Yves Bonnefoy (1923-2016)

Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953)

  • Introduction : biographie, bibliographie…
  • Texte 1 : étude conjointe du 1er et du dernier poème (p. 45 et 113).
  • Texte 2 : « Aux arbres » p. 65
  • Texte 3 : « Une voix » (p. 87) – commentaire composé.
  • Texte 4 : « Lieu de la salamandre » (p. 111)
  • Texte 5 : « vrai lieu du cerf » (p. 113)
  • Synthèse : l’écriture et la métrique
  • Synthèse : Le personnage de Douve à travers le recueil
  • Lecture cursive : extraits de L’Arrière-pays (==> le biographique) : incipit et « deux lieux »

Biographie

Yves Bonnefoy est né à Tours en juin 1923, et il y demeura jusqu’à la fin de ses études secondaires. Sa mère était institutrice, son père contremaître dans un atelier de construction de locomotives. Le jeune homme s’ennuyait à Tours, mais trouvait le bonheur dans le petit bourg de Toirac, dans le Lot, où sa famille passait ses vacances ; il y découvrait la plénitude de la nature, et le considérait comme une préfiguration du « vrai lieu » qu’il recherche à travers sa poésie.

Après deux années de mathématiques supérieures et spéciales au lycée Descartes de Tours, Yves Bonnefoy se rend à Paris en 1943 pour y passer sa licence. Il fait alors la connaissance de peintres et d’écrivains surréalistes, dont André Breton ; mais dès 1947, il s’éloigne de ce mouvement.

Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, paru en 1953, est son premier recueil publié (il avait auparavant écrit un Anti-Platon en 1947). La même année, un voyage en Italie lui révèle la peinture italienne.

Dès lors, il alterne travaux poétiques, essais sur la peinture ou la sculpture, études des écrivains qu’il affectionne (Baudelaire, Valéry, Rimbaud) et traductions (Shakespeare, Yeats…)

Dans les années 60, Yves Bonnefoy fait la connaissance d’André Du Bouchet, Philippe Jaccottet et Jacques Dupin, avec qui il participe à la revue L’Éphémère.

De 1981 à 1993, il occupe la chaire de poétique comparée au Collège de France. Âgé aujourd’hui de 80 ans, il continue son œuvre poétique. A l’occasion de ses 80 ans, la revue Europe lui consacre un numéro spécial (n° 890-891, juin-juillet 2003).

Bibliographie

Poésie

  • Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953)
  • Hier régnant désert (1958)
  • Anti-Platon (1947, repris en 1962)
  • Pierre écrite (1965)
  • L’Ordalie (1975)
  • Dans le leurre du Seuil (1975)
  • Poèmes (1978)
  • Ce qui fut sans lumière (1987)

Prose et récits

  • L’Arrière-Pays (1972), autobiographie ;
  • Rue Traversière (1977), récits

Études critiques

  • Peintures murales de la France gothique (1954)
  • L’improbable (1959)
  • Arthur Rimbaud (1961)
  • Un rêve fait à Mantoue (1967)
  • Rome 1630 : l’horizon du dernier baroque (1970)
  • Le Nuage rouge (1977)
  • Entretiens sur la poésie (1981)

Le premier et le dernier poème : étude comparée.

Pour plus de commodité, nous donnons ici les deux poèmes en question :

Je te voyais courir sur des terrasses,

Je te voyais lutter contre le vent,

Le froid saignait sur tes lèvres.

Et je t’ai vue te rompre et jouir d’être morte ô plus belle

Que la foudre, quand elle tache les vitres blanches de ton sang

Le jour franchit le soir, il gagnera

Sur la nuit quotidienne.

O notre force et notre gloire, pourrez-vous

Trouer la muraille des morts ?

Le premier poème

Il s’agit de l’incipit du recueil, et également du tout premier poème de la section intitulée « théâtre ».

Le texte commence comme un récit :

Deux personnages, « je » le narrateur, « tu », une femme ; « je » est le spectateur du dernier combat de « tu » : répétition de « je te voyais » ; « je t’ai vue » – cette importance de la vue est sans doute à mettre en relation avec le thème du théâtre : « je » assiste à une action à laquelle il ne participe pas directement, comme un spectateur devant une tragédie.

Au récit également font penser les verbes d’action, qui dans leur succession évoquent une histoire : deux épisodes, marqués par les deux strophes, la première haletante, formée de vers brefs (deux décasyllabes parfaitement symétriques coupés 4/6 et un heptasyllabe, vers impair assez rare en métrique française. Courir, lutter, saigner évoquent une lutte pathétique et violente. La seconde strophe, plus ample (un vers de 14 syllabes et un de 17 syllabes : on est ici plus proche du verset que du vers à proprement parler) est l’aboutissement de cette action : un « et » qui marque la conclusion ; « te rompre », mot impropre pour un être humain, mais particulièrement suggestif, « être morte » : on est passé de l’action à l’état.

