Anne Delbée, « Une femme » (1982)

Une Femme, écrit en 1982, est la biographie du sculpteur Camille CLAUDEL

Camille Claudel

(1864-1943), sœur aînée du poète Paul Claudel, qui fut l’élève et la maîtresse d’Auguste Rodin, et l’amie du compositeur Claude Debussy.

Nous étudierons quatre textes :

  1. « La chair et l’esprit », incipit de la biographie, p. 5-7 ;
  2. « L’atelier », p. 94-98
  3. « La Valse de Clotho », p. 222-224
  4. « Quelqu’un me livrera », p. 345-346.

et une question d’ensemble : le contrepoint des « lettres de l’asile ».

Toutes les références sont celles de l’édition du Livre de Poche, n° 5959.

L’étude méthodique des textes ne représente qu’une partie de la séquence, qui comprend aussi l’étude de quelques œuvres de Camille Claudel et leur place dans la biographie (Sakuntala, Clotho, la Valse, Les Causeuses, La Vague, Persée…), ainsi que la projection du film Camille Claudel, de Bruno Nuytten (1989).

Texte 1 : « La chair et l’esprit », p. 5-7

Composition du texte :

Le texte commence comme un récit classique, « un jour » :  une rencontre avec un texte, qui semble ne rien annoncer de particulier. Un beau texte de Paul Claudel sur la peinture : quelques peintres flamands (où l’on insiste sur la profonde compréhension que Claudel a manifesté à l’égard de ces peintres) et la peinture espagnole.

La première rupture intervient avec « été puis » (p. 5) : un § marqué par la répétition obsessionnelle de la question « qui était-elle ? »: c’est la rencontre décisive avec une femme, Camille Claudel. Elle se manifeste d’abord par un cri, une voix – et une réaction affective ; puis par son portrait physique : « beauté », « génie », une extraordinaire vitalité perçue au travers de son image : « un front superbe, des yeux magnifiques, bleu foncé ; cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, auburn, qui lui tombaient jusqu’aux reins ». Une beauté et une sensualité que dément un destin tragique, auquel son frère semble se résigner : « neuf pages » (c’est bien court), et la dernière phrase, qui veut imposer le silence, huit ans après la mort de Camille.

La seconde rupture se produit avec cette réponse de la narratrice : « hé bien non » ; refus du silence, et refus de réduire Camille à son physique et à son destin : insistance sur le vocabulaire artistique : « sculpteur », écrit en majuscules ; et allusion aux oeuvres : « les étranges figures jusqu’à la dernière, Persée… »

Enfin, la dernière étape est au présent : il s’agit de CE livre, celui que nous avons entre les mains, et du projet qui fut celui d’Anne Delbée : faire revivre une artiste méconnue, injustement oubliée. De fait, il y aura le livre, le film de Nuytten (avec Adjani et Depardieu !), des expositions… L’œuvre et l’artiste ont aujourd’hui retrouvé, en partie, la place qui leur revient dans l’art de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, en route vers la modernité.

Un texte polyphonique

Plusieurs voix se font entendre dans ce texte :

  • La voix de Camille est d’abord un cri, et un cri d’amour pour son frère (celui-là même qui la laissera enfermée durant quarante ans…)
  • La voix de Paul Claudel, sous la forme de citations de son livre L’Oeil écoute. En neuf pages, essentiellement une biographie de Camille, et une brève évocation de ses oeuvres – mais c’est déjà un hommage. Claudel insiste sur la beauté, la vitalité, et la folie de sa soeur.
  • La voix d’Anne Delbée elle-même, sous forme de réponse à Claudel : dialogisme (« hé bien non »), d’objections (« mais elle, on ne la jouait pas depuis quatre siècles », et qui affirme haut et fort son projet : prolonger la rencontre entre deux femmes, « prendre le labyrinthe qui mène à elle ».

Une préface à une biographie littéraire

Une comparaison avec une biographie purement documentaire est édifiante : ce n’est pas le même genre de texte.

Une biographie : référence à des événements et à des personnes qui appartiennent au réel, sont vérifiables : allusion à un livre de Claudel, d’ailleurs précisément daté (Brangues, 1951), à des oeuvres précises de Camille ; la biographie s’oppose au récit de fiction.

Une recréation littéraire du personnage de Camille : Anne Delbée affirme, en multipliant les « je », sa subjectivité : « cela sautait à chaque ligne, vous agrippait le cœur… » Le point de départ est d’abord une émotion, une rencontre personnelle, une révolte. Et c’est aussi la recréation d’un personnage : « La voilà qui fait signe… » : point de vue non pas externe (raconter de l’extérieur la vie d’une artiste) mais interne : Anne « se met à la place » de Camille, voit par ses yeux, réinvente ses sentiments et ses pensées, exactement comme un romancier anime un personnage. On est donc ici à mi-chemin de la fiction et du documentaire.

