En outre, si leurs compagnons de captivité devinaient cela, ils risquaient d’être dénoncés… Or justement Henri avait eu cette intuition, comme Bernd (voir p. 50). Dans ces conditions, l’intervention de Nicole tenait du miracle…

C’est Bernd, le cinéaste Bernhard Wicki, qui occupe désormais le premier plan. Avant la guerre, il était clown ; et il manifeste des sentiments humanistes, à l’opposé de l’idéologie nazie. A sa manière, il est aussi un opposant, et son intervention permet aux prisonniers de résister à la pression de leurs geôliers. Il s’agit d’un personnage tout à fait réel.

Les deux autres prisonniers sont Henri Jedreczak, un Polonais, et Emile Bailleul ; tous deux faisaient partie de la même équipe de foot qu’André et Gaston, une équipe qui avait battu celle d’Hénin-Liétard en 1939 ; or les gendarmes français étaient pour l’équipe battue, et avaient donc livré, pour se venger, l’équipe victorieuse aux allemands… Henri est reparti en Pologne ; on le suppose vivant. Quant à Emile, il s’est jeté sous un train en 1949, suite à un chagrin d’amour.

Quel a été le rôle de Nicole ? C’est elle qui a dénoncé, avec son accord, son mari comme le saboteur du transfo, afin de sauver les quatre otages. Blessé dans l’explosion, il était perdu. La générosité de ce sacrifice tranche cruellement avec la lâcheté et la mesquinerie des gendarmes… D’autant qu’elle refusera toute reconnaissance officielle (p. 58).

Le récit de Gaston constitue une révélation pour le narrateur ; il découvre la raison profondément noble du comportement de son père : « mon père a donc vécu chapeau bas » ; il apprend aussi que Gaston et Nicole, ces deux parents pauvres un peu ridicules, avaient eu leur part de grandeur et d’héroïsme. Et pour leur rendre hommage, il revêt à son tour la défroque du clown, pour le procès Papon, (symboliquement, puisque l’épisode est fictif) et surtout il écrit Effroyables jardins.

Texte 1, de « aussi loin que je puisse retourner… » à « il mourait surtout d’amour », p. 10-12

Première partie : la « névrose » de l’enfant.

Le premier § semble nous emmener vers un récit d’enfance traditionnel, comparable à ceux de Simone de Beauvoir, Proust, Cohen… Toute petite enfance, indiquée de manière très concrète « aux époques où je passais encore debout sous les tables ».

Puis paradoxe : un enfant qui n’aime pas les clowns, et exprime ce rejet de manière particulièrement violent : phrase nominale, rythme ternaire descendant qui « mime » son état d’esprit : « Des désirs de larmes et de déchirants désespoirs » (noter l’allitération en [dé]) : la réaction immédiate, paroxystique ; « de cuisantes douleurs » : le sentiment est analysé, nommé ; « Des hontes de paria » : explication, et première occurrence du sentiment dominant : la honte.

Le deuxième § exprime de manière lyrique son horreur des augustes (clowns tristes à la figure blême) ; cela commence par une énumération de souvenirs d’enfance, hétéroclite, un peu à la manière de Cohen. « L’exact du sentiment » = adjectif substantivé qui produit un effet d’insolite (on devrait dire « le sentiment exact » ou « l’exactitude du sentiment ». Cela souligne également l’ironie du personnage envers lui-même : vertueux effroi d’un puceau, suée d’une rosière… Puceau et rosière sont des jeunes gens peu avertis, et donc ridicules. On notera le mélange des niveaux de langue : « cramoisir, ityphallique » appartiennent au langage savant, « pipi-caca » au langage enfantin. Cela indique une superposition des points de vue, de l’adulte cultivé et de l’enfant. Noter le nouveau rythme descendant : cadence mineure, toujours significative en français : « à cramoisir, à bégayer, à faire pipi-caca. À devenir sourd. Fou. A mort » : la longueur des segments va en diminuant jusqu’à « fou », puis se relance avec « à mort ».

Le troisième § introduit de nouveaux personnages : les copains de classe, gosses normaux, et sa soeur Françoise – qui eux ont des réactions tout à fait normales. « Extase », « jouissance », « gorge déployée » : lexique du plaisir intense. Et opposition forte : « moi ». « Avaler une règle de grammaire ni le repas du soir » : le concret et l’abstrait sont mis sur le même plan, avec humour. On peut ici parler d’antanaclase : figure de style consistant à employer deux fois de suite le même mot, une fois au sens propre (« avaler le repas du soir »), une fois au sens figuré (« avaler une règle de grammaire »)

Le quatrième § fait office de transition : regard du narrateur adulte, qui annonce une explication, et marque la distance avec le narrateur devenu adulte : sa phobie est en fait une névrose.

Ces quatre premiers paragraphes appartiennent au genre traditionnel de l’autobiographie : Récit de la petite enfance, puis de l’enfance ; Personnages traditionnels : la sœur, les copains d’école ; Identité narrateur = personnage principal.

Deuxième partie : le portrait du père en auguste.