Grande solennité de ces derniers vers, avec des coupes fortes après « rompre », « morte », « foudre » et un enjambement (plus belle / que la foudre), qui élargit encore le rythme. On est aussi passé du récit à la célébration, avec la présence du « ô » lyrique.

Une image destructrice de la nature :

Elle n’est représentée ici que par « les terrasses », « le vent », « le froid », « la foudre » ; c’est une nature porteuse de mort, cruelle (cf. l’hypallage [figure par laquelle « on paraît attribuer à certains mots d’une phrase ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase, sans qu’il soit possible de se méprendre au sens », selon la définition de Littré, citée par Dupriez dans le Gradus] du vers 3 : en réalité, ce sont les lèvres qui saignent.

Une nature hostile, faite aussi de contrastes : vitres blanches (évoquant la glace, le froid, la dureté) /sang.

La mort présente et célébrée.

La vie apparaît donc comme une lutte désespérée et cruelle ; la mort, par contraste, semble un apaisement. Dans la seconde strophe qui l’évoque, les mots perdent leur caractère négatif : « ô plus belle », et surtout ce paradoxe : « jouir d’être morte », souligné encore par la probable diérèse de « jouir », prononcé jou-ir. Paradoxe : la jouissance suppose la vie ; seul un sujet vivant peut éprouver de la jouissance. Or la mort annihile le sujet… D’autre part, la mort est en général connotée négativement – c’est d’ailleurs le cas dans la lutte de la première strophe ; or ici elle est associée à un terme éminemment positif.

« Du mouvement et de l’immobilité de Douve »

Le texte semble reprendre, dans l’ordre, le programme du titre. « Douve » est présenté ici comme un prénom ; ce peut être celui de la femme désignée par « tu » (mais une « douve », fossé rempli d’eau, est aussi un élément du paysage. A rapprocher des « terrasses » ?). Douve est d’abord en mouvement – négativement connoté – puis immobile (retour de la beauté, et de la jouissance). Un renversement des valeurs ? Cela peut être une hypothèse de lecture pour l’ensemble du recueil…

Le dernier poème.

Le texte se présente comme un quatrain non rimé : un décasyllabe, un hexasyllabe, un alexandrin, un octosyllabe ; c’est à dire deux distiques élégiaques (succession d’un vers long et d’un vers bref).

Le premier distique semble exprimer un renversement dans l’ordre du temps : « le jour franchit le soir » ; mais l’on peut évidemment donner au « soir » et à la « nuit » une valeur symbolique (ce qui ferait perdre en étrangeté le poème…) ; les verbes sont assertifs, au présent, puis au futur. Il s’agit d’un constat, sonnant en ce dernier poème comme une conclusion.

Le second distique commence par un Ô lyrique, et une apostrophe rhétorique à « notre force et notre gloire » : qui est ce « nous » ? l’humanité toute entière, la condition humaine ? La victoire proclamée dans le premier distique semble ici bien limitée ou douteuse : question rhétorique (« pourrez-vous »), et expression énigmatique « muraille des morts » : muraille formée par les morts ? muraille qui emprisonne les morts ?

Le temps peut bien être bouleversé, la séparation irréparable entre vivants et morts demeure…

Du premier au dernier poème.

  • des points communs : une apparente simplicité (vers souvent brefs, forme brève, aucune difficulté de vocabulaire) mais une réelle difficulté : caractère énigmatique des personnages (« je » et « tu » dans le premier poème, « nous » dans le second), des lieux (non nommés) ; ambivalence de la mort, métamorphose du temps.
  • Passage du « je » / »tu » au « nous » : vers une poésie universelle, philosophique ;
  • Le « ô » lyrique : appartenance de Douve à la poésie lyrique (même s’il ne s’agit pas forcément d’une confidence personnelle)
  • Présence de la mort : Douve est présentée comme une morte dans le 1er poème, et le dernier s’achève par le mot « muraille des morts ». A retenir pour la lecture du recueil entier !

« Aux Arbres », p. 65.

AUX ARBRES

Vous qui vous êtes effacés sur son passage,

Qui avez refermé sur elle vos chemins,

Impassibles garants que Douve même morte

Sera lumière encore n’étant rien.

Vous fibreuse matière et densité,

Arbres, proches de moi quand elle s’est jetée

Dans la barque des morts et la bouche serrée

Sur l’obole de faim, de froid et de silence.