Texte 2 : « l’Atelier », p. 94-98, jusqu’à « et belle de surcroît »

UNE NARRATION TRIPLEMENT RETROSPECTIVE :

« Ce matin… » : passé et présent de narration ; nous sommes aux alentours de février 1884 : Camille a vingt ans, elle travaille depuis quelques mois dans l’atelier de Rodin ; et elle évoque d’autres moments de son existence, le moment où sa mère lui a refusé un manteau, le moment surtout où elle est venue travailler avec Rodin. Déictiques de temps : « maintenant, elle était là… »

Un deuxième moment développé est justement la première visite à l’atelier de Rodin, quelques jours après l’invitation de celui-ci : fin octobre, tout début novembre 1883. L’évocation est au plus que parfait et est marquée par l’anaphore de « ce jour-là ». Il s’agit d’un moment décisif dans la vie de Camille.

Évocation aussi de l’enfance, et de la présence du père, alors absent, et des relations affectives entre le père et sa fille : présent et imparfait.

Ces trois temps s’entremêlent, dans le texte comme dans la pensée de Camille ; l’ensemble du texte est d’ailleurs écrit d’un point de vue interne : celui du personnage principal.

UN PORTRAIT DE CAMILLE A VINGT ANS.

Camille est surtout perçue au travers de ses relations avec ses proches :

Avec sa mère et sa soeur : Aux yeux de sa mère, Camille semble moins compter que Louise et Paul : l’un parce qu’il est le seul garçon, l’autre parce qu’elle est conforme (jusqu’à la caricature) à l’image idéale de la jeune fille, ce que n’est pas Camille ! Respect absolu de la mère pour les apparences et les convenances. « Camille doit être coiffée convenablement ». Mais la mère ignore, ou feint d’ignorer, ce que fait sa fille de ses journées. Silence et non-dit semblent de règle.

Avec son père : complicité, affection, presque un renversement des rôles (c’est elle qui le protège). Son père l’a toujours soutenue – et ce n’est pas un hasard si l’ultime crise de folie et l’internement ont lieu quelques jours après la mort du père.

Avec Rodin : différence d’âge, et relation assez semblable à celle qu’elle a avec son père : superposition des deux figures : évocation de la main de Camille sur le front de Rodin ; et c’est un buste du père de Camille qui suscite chez Rodin émotion profonde et aveu de l’échec familial. Mais durant son travail, relation ambiguë : Rodin la reconnaît comme une artiste, lui demande des conseils, mais se montre parfois distant. Une certaine fragilité.

PORTRAIT DE L’ARTISTE ET IMAGE DU MONDE DE L’ART :

L’atelier des sculpteurs vu par des yeux naïfs : des détails techniques et concrets : la lumière, les blocs de marbre, le vacarme, la foule des praticiens et des modèles, les outils (la sellette) ; les regards jetés sur elle, et qu’elle interprète mal (elle prend une future rivale pour une amie… parce qu’elle souhaite une amie !) ; la hiérarchie : si les autres sculpteurs se montrent charmants, c’est d’abord parce qu’il faut obéir au maître, et ensuite parce qu’elle est belle ! Elle n’est reconnue qu’après coup, par leurs yeux experts…

Une artiste de vingt ans : ses pairs reconnaissent immédiatement sa valeur ; elle-même ne doute pas : elle sculptera directement le marbre, comme Michel-Ange. Et une artiste femme : réaction des modèles. Une femme dans un atelier ne peut être autre chose que modèle (c’est à dire à peu près une prostituée…)

Conclusion : On retrouve dans ce texte le double aspect déjà indiqué : une biographie (allusion à des faits, des dates, des personnages réels, notamment les collègues de Camille, Bourdelle, Falguière…) et la recréation romanesque du personnage de Camille, par le point de vue interne adopté, le monologue intérieur au style indirect libre (ex : « elle ne l’oubliera jamais »).

Texte 3, « la Valse de Clotho », p. 222-224, de « C’est Elle ! » à « la Mort même ».

SITUATION DU PASSAGE :

Camille a vingt-huit ans ; on est donc en 1892-93. Elle expose ses oeuvres pour la première fois (elle avait déjà eu un prix pour Sakuntala, mais c’est la première fois qu’elle présente de manière indépendante) ; Clotho et la Valse sont peu comprises, et l’on découvre les premiers signes de la folie qui la tuera.