« mon père, instituteur de son état… » Or ce métier est prestigieux et synonyme d’autorité. Normalement l’enfant devrait être fier de son père.

On a d’abord un portrait physique du personnage : on remarque tout un vocabulaire dévalorisant : « vieux costumes », « mis au rencard », « affublé », « hagard », « arrière-cuisine », « bas-fond », « galimatias à peine articulé », « maladroit », « horriblement faux »… Il faut également noter l’emploi d’un langage populaire, voire argotique : « tatanes, « pif », « fourbi », « rencard », « baffes et coups de pied au cul »: tout cela souligne l’aspect minable du personnage, et la honte rageuse du fils.

Un personnage rêveur et qui transfigure le réel, pourtant : un « guerrier », un « samouraï » capable de transformer un presse purée ou un casse-noix en armes « nucléaires » ou « supersoniques », et une rape à fromage en mitrailleuse ; un sauveur de « l’humanité intergalactique », qui rappelle des héros tels que Tintin (ou, moins glorieux, Matamore, le soldat fanfaron de l’Illusion comique de Corneille)

Et ce personnage, paradoxalement, est émouvant. Pour son public, d’abord, et sans doute pour le regard rétrospectif du narrateur : il meurt d’amour, comme Charlot…

Conclusion : on retrouve dans cette deuxième partie le double regard :

  • Le regard furieux et méprisant du petit garçon qui aurait voulu un père plus discret ou plus présentable ;
  • Le regard attendri, ému de l’adulte, qui trouve finalement ce père désarmant.

Le texte dès lors a pris une autre direction que l’autobiographie : si le récit est toujours à la première personne, le narrateur n’est plus le personnage principal ; c’est désormais le père qui occupe tout le champ du récit.

Texte 2, de « Gaston, un bon à rien… » à « vivants », p. 19-23

1ère partie : un portrait très dévalorisant

  • Le texte commence par décrire le portrait physique des personnages : un grand maigre et une petite grosse : le prototype du couple grotesque (songer notamment à Laurel et Hardy !)
  • Sur le plan social, ce n’est guère plus brillant : ils sont pauvres, mal intégrés dans la société (Gaston est un « bon à rien »), ils « tirent le diable par la queue, connaissent des fins de mois difficiles ; elle porte des souliers « éculés », lui des manchettes usées au point de s’effranger.
  • Ils gardent pourtant leur dignité : « ils n’en faisaient pas une histoire ». L’auteur suggère, sans le dire, que les repas dominicaux « quasi hebdomadaires » étaient une façon, pour André et sa femme, de les aider discrètement.
  • Ils forment un couple ridicule, notamment par ses épanchements, et mal compris. Leur drame intime : ils n’auraient jamais d’enfant – drame renforcé par l’hostilité du narrateur qui, enfant, repousse les avances de Gaston. (p. 21)
  • Le texte conjugue plusieurs regards sur ce couple :
    • « on » (p. 20) : ni le narrateur (qui, à douze ans, s’en moque), ni les parents (qui comprennent), ni la sœur qui fait semblant de compatir : ce « on » = l’ensemble de l’entourage, les gens… qui par leurs plaisanteries hors de propos aggravent le drame de la stérilité. Noter la parataxe qui renforce l’opposition : « On les enviait de cette possibilité d’éternelle lune de miel. Ils en crevaient. »
    • Le regard des parents n’est vu qu’à travers celui du narrateur. On pressent leur compréhension, leur pudeur, mais l’auteur nous laisse deviner leurs sentiments.
    • Le regard de Françoise, qui pressent un drame sans en connaître la raison, et joue un rôle en conséquence.
    • En opposition, le regard du narrateur, dépourvu de toute indulgence : « moi, leurs manières à tous m’emmerdaient ». (Noter la mise en valeur du moi par la segmentation gauche) Il juge Gaston et Nicole pitoyables, Françoise hypocrite et excessive, et l’ensemble des adultes assez minable. Voir le vocabulaire dévalorisant (p. 21) : « émois de fin de banquet », « simagrées », « consolation de petits », « plaisir morbide d’un chagrin secret et moche », « surestimé », « bidon », « pitoyable ». L’adolescent dénigre les adultes avec violence, les trouvant inauthentiques et sans prestige.

2ème partie : « je m’étais lourdement trompé… »

Cette deuxième partie contredit la première, comme le regard de l’adulte informé contredit celui de l’enfant aveuglé. L’auteur multiplie les marques temporelles qui marquent la distance : « Aujourd’hui », « alors », « et maintenant… »

Une distance d’autant plus grande que les protagonistes sont morts : les parents d’abord, puis Gaston et Nicole – une mort silencieuse et modeste, qui tranche encore plus violemment avec les larmes théâtrales de la sœur dans la première partie : elle jouait vraiment une comédie odieuse.

Image de clichés à la fois pitoyables et touchants : « grand con à lunettes… parterre de roses » : une vie modeste, banale, presque ridicule, mais émouvante dans sa modestie même. Cette insistance prépare la surprise de la révélation : ces gens extraordinairement banals ont été d’authentiques héros.