J’entends à travers vous quel dialogue elle tente

Avec les chiens, avec l’informe nautonier

Et je vous appartiens par son cheminement

A travers tant de nuit et malgré tout ce fleuve.

Le tonnerre profond qui roule sur vos branches,

Les fêtes qu’il enflamme au sommet de l’été

Signifient qu’elle lie sa fortune à la mienne

Dans la médiation de votre austérité

                             « Derniers gestes », p. 65.

Dans ce texte, le premier de la section intitulée « derniers gestes », le poète s’adresse aux arbres pour leur parler de Douve et de sa relation à la mort.

Composition et versification : On peut noter une grande régularité de la versification, même en l’absence de rimes. Quatre quatrains d’alexandrins, à l’exception de deux vers, le 4ème et le 5ème, qui sont des décasyllabes. Alternance des fins de vers (on ne peut parler de rimes) féminines et masculines, tantôt de manière croisée (strophes 1 et 4), tantôt de manière embrassée (str. 2 et 3).

Pas de rimes régulières, mais il en subsiste quelques unes : jetée/ serrée (rime pauvre), été / austérité (rime suffisante), ainsi que des assonances : chemins / rien ; densité / jetée ; silence / tente/ cheminement / branches.

L’ensemble donne une impression de régularité, de densité, en un mot de classicisme. La composition du poème repose également sur un parallélisme : les deux premières strophes, marquées par l’apostrophe « vous », qui constitue une anaphore, sont une adresse directe aux arbres ; les deux strophes suivantes, au présent de l’indicatif, sont davantage descriptives ou informatives ; elles relatent des faits.

En quels termes et par quelles images est-il question de la mort ? Quelles réflexion introduit-elle ?

La mort est omniprésente dans ce poème : un passage (v. 1) sur lequel une porte se referme (v. 2), évocation de la descente aux Enfers de la mythologie antique ; une évocation qui sera reprise dans la deuxième strophe : « elle s’est jetée dans la barque des morts » (allusion au passage du Styx, sous la direction du nocher, ou nautonier Charon ; « la bouche serrée sur l’obole » rappelle que les morts, en Grèce, devaient payer leur passage d’une petite pièce de monnaie, une obole, qu’on leur glissait sous la langue au moment de leur enterrement – faute de quoi ils ne pouvaient traverser le fleuve (v. 11) et devaient errer entre le monde des morts et celui des vivants. Un peu plus loin, il est question à nouveau de Charon, « l’informe nautonier », tandis que le dialogue avec les chiens fait peut-être allusion à Cerbère, le chien à plusieurs tête qui garde l’entrée des Enfers.

La mort, un voyage vers le néant ? Les termes sont nombreux qui évoquent un trajet : « passage », « chemins », « barque », « son cheminement à travers… », mais en même temps, la mort est désignée par des termes négatifs : faim, froid, silence, informe, nuit. Le poète ne se fait pas d’illusion : Douve morte n’est « rien » (v. 4) : le vers, plus court puisqu’il s’agit d’un décasyllabe, s’achève sur un monosyllabe lapidaire, et un point, bien que syntaxiquement la phrase ne soit pas terminée.

Mais en même temps, une morte vivante : persistance de son être (v. 4), tant qu’il y aura des témoins – les arbres, et le poète. Celui-ci l’imagine au-delà de la mort, dans le monde des morts : « quelle dialogue elle tente », « son cheminement », « elle lie sa fortune à la mienne » : elle vit encore par le poète, grâce à la médiation de la nature ; elle est désignée comme un sujet vivant de verbes d’action. Le poète ne peut admettre la disparition dans le néant.

Les occurrences de la première personne : quelle image le poète offre-t-il de lui-même ?

La première personne apparaît dès la seconde strophe (« arbres, proches de moi », v. 5) ; le poème se présente comme une scène à trois personnages : Douve, morte ; le poète qui lui survit, et les arbres, à la fois témoins de la mort, et médiateurs entre la morte et l’homme : « j’entends à travers vous… », « je vous appartiens par son cheminement », « la médiation de votre austérité ».

Le poète interprète ce que signifient les arbres, la nature, (dernière strophe), et il y trouve des traces de la femme aimée et disparue.

L’image des arbres :

Des êtres animés, capables de communiquer et de jouer le rôle de médiateurs (« vous qui vous êtes effacés… », « j’entends à travers vous », « la médiation » ;

Mais en même temps, les « arbres » sont désignés d’une manière générique, réduits à l’essentiel : « fibreuse matière », « densité » (qui s’opposent peut-être à l’absence de la morte), « branches », « austérité » : arbres réduits à leur seule présence, sans le moindre effet de pittoresque.