PORTRAIT D’UNE ARTISTE A TRAVERS SES OEUVRES :

Description assez précise de Clotho, avec des adjectifs qui disent l’horreur et la fascination : corps détruit et dangereux ; sinistre figure. Brève évocation de La Valse, couple qui « claque au vent de la Mort même ». Une sculpture audacieuse, inattendue de la part d’une jeune femme de l’époque ; on peut parler de naturalisme (montre de façon clinique la dégénérescence du corps, la vieillesse) et même par anticipation, d’expressionnisme.

UNE RENCONTRE D’ARTISTES :

D’abord la foule indifférenciée, désignée par métonymie (« des mains ») ; puis focalisation sur un personnage, dont l’allure (grand chapeau, large vêtement) révèle l’appartenance au monde des artistes. On apprend seulement quelques lignes plus bas qu’il s’agit de Claude Debussy, compositeur, qui a été l’ami de Camille avant qu’elle ne le quitte brusquement en 1891. D’abord, il la regarde sans qu’elle le voie ; puis échange de regards. Complicité dans l’approche (« sans commentaires ») ; lui seul comprend et apprécie les oeuvres de Camille – d’où le contraste entre la foule, et ce personnage isolé.

PREMIERS SIGNES INQUIETANTS :

État de santé physique : lassitude, migraines, éclat des yeux (1er §) ; plus loin le cerne violacé, et la pâleur.

Mais surtout état de santé psychique : tristesse, distance, quelque chose de spectral ; allusion à Lady Madeline, lueur de bête traquée au fond des yeux…

Anne Delbée entremêle ces différents aspects, ainsi que les points de vue :

1er § : point de vue externe sur Camille ; insistance sur les signes inquiétants.

de « un homme est là » à « poètes maudits » : point de vue de Debussy ; d’abord fasciné par l’oeuvre, puis inquiet de l’apparence de Camille : retour aux signes.

de « elle vient vers lui » à la fin : toujours le point de vue de Debussy, mais les signes s’estompent. Récit rétrospectif : il repense à leur liaison, et à la manière dont elle savait l’encourager. Connivence entre eux ; et le passage s’achève sur la confiance, et sur le caractère réconfortant de leur amitié. L’oeuvre, la Valse, clôt le passage.

Texte 4 : de « la nuit n’est pas encore achevée » à « Grillages et cahots », p. 345-346.

Ce texte raconte le moment de l’internement de Camille ; le point de vue adopté est le sien : « elle sait », « elle attend »…

UNE VICTIME DE LA FOLIE :

Le texte décrit l’état physique et mental de Camille : omniprésence des mots négatifs, indiquant la privation, le manque : « pas de… », « vide »… Image tragique du dépouillement total, marqué symboliquement par sa nudité. Camille est allée jusqu’à un point de non-retour.

État mental, marqué par des hallucinations : « happée par le vide », terrifiée, larmes blanchâtres qui rampent… »Il n’y aura plus rien »…

Enfin, la nudité de l’atelier, dans lequel elle a détruit toutes ses oeuvres – et dont elle reste la dernière figure.

UNE VICTIME DES HOMMES :

Les « ils » indifférenciés, qu’elle attend ; mais aussi et surtout le sentiment d’abandon ; abandonnée même du Christ, auquel elle s’identifie, abandonnée de son frère Paul (et elle s’identifie  aussi à « la jeune fille Violaine », autre figure de victime).

Extraordinaire violence de ce qui ressemble à une arrestation : « bottés, casqués », ils enfoncent la porte, la frappent… Violent contraste avec la faiblesse de Camille, nue, sans défense, affaiblie par le manque de nourriture. Ce contraste fait d’elle une victime de la barbarie. Elle est transformée en bête, en proie (le cerf) : métaphore de la chasse à courre (« la meute »). Il y a un côté sordide : la camisole est usée.

UNE FIGURE CHRISTIQUE :

Camille s’identifie au Christ, au moment où celui-ci est emmené vers le supplice. Même dépouillement, même nudité, même sentiment d’abandon ; métaphore du « Geyn » (le mont du supplice) ; son arrestation évoque la brutalité des soldats romains (casqués), et son internement est perçu comme une mort : images de mort (lame qui perce la gorge, falaise d’où on la pousse, meute qui la saisit à la gorge…

Mais en même temps, elle se sent abandonnée même de Dieu :absolu désespoir.

L’univers se referme sur elle ; il se réduit à deux mots, phrase nominale enfermant désormais sa réalité : « grillages et cahots ».

Ainsi s’explique le contrepoint des lettres de l’asile, qui apparaissent tout au long du livre, y compris lorsque Camille est jeune et croit au succès : l’asile apparaît comme un destin, une inévitable issue, programmée dès le départ, parce qu’elle était femme dans un monde d’homme, parce qu’elle s’est heurtée à l’incompréhension du public, à la rivalité de Rodin, à la mesquinerie générale.