Une opposition plus terrible se superpose à l’opposition temporelle : l’image de Françoise, violemment désignée par son frère : « pieuse », « gardienne des bouts de ficelle », « éternelle émue de ce qu’elle n’a pas vécu », toute d’inauthenticité et d’hypocrisie, de pauvreté intérieure aussi.

Cette opposition se renforce dans le dernier § : à l’émotivité réelle, mais bruyante et maladroite du frère s’oppose l’aspect impeccable, mais glacial et inauthentique de Françoise : « l’art consommé qu’elle déploie à laisser couler de nobles larmes » : rythme régulier, vocabulaire noble (antéposition de l’adjectif dans « nobles larmes »), hypercorrection du langage correspondant à l’attitude de la femme parfaitement conventionnelle.

A l’inverse, le frère « brais » (voc. animal), « à gros bouillons » (familiarité), « morveux et l’œil gonflé » : vulgarité, enfance, mais aussi naturel et sincérité.

Conclusion

A la fin de ce texte, il y a donc inversion des valeurs : Gaston et Nicole prennent une dimension émouvante et touchante ; le regard du narrateur se fait positif. Lui seul semblait les ignorer lorsqu’il était enfant, et lui seul les garde vraiment en mémoire.

Texte 3 : de « au matin on a vu ses yeux » à « dans le fond de ses yeux, p. 43-46.

Les personnages français

Tout le récit est fait du point de vue de Gaston : et c’est le contraire d’un récit héroïque.

  • Situation des « héros » : dans un trou plein de boue ; apeurés, ils pleurent et ne cherchent pas à paraître héroïques.
  • Importance du corps : le sommeil, la position « recroquée », « moitié debout moitié accroupis »
  • Importance de la nourriture : petit déjeuner, quelque chose à bouffer, le cadeau béni des pommes de terre à la cendre (notion d’époque : en cette époque de restrictions, les Français occupés n’avaient guère de pommes de terre à manger, car elles étaient réquisitionnées par l’occupant. Ils devaient se contenter de topinambours et de rutabagas, légumes qui servaient avant la guerre à nourrir les animaux…)
  • Nourriture et besoins du corps appartiennent à la trivialité, le contraire de l’héroïsme.
  • Des héros qui ont peu de présence d’esprit : ils se méfient bien tard, « sur les débuts de l’après-midi » ; et ils ne songent pas à remercier !
  • Enfin, le langage populaire, l’accent picard de Gaston, contribuent à renforcer l’appartenance du texte à la littérature populaire : « bouseux », « fin chien », « on n’a même pas rien dit », « sa grimace de bruant », « une zique de brume »…

Un personnage cependant se détache : le père. Il est le seul à « rester gaillard », il lève la tête (contraste avec l’attitude recroquevillée des autres), il s’adresse sur un ton cérémonieusement ironique à l’Allemand… Il semble devenir le chef naturel du groupe, tandis que Gaston (« ton père et moi », p. 45) est son second.

S’adressant à Bernd de manière théâtrale, il marque en somme sa ressemblance avec lui : tous deux jouent un rôle.

Bernhardt Wicki

Il est le personnage principal de cette partie du récit, tout entier focalisé sur lui.

Il apparaît d’abord par son regard, sur lequel donne la lumière, un regard qui n’est « ni celui d’un idiot, ni celui d’un bourreau » : un regard lumineux et humain.

Un personnage qui crée continuellement la surprise : d’abord par son premier geste – grimaces, jonglerie, et le don des tartines ; puis par son regard, qui n’est pas celui d’un gardien allemand ; puis par sa connaissance profonde du français, avec juste ce qu’il faut d’hésitation pour que le personnage reste crédible (« comment vous dites ? « Dégotter »… ») ; il parle une langue volontairement très familière, argotique même, pour se mettre le plus près possible des Français. Enfin le cadeau des patates à la cendre; et enfin, le moment où il semble vouloir basculer dans le tragique, se suicider – un moment dont on ne sait pas bien si Gaston ne l’a pas imaginé.

Un personnage de clown : avant même que son identité ne soit révélée (p. 54), le lecteur a deviné : les grimaces irrésistibles, le jonglage, le fusil transformé en trompette ou en saxophone… Grandeur du clown, capable de transfigurer le réel (le soleil dans les yeux de la première phrase), mais qui garde une dimension tragique (on retrouve les yeux à la dernière phrase).

Conclusion

Au travers du récit de Gaston, le puzzle se reconstitue peu à peu : le film qu’ils sont allés voir, dont on apprend que le réalisateur est Bernhardt Wicki (p. 60) ; la figure du clown, d’abord incarnée par le père (cf. 1er texte), puis par Bernd ; et enfin, le sens même du roman ; si du côté français, il y a eu des héros modestes et méconnus, comme Gaston, André, et, on le saura plus tard, Nicole, il y en a eu aussi côté allemand. Michel Quint refuse les jugements trop sommaires et manichéens.