Conclusion :

Y. Bonnefoy évoque la mort, mais sans volonté de déploration, sans lyrisme véritable, plutôt avec « austérité »., et sans se payer d’illusions (cf. v. 4) Mais en même temps, le poète tente de surmonter le tragique de la mort, en imaginant la jeune femme perdue, dans le monde des morts, encore active, vivante, et proche de lui.

« Une voix », p. 87. (commentaire composé)

UNE VOIX

Souviens-toi de cette île où l’on bâtit le feu

De tout olivier vif au flanc des crêtes,

Et c’est pour que la nuit soit plus haute et qu’à l’aube

II n’y ait plus de vent que de stérilité.

Tant de chemins noircis feront bien un royaume

Où rétablir l’orgueil que nous avons été,

Car rien ne peut grandir une éternelle force

Qu’une éternelle flamme et que tout soit défait.

Pour moi je rejoindrai cette terre cendreuse,

Je coucherai mon cœur sur son corps dévasté.

Ne suis-je pas ta vie aux profondes alarmes,

Qui n’a de monument que Phénix au bûcher ?

« Douve parle », p.87.

I – Qui parle ?

Le poème commence par une exhortation à l’impératif : « souviens-toi » ; mais qui parle, et à qui ? Un indice : nous sommes dans la troisième partie, le troisième « acte » de cette dramaturgie en cinq actes ; et ce cœur de l’œuvre s’intitule « Douve parle ». La femme aimée s’adresse au narrateur du fond de la mort.

Elle évoque le couple « nous avons été », son propre sort (« pour moi… » v. 9) et l’amour qui les lie : « ne suis-je pas ta vie… ? » Douve et le poète sont donc indissolublement liés, ils finissent même par ne former qu’un seul être : « ne suis-je pas ta vie ? », dans lequel le « je » sujet et le « tu » attribut ne peuvent être qu’une seule et même personne.

II – Dévastation et renaissance.

Les deux thèmes sont liés dès le premier vers : « l’on bâtit le feu » est un oxymore puisque « bâtir » évoque une construction, alors que le feu, repris ensuite par « noircis », « éternelle flamme », « terre cendreuse », et « bûcher » signifie plutôt l’incendie, c’est à dire la destruction. Mais l’ambivalence fondamentale du feu, flamme de vie et destruction, culmine dans  l’image finale du Phénix (dernier vers), cet oiseau qui renaissait de ses cendres.

Il y a donc dévastation  : il faut que « la nuit soit plus haute », qu’elle triomphe, et que ne souffle plus qu’un vent « stérile » ; il faut « que tout soit défait » ; la terre, personnifiée puisque dotée d’un « corps », n’a plus qu’un corps « dévasté ». L’image de la mort a ici envahi l’univers entier, comme en témoigne le totalisant « tout olivier » (v. 2), « tout » (v.8), ou le pluriel « tant de chemins ».

Mais cette dévastation est aussi purification (d’où l’ambivalence du feu, destructeur et purificateur), et gage de renaissance : « c’est pour que la nuit soit plus haute »… Il y a là un acte de foi : la destruction a un sens, elle n’est pas vaine. Tel est aussi le sens des deux vers 7 et 8, avec la répétition de l’adjectif « éternelle » et l’allitération en [f] qui souligne le parallélisme entre les deux mots « force » et « flamme ». Une éternelle flamme peut encore grandir une éternelle force : on est ici dans l’infiniment grand, le vertige !

La destruction conduit à la reconstruction : il faut noter les futurs (« feront », « rejoindrai », « coucherai »), temps de la prophétie et de la certitude absolue, et l’image finale du Phénix.

III – Harmonies et ruptures

La « voix » de Douve s’exprime avec une tranquille certitude, marquée par l’harmonie de l’alexandrin, très régulier, marqué par des césures nettes [césure : accent tonique sur la sixième syllabe, pouvant être suivi d’une coupe forte.], l’alternance classique de finales masculines et féminines (sauf un exemple sur lequel nous reviendrons), et une grande unité formée par quelques rimes (stérilité / été / dévasté) ou des assonances (aube / royaume) ; on peut noter également le retour du son [i] à l’hémistiche, qui crée un effet de rime intérieure : île / vif / nuit / noircis / grandir/ vie.

Mais, de même que la renaissance est indissociable de la destruction, l’harmonie de cette voix est indissociable de cassures, de fêlures.