Les lettres de l’asile

Réparties tout au long du livre, les lettres de l’asile que Camille envoie à son frère constituent un contrepoint pathétique à sa biographie. Elles disent la misère physique (lit de fer, nourriture mauvaise et insuffisante), le désir de quitter Mondevergues et de retourner tantôt à Paris, tantôt à Villeneuve, et surtout la solitude : Camille ne revoit ni sa mère, ni sa soeur ; elle se plaint de Rodin, l’accuse de lui avoir volé une partie de ses oeuvres…

25 lettres, non datées, qui s’étalent sur les trente ans d’enfermement, et donnent des détails concrets sur sa vie ; des lettres très courtes, souvent quelques lignes seulement. Aucune réponse ne nous est donnée, comme pour mieux souligner sa solitude.

  • p. 25 nostalgie de Villeneuve (le village de l’enfance) ; désir de quitter l’asile
  • p. 34 – 4 avril 1932 Visite de ses neveux ; elle se plaint de ses habits ; nostalgie de Villeneuve
  • p. 47 Accuse des « millionnaires » de l’avoir fait interner pour la voler
  • p. 55 Les colis de Paul ; la nourriture de l’asile la rend malade
  • p. 63 Appel pour qu’on ne l’abandonne pas ; regrette Paris
  • p. 70 Elle n’a jamais revu sa mère ; elle demande des nouvelles d’un portrait qu’elle avait fait d’elle. Accusations contre Rodin, qui s’est attribué ses oeuvres (ce qui est vrai en partie…)
  • p. 94 une simple phrase : « ta soeur en exil, C. »
  • p. 104 se plaint que son atelier a « excité leur convoitise » (à qui ?)
  • p. 112 « on me reproche […] d’avoir vécu toute seule » (simple phrase)
  • p. 117 Simple phrase pour se plaindre des « maisons de fous »
  • p. 145 se plaint des conditions matérielles (lit, nourriture) et de l’argent dépensé pour payer l’asile
  • p. 185 Elle affirme qu’on veut la forcer à sculpter, mais qu’elle s’y refuse
  • p. 195 7 ans d’internement, dont elle accuse « ceux qui se sont emparés de son oeuvre » ; on est donc en 1920.
  • p. 212 Elle rêve d’être chez elle
  • p. 221 Elle répond à son frère qui refuse de la faire venir à Villeneuve, parce qu’il faudrait quelqu’un pour l’assister.
  • p. 246 Elle se plaint du froid intense ; une autre pensionnaire en est morte
  • p. 253 Elle se plaint d’avoir à supporter les autres pensionnaires, et voudrait sortir.
  • p. 265 Se plaint de l’injustice de son sort, et voudrait revenir  à Villeneuve
  • p. 280 (1) Se plaint de la nourriture
  • p. 280 (2) Refuse d’aller en 1ère classe où les conditions sont pires, et la nourriture épouvantable
  • p. 294 Accuse les autres artistes de l’avoir exploitée, et de l’avoir fait enfermer
  • p. 311 A  sa mère ou sa soeur ; remercie pour un envoi de vêtements et s’inquiète pour la destinataire ; on la change de classe.
  • p. 332 Elle demande sa libération après 14 ans d’internement ; on est donc en 1927…
  • p. 346 Quatorzième anniversaire de son internement, immérité.
  • p. 347 Elle veut retourner en 3ème classe ; ce qui lui sera accordé.

Une manière pour Anne Delbée de donner à entendre la vraie voix de Camille – et d’éviter le reproche d’avoir tout réinventé. Les lettres de Camille rappellent de manière obsessionnelle le destin de la jeune femme, et donnent à voir sa réalité. Il y a même une lettre en fac simile.

Mélange de lucidité, de nostalgie, et en même temps de délire de persécution, notamment à l’égard de Rodin et du monde des artistes ; elle est obsédée par le fait qu’on ait pu l’exploiter, voler son oeuvre, et même ses objets personnels…

Une image également atroce de l’asile; on ne dit rien des traitements médicaux, mais nourriture infâme, froid, misère, cris des autres malades, promiscuité… La mère de Charles Juliet, internée dans des conditions semblables, mourra de faim en 1943 (voir Lambeaux).

Le contrepoint – présence de lettres de l’asile bien avant que celui-ci, dans la vie de Camille, soit prévisible – fait que l’internement apparaît comme un destin inéluctable, inscrit dans la vie de Camille, y compris aux moments les plus heureux. Cela participe au caractère tragique de l’œuvre, et aussi à la réécriture d’un personnage que constitue cette biographie littéraire.