Ainsi, le vers 2 n’est pas un alexandrin, mais un décasyllabe coupé 6 / 4 : la première partie du vers laisse attendre un alexandrin, d’autant que l’élan a été donné dès le premier vers ; mais la seconde partie trébuche, surprend, laisse le lecteur sur son élan. Le rythme est d’autant plus heurté que la coupe met en valeur un monosyllabe (vif), et que la suite du vers est composée également de monosyllabes. Le vers s’achève sur le mot « crêtes », dont les sonorités sourdes [k] et [t] créent une grande rudesse. On croit entendre le crépitement inquiétant du feu.

L’harmonie reprend vite le dessus, avec des alexandrins très symétriques, et une grande musicalité ou se conjugue rudesse (allitération en [r] : feront, royaume, rétablir, orgueil, grandir, force… ou en [f] : feront, force, flamme, défait) et harmonie : paronomase « cœur / corps » (v. 10), allitération en [m] : alarmes / monuments…

Conclusion :

Le Phénix représente toute l’ambivalence du recueil entier, à la fois célébration d’une présence éternelle, celle de Douve, et déploration d’une mort. Par-delà la mort, le poète, en redonnant la parole à Douve, cherche à reconquérir une présence, par la magie de la parole poétique. Ce poème semble illustrer ces deux vers d’un autre poème de Douve :

« Il te faudra franchir la mort pour que tu vives

La plus pure présence est un sang répandu. »

                                         (Derniers gestes, p. 74)

« Lieu de la salamandre », p. 111.

LIEU DE LA SALAMANDRE

La salamandre surprise s’immobilise

Et feint la mort.

Tel est le premier pas de la conscience dans les pierres,

Le mythe le plus pur,

Un grand feu traversé, qui est esprit.

La salamandre était à mi-hauteur

Du mur, dans la clarté de nos fenêtres.

Son regard n’était qu’une pierre,

Mais je voyais son cœur battre éternel.

0 ma complice et ma pensée, allégorie

De tout ce qui est pur,

Que j’aime qui resserre ainsi dans son silence

La seule force de joie.

Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte

Masse de tout son corps,

Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,

Et qui retient son souffle et tient au sol.

                                                                        « Vrai lieu », p. 111.

Un poème de forme presque classique : un quintil suivi de trois quatrains, avec une alternance assez régulière de vers longs et brefs évoquant le distique élégiaque.

1ère strophe : description de l’animal, au présent de vérité générale. Allitération en [s] du premier vers, et assonance en [i] : effet de surprise. Il s’agit de l’animal, sorte de triton qui, comme tous les reptiles de la même famille, se fige dès qu’il y a danger pour se fondre dans son environnement. Cela induit une méditation sur la mort (« et feint la mort ») : l’animal apparaît alors comme doué d’une conscience primitive (v. 3) ; lien avec la salamandre symbolique (animal qui était censé vivre dans le feu sans se brûler, et pouvait même l’éteindre ; symbole de l’esprit qui demeure serein au milieu des épreuves). Cette strophe apparaît comme une « ouverture » au sens musical du terme : elle présente le double aspect du poème, la salamandre réelle et le sens symbolique. Présent de description ou de vérité générale.

2ème strophe : présence du « nous », du « je », et des temps de la description : l’imparfait. Allusion à une anecdote qui ramène le poète à son passé (au temps de la vie commune avec Douve ?). Double aspect de l’animal, quasi pétrifié (« son regard n’était qu’une pierre »), mais vivant (son coeur). Enjambement v. 6-7, qui introduit un rythme un peu hésitant, boiteux (10 syllabes ? alexandrin ?) ; accent fort sur le mot « clarté » : le poète évoque ici le temps du bonheur.

Noter le rythme du vers 9 : « mais je voyais son coeur / battre éternel », avec un double accent sur coeur (symbole de la vie) et sur battre, qui constitue l’acmé de la phrase, avant une courte apodose : « éternel ». L’on passe ainsi, insensiblement, de l’animal réel à l’animal mythique, symbole comme le phénix de la renaissance après la mort.

3ème strophe : Apostrophe rhétorique à la salamandre, accompagnée du « ô » lyrique : ici l’on bascule définitivement du côté du sens symbolique, avec les mots « pensée », « allégorie », « pur ». La Salamandre devient symbole de l’esprit, de la pensée. S’amorce ici une anaphore que l’on va retrouver strophe 4 : « que j’aime qui », avec une double relative, la seconde de nature explicative : « que j’aime parce que… » S’amorce aussi une image de la salamandre, en accord parfait avec l’univers par son caractère quasi minéral : cf. dans les premières strophes (« regard de pierre »), ici : le silence. c’est l’idée d’une force concentrée, silencieuse, prête à jaillir mais immobile (cf. titre du recueil : « de l’immobilité de Douve »)

4ème strophe : Poursuite de l’anaphore « que j’aime qui… » ; les images de la minéralisation s’accentuent, marquées par le rythme :

Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte
Masse de tout son corps,
Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,
Et qui retient son souffle et tient au sol.

Noter l’enjambement peu classique inerte / masse, qui sépare l’adjectif qualificatif du substantif, la lourdeur du double [e] muet « inerte » à la rime et « masse », les deux monosyllabes accentués « corps » et « sol » à la rime (dont le dernier mot du poème !), les quatre monosyllabes (et / tient / au / sol) qui clôturent le poème. C’est cette inertie, cette attente, cette immobilité vivante que Bonnefoy veut voir dans la salamandre. La mort ici n’est plus qu’une feinte, une attente.

« Vrai lieu du cerf », p. 113.

VRAI LIEU DU CERF

Un dernier cerf se perdant

Parmi les arbres,

Le sable retentira

Du pas d’obscurs arrivants.

Dans la maison traversée

Du bruit des voix,

L’alcool du jour déclinant

Se répandra sur les dalles.

Le cerf qu’on a cru retrait

Soudain s’évade.

Je pressens que ce jour a fait

Votre poursuite inutile.

                               « Vrai lieu », p. 113.

Avant-dernier poème du recueil, ce poème présente dans son titre un des thèmes privilégiés de Bonnefoy : le « vrai lieu », déjà évoqué dans le « Lieu de la salamandre ». Recherche d’un lieu authentique et heureux.

Formé de trois quatrains de 7, 4, 7 et 7 syllabes (à l’exception du vers 11, octosyllabique) : grande régularité, et recherche de la densité dans la brièveté. En outre, prédominance du rythme impair, assez rare dans la prosodie française.

Le Poème est fondé sur l’opposition, d’une part, entre le cerf, symbole de renaissance, de retour de la lumière (par ses bois, on l’identifiait à l’arbre de vie), et les hommes, indifférenciés, pluriels, symboles de menace. D’autre part, opposition entre les deux premières strophes et la troisième :

Les deux premières strophes sont construites sur le même schéma syntaxique : une seule phrase, construite avec une subordonnée participiale (temporelle) pour la première strophe, un complément de lieu (« dans la maison traversée… ») pour la seconde strophe, suivis dans les deux cas d’une principale au futur, temps de la certitude portant sur l’avenir, de la prophétie.

La troisième strophe est formée de deux phrases, au présent et au passé composé.

Les deux premières strophes sont impersonnelles : ni marques de personne, ni modalisation. La troisième, en revanche, voit apparaître un « on » (nous ? impersonnel ?), et surtout d’un « je », et d’un « votre ». Retour de la subjectivité : « je pressens » – ce n’est plus le temps de la certitude, mais seulement de l’intuition.

Les deux premières strophes indiquent un lieu : la forêt et la nature pour la première (arbres, sable), lieu du cerf ; la maison, les dalles pour la seconde, lieu des chasseurs, des hommes. La troisième n’indique plus aucun lieu (sauf l’indication « le cerf » : suggère encore la nature).

Le poème semble donc suivre le schéma d’un récit : la première strophe suggère la menace : « pas d’obscurs arrivants », d’abord indifférenciée. La seconde la précise : des voix, une maison… Métaphore de l’alcool pour « le jour qui décline » : couleur ? caractère excitant et aveuglant (la lumière décline) ? Caractère inquiétant de la strophe. La menace est marquée par les futurs.

Ellipse entre la deuxième et la troisième strophe : « le cerf qu’on a cru retrait… » la poursuite s’est engagée dans l’intervalle, les chasseurs ont cru l’attraper… et c’est l’évasion (brièveté du vers tétrasyllabique). Les chasseurs sont désormais désignés par « vous ». [retrait : adjectif qui signifie « ramené en arrière » ou « réduit »]. Soulagement du « je » : le cerf, symbole de renouveau, a pu échapper, l’avenir est donc possible.

Ce poème est immédiatement suivi du dernier, qui commence par un vers d’espoir, mais s’achève sur une question.

Le personnage de Douve à travers le recueil.

I – Douve est d’abord une femme :

Dans tout le recueil, Yves Bonnefoy s’adresse à elle : voir le premier poème. Chaque élément de son corps est mentionné : le visage (p. 50, 52), les yeux, les mains, les seins, la bouche, les lèvres… et même la robe (p.53). C’est une femme belle, aimée, dont le poète pleure la mort et l’absence.

II – Une femme-paysage :

Mais Douve – dont le nom signifie un fossé plein d’eau – est aussi souvent désignée comme un paysage, par les images qu’elle suscite : « lande résineuse endormie près de moi » (p. 48), « draps de verdure et de boue » p. 49, « rivière souterraine, lente, falaise d’ombre » p. 50 ; « je t’ai vue ensablée » (p.51). Douve est souvent « envahie par l’herbe luxuriante » (p. 58), ou comparée à « une forêt » (p. 72) ou à un arbre (p. 97). Parfois « pierre ouverte » (p. 76) ou « parmi les pierre » (p.104), elle évoque plus souvent une eau stagnante, comme son nom le suggère :

« Douve profonde et noire,
Eau basse irréductible où l’effort se perdra » (p. 104).

Douve évoque donc l’élément végétal, ou l’eau ; elle n’est pas seulement une femme particulière, elle se confond avec l’univers, et plus particulièrement avec une végétation gorgée d’eau, évocatrice d’un paysage mortuaire.

III – Une morte-vivante :

Yves Bonnefoy multiplie les images cruelles de la mort et de la décomposition. Il ne veut pas donner de la mort une image idéalisée, même s’il a souvent recours à des images mythiques (Eurydice piquée par le serpent, la Ménade ou Cassandre) ; la mort est d’abord une dévastation physique : ainsi p. 54 :

« Je vois Douve étendue. Au plus haut de l’espace charnel je l’entends bruire. Les princes-noirs hâtent leurs mandibules à travers cet espace où les mains de Douve se développent, os défaits de leur chair se muant en toile grise que l’araignée massive éclaire. »

ou encore p. 57 :

« Ton visage ce soir éclairé par la terre,
Mais je vois tes yeux se corrompre
Et le mot visage n’a plus de sens.
[…] Je te détiens froide à une profondeur où les images ne prennent plus. »

Mais en même temps, Douve est vivante, intensément. Le mot « vivante » revient de manière récurrente dans le recueil ; elle devient une « présence insoutenable » (p. 55). « Douve parle » est le titre de la section centrale, l’acmé du recueil ; elle s’adresse au poète : voir texte 3. Sa voix résonne au style direct p. 46, et plusieurs poèmes ont pour titre « une voix » (p. 80, 81, 87, 89).

Entendre la voix de Douve et la comprendre, retrouver sa présence par-delà la mort : tel est le but que se donne le poète. Le titre même du recueil, qui allie mouvement (vie) et immobilité (mort), dit cette ambiguïté et cette quête.

IV – Le Phénix et la salamandre :

Deux images récurrentes désignent Douve, à la fois morte et vivante, vivante qui est passée par la mort : le Phénix, oiseau qui dans la mythologie grecque, devait mourir pour renaître, plus beau et plus brillant, de ses cendres, et la Salamandre, dont on pensait qu’elle pouvait traverser le feu sans se brûler (raison pour laquelle elle fut l’emblème de François Ier).

Le Phénix apparaît dès la page 53 : c’est ainsi que Douve elle même se désigne :

« Douve disant Phénix je veille dans ce froid ».

On le retrouve ensuite aux pages 75 (un poème portant ce titre), 81, 87, et 90.

Le Phénix laisse alors place à un autre symbole, celui de la salamandre. Celle-ci apparaît p. 96 : elle semble encore distincte de Douve. Puis, p. 98, l’identification a lieu : Douve est devenue salamandre : « salamandre surprise, tu demeures immobile ». On la retrouve p. 100, et enfin p. 111, un poème dans lequel le poète s’interroge sur la réalité de la mort de Douve :

« La salamandre surprise s’immobilise
Et feint la mort. »

Cela renvoie à l’interrogation pathétique du poète dans « le seul témoin IV », p. 70 (Derniers gestes) :

« Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore à simuler la pâleur et le sang,
Ô toi passionnément au sommeil qui te livres
Comme on ne sait que mourir ?
Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore en tout miroir
À perdre ton reflet, ta chaleur et ton sang
Dans l’obscurcissement d’un visage immobile ? »

L’ambiguïté du personnage de Douve, morte et vivante, femme et paysage, résume l’interrogation pathétique du poète dans ce recueil : dans l’absence radicale de la mort, dans la dévastation et la destruction, il cherche une présence plus haute.


Yves Bonnefoy, L’arrière-pays

Extrait n°1, de « j’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude » à « riant, aveugle, divin » (p. 9-12, éditions Skira)==> lecture cursive

En quoi ce texte est-il autobiographique ?

Première phrase : « je » + passé composé (temps du bilan) + sentiment : le poète décrit une  expérience intérieure.

Introspection au présent de vérité générale : « ce n’est pas mon goût… », « j’aime… » l. 10-20.

Expérience d’un échec, d’un regret : « la voie que je n’ai pas prise », « aurais pu vivre », « j’ai perdu ».

Le poète fait part d’une expérience personnelle, et passe du « je » au « nous » : il débouche sur une méditation universelle.

Opposition entre deux lieux : thème du carrefour.

« un pays d’essence plus haute » s’oppose à « pas une terre nouvelle » Un pays semblable à celui-ci, mais « plus vrai » ? La recherche d’un autre lieu est en réalité une illusion. Le « vrai lieu » est ici (l. 20) La fin du 1er§ offre une peinture appréciative : ligne pure, majesté, vivacité, grâce… » La b/eauté du monde suppose et suggère l’existence d’un sens, indiqué par la métaphore de la musique et/ou de la parole. Mais le « vrai lieu » nous échappe.

Méditation philosophique sur la vie :

L’un s’oppose à la multiplicité des voix et des bruits : « une phrase », « une musique », « une clé », « une voix » s’opposent à la « rumeur d’orchestre » ; aux mots « touffus et iridescents » s’oppose « une des articulations » ; nous vivons dans la confusion, et le sens est brouillé.

La métaphore finale, double et contradictoire (voir d’une terrasse, donc de l’extérieur et d’en haut, et le nageur, donc le fait d’être immergé dans le réel), témoigne d’une double aspiration.

Extrait n°2, de « mon enfance a été marquée… » à « a pour racine la finitude » (p. 100-106, éditions Skira)==> lecture cursive

L’opposition entre deux lieux :

Cette opposition est sensible dans la structure du texte : 1er § introduit l’opposition, en soulignant son caractère artificiel, presque volontariste (« je refusais, j’opposais »… « une expérience qu’il me fallait négative… »

Le second § est consacré à ce premier lieu, tout entier marqué de négativité : Tours, la ville de l’année scolaire (opposée au temps heureux des vacances : « rues désertes », « petites maisons pauvres », « silence », « meubles interdits » : silence, fermeture, accès difficile ou interdit à une vérité, celle de l’univers (contemplation du pain) ou celle de la pensée (les mathématiques). Unl leiu qui n’existe que comme point de passage, entre deux univers. Un univers qui apparaît sans doute moins négatif à l’adulte qu’il est devenu, et qu’il retrouve dans la résurgence du souvenir.

Le 3ème § décrit le « vrai lieu », tout entier marqué par la positivité : l’été, les fruits, lumière et sensualité. Les personnages ne sont plus anonymes comme dans la première partie : on nomme Zénobie, les grands-parents…

Encore une fois on remarque la distance entre ce qu’a vécu l’enfant et la réflexion du poète adulte : il souligne à nouveau le caractère artificiel et « accidentel » du caractère positif de Toirac : c’est le lieu d’un « éternel été » puisque les Bonnefoy ne s’y rendent qu’à cette saison.

Un « vrai lieu » condamné :

Par son côté artificiel, déjà souligné ;

par la disparition progressive : fin du 2ème §, l’enfant grandissant regarde plus lucidement le paysage (« ce qui n’était déjà que mon rêve… »

Le dernier § indique la fin du rêve, qui coïncide avec la mort des grands-parents, donc la fin de l’enfance. D’autres objets se chargent d’une force symbolique, comme l’arbre à la fin.

Un texte autobiographique :

Un souvenir d’enfance : la ville et le quartier de l’enfance, la découverte des mathématiques, les trajets en train, les vacances, les personnages de l’enfance et la fin de celle-ci. Dans le 2ème §, mille détails concrets font revivre le pays magique de l’enfance (les prunes, Zénobie et ses oies, les couleurs du Causse…

le temps écoulé, et le regard de l’adulte sur l’enfant : un récit au passé, les explications « après-coup » (j’anticipais… »), les accélérations du récit (« bien des années après »), le bilan (fin du 1er §), et à la fin du 3ème §.

Le récit d’une formation : l’opposition entre deux lieux est ressentie comme porteuse d’un sens, et en tous cas formatrice : « un théâtre qui employait toutes les bribes de sens… » ; il est question d’une « expérience négative » qui devait « modeler sa mémoire ». Le premier lieu, négatif, est aussi celui des interrogations, notamment sur la notion de limite, de frontière : « l’obsession du point de partage entre deux régions, deux influx m’a marqué dès l’enfance et à jamais ». On retrouvera ce thème dans Douve, avec l’interrogation sur le passage entre la vie et la mort.

Formateur aussi l’autre lieu, qui enseigne « la plénitude » :  « oui, je trouvais beau ce pays, il m’a formé, dans mes choix profonds… » Le paysage est ressenti comme un « message » à « déchiffrer » : »Pays d’une conscience qui peut appréhender l’univers »… Une conscience qui aboutira à l’écriture.