Tchekhov, « Oncle Vania »

Anton Tchekhov

L’édition que nous utiliserons est celle des éditions Actes Sud, collection Babel, 1994 ; traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan. Toutes les références seront données dans cette édition.

La Russie, 1850-1905 : chronologie, économie et politique, littérature, théâtre, musique  Anton Tchekhov : biographie,  bibliographie et filmographie Résumé et histoire de la pièce

Les personnages et le bonheur :

La recherche du bonheur : une quête de l’amour ? Le bonheur : un rêve inaccessible ? Le « lamento » de Sonia  La dramaturgie de Tchékhov

Résumé et histoire de la pièce

Une des premières représentation d’ Oncle Vania au théâtre d’art en 1899 avec Artiom (Téléguine), Lilina (Sonia), Raïevskaïa (Maria Vassilievna), Olga Knipper (Éléna), Stanislavski (Astrov), Vichnevski (Voïnitzki).

Pièce en 4 actes :

  • Acte I : en principe, acte d’exposition, où l’on apprend l’histoire et l’identité des personnages. L’on apprend que Sérébriakov et sa jeune épouse Elena sont arrivés depuis un mois dans leur domaine campagnard, où vivent Vania et Sonia, le frère et la fille de la première épouse de Sérébriakov, et que depuis tout s’est déréglé dans la propriété. Nous découvrons également les autres personnages, Astrov, Téléguine, Maria, la grand-mère de Sonia, et la vieille nourrice Marina. Tout cet acte baigne dans une atmosphère d’oisiveté et de mélancolie : rien ne se passe. Vania fait une déclaration d’amour à Elena, qui la repousse.
  • Acte II : C’est la nuit ; Sérébriakov, insomniaque et hypocondriaque, tyrannise son entourage et se pose en victime. Vania propose à Sonia et Elena de les remplacer auprès de lui, mais le professeur, effrayé par un tête à tête avec celui qui a été son ami, mais qui à présent le hait, préfère aller se coucher. Vania réitère sa déclaration à Elena ; même réponse. Astrov, ivre, et Vania, analysent l’atmosphère de la maison ; Sonia tente de déclarer à Astrov son amour, mais celui-ci ne paraît pas comprendre.
    Sonia et Elena se rapprochent ; Sonia comprend qu’Elena n’est pas une rivale dans son amour pour Astrov.
  • Acte III : Sonia demande à Elena de tester Astrov sur ses sentiments. Elena demande à voir les graphiques d’Astrov, mais ne s’y intéresse guère ; elle l’interroge sur Sonia, et la réponse est négative. Astrov, attiré sexuellement par Elena, l’embrasse au moment où entre Vania. Celui-ci est bouleversé.
    Le professeur apprend à sa famille qu’il a décidé de vendre le domaine – qui appartient à Sonia ! – pour placer l’argent de manière plus lucrative, ce qui revient à en chasser Vania et Sonia. Hors de lui, Vania dit ce qu’il a sur le cœur, puis il sort, suivi de Sérébriakov. En coulisse, on entend un coup de feu ; puis Vania tire, en scène, sur le professeur et le manque.
  • Acte IV : Les Sérébriakov partent pour Kharkov : le professeur a renoncé à son projet. Vania, tenté par le suicide, a dérobé à Astrov un flacon de morphine que Sonia l’oblige à rendre. Elena et Astrov se voient une dernière fois, mais Elena se refuse à lui. Astrov s’en va à son tour ; son amitié pour Vania est morte. Vania et Sonia, restés seuls, se jettent dans le travail, mais Vania sombre dans le désespoir. Sonia le réconforte par son célèbre « oratorio » final.

Histoire de la pièce :

Tchékhov avait écrit en 1889 une première pièce, le Sauvage ou l’Esprit de la forêt (en russe Liechi) dont le personnage principal, sous le nom de Khroutchev, était une première figure d’Astrov : un médecin passionné d’écologie, homme vertueux et rigoureux. L’histoire, centrée sur l’adultère, montrait Vania séduisant pour de bon l’épouse du professeur, mais se suicidant après la dénonciation de Khroutchev ; celui-ci épousait Sonia… Oncle Vania reprend les personnages, mais simplifie à l’extrême l’intrigue : Elena ne cède ni à Astrov, ni à Vania ; le suicide de celui-ci n’est plus qu’une velléité sans réalisation… en revanche, le personnage d’Astrov s’est enrichi : moins vertueux, plus cynique, il est aussi plus désespéré.

Oncle Vania paraît en 1897, dans un recueil de pièces ; elle sera jouée pour la première fois le é6 octobre 1899 au théâtre artistique de Moscou, avec Olga Knipper, la future femme de Tchékov, dans le rôle d’Elena.

Les Personnages et le bonheur

Ils sont au nombre de cinq : le vieux professeur Sérébriakov, sa jeune épouse Elena, sa fille Sonia (née d’un premier mariage, elle est à peu près du même âge qu’Elena), Ivan Voïnitski, dit Oncle Vania, le médecin Astrov, et enfin Téléguine, propriétaire terrien ruiné, probablement à la suite des réformes de 1861. Chacun de ces personnages a sa propre conception du bonheur, et aspire à être heureux.

Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov

Ce professeur à la retraite a cherché le bonheur, ou plutôt la réalisation de soi, dans le travail et la notoriété universitaire – ce qui, compte tenu de la situation des universités dans la Russie des années 1830-1890, suppose une bonne dose de soumission au pouvoir… Portrait violemment satirique du bonhomme, dans la bouche de Vania, p. 17

C’est un vieil enfant gâté, geignard et hypocondriaque (cf. p. 20), qui exige que chacun s’occupe de lui… Vivant dans l’oisiveté, il contamine tout autour de lui par son mal de vivre. Ironie suprême de son adieu : « Il faut agir et faire » (p. 94) ; lui qui n’a jamais rien fait !…

Il concentre sur sa personne plusieurs types théâtraux : le « senex » de la comédie latine qui a épousé une femme beaucoup plus jeune que lui (il a entre 65 et 70 ans, elle en a 27 !) ; le pédant, éloigné de la réalité, qui croit avoir accompli une œuvre importante, alors qu’il n’a écrit que des fadaises, et qu’il reste un parfait inconnu !

En retraite, il se sent exilé à la campagne, et regrette le temps de sa gloire (p. 34) ; incapable d’aimer, il tyrannise son entourage, et ne semble même pas profiter de la beauté d’Elena : il ne l’aime visiblement pas, et la traite comme une simple infirmière…

Éléna Andréevna

Jeune épouse du vieux professeur Sérébriakov, elle n’a que 27 ans. Elle affirme avoir épousé son mari par amour, non par intérêt, mais elle ne l’aime plus ; Vania et Astrov sont amoureux d’elle.

Elle s’ennuie : « je meurs d’ennui, je ne sais pas quoi faire » (p. 57) mais elle refuse de s’occuper du domaine comme le lui propose Sonia ; elle n’aime personne, et en particulier son vieux mari, à l’égard de qui elle a une attitude presque maternelle. Elle serait prête à tomber amoureuse d’Astrov – par ennui. (p. 62) ; mais elle recule, par souci des convenances. Petite bourgeoise soumise aux conventions, elle se définit par le mot « paresse ».

Sofia Alexandrovna (Sonia)

Avec Vania, elle gère le domaine campagnard de son père Sérébriakov. Une vie sacrifiée, sans relations, sans amour, toute entière vouée au travail. Elle n’est pas belle, contrairement à Elena, mais elle est sensible, pure, pleine de qualités. Elle doit avoir une vingtaine d’années.

Elle aime sans espoir le docteur Astrov, qui ne la remarque pas.

Elle est l’une des seules à se préoccuper des autres, à consoler, à se montrer généreuse ; elle est aussi la seule à résister à la torpeur qui s’est emparée de la maison à l’arrivée de Sérébriakov et d’Elena, et à laquelle même Vania a succombé.

Contre toute espérance, elle s’efforce de continuer à espérer : c’est le sens de sa dernière tirade. Croit-elle réellement ce qu’elle dit, ou s’efforce-t-elle simplement de consoler Vania et d’oublier elle-même son échec amoureux et sa solitude ? Même empli de mots d’espoirs, ce « lamento » a des accents désespérés. Il n’y aura de « repos » et de bonheur que dans un au-delà auquel Tchékhov ne croit pas !

Ivan Pétrovitch Voïnitski (Oncle Vania)

47 ans ; il gère le domaine foncier de son ex-beau-frère, Sérébriakov, avec l’aide de la fille de celui-ci, Sonia. Une vie gâchée également ; il aime en vain Elena, et hait son vieux mari.

Il a tout sacrifié pour Sérébriakov : il a géré le domaine contre un salaire de misère, a contribué à payer les dettes, et a même aidé son beau-frère dans son œuvre, en traduisant des textes avec Sonia, le tout sans obtenir la moindre reconnaissance. C’est pourquoi, quand Sérébriakov parle de vendre le domaine, il explose et tente de le tuer.

C’est un homme élégant (il porte une « cravate de dandy »), cultivé (il cite du latin, évoque Dostoïevski et Schopenhauer) ; mais il a complètement manqué sa vie : jadis « homme phare », il a perdu toutes ses convictions ; sans doute attiré par Élena dès leur première rencontre – mais non suffisamment amoureux – il ne s’est pas déclaré et l’a laissée épouser Sérébriakov ; et il est incapable de la séduire. Intelligent et sensible, il ne réussit même pas sa sortie : le meurtre raté de Sérébriakov tourne au ridicule le plus total, et la tentation du suicide au puéril caprice.

Il ne lui reste finalement que l’alcool, l’ennui, et le travail sans perspective ni espoir…

Mikhaïl Lvovitch Astrov

Médecin (et donc proche de Tchékhov lui-même) ; désabusé et plus ou moins alcoolique, il se dévoue sans trop y croire pour ses malades. Une vie assez vide : « côté cœur, je ne sais pas, ça s’est mis en veilleuse. Rien ne me dit, je n’ai besoin de rien, je n’aime personne... » (p. 13)

37 ans environ, et la passion des forêts : il travaille pour l’humanité future, comme Tchékhov lui-même. Il est effrayé de la dégénérescence de la nature, que n’accompagne en Russie aucun progrès social : il a les préoccupations de Tchékhov, dont il est le porte parole. Cf. p. 63-65. Il est l’un des seuls personnages, avec Sonia, qui n’ait pas pour unique préoccupation sa propre personne ! Cette passion « écologiste », qui en fait un visionnaire et un précurseur, est vécue par ses proches comme une lubie sans intérêt. Sonia ne s’y intéresse que par amour, et Élena ne cache pas son ennui…

Peut-être d’ailleurs ne faut-il pas prendre trop au sérieux son idéologie « écologiste » : cela ne peut qu’évoquer la philosophie passéiste d’un Tolstoï, qui a longtemps séduit Tchékhov, mais dont il s’est détaché au moment où il écrit Oncle Vania : ainsi, il fait dire à Astrov :

« J’aime la forêt – c’est étrange ; je ne mange pas de viande – ça aussi, c’est étrange ».

Mais en 1894, il avait écrit à son ami Souvorine :

« Quant à la philosophie tolstoïenne, elle m’a touché profondément, j’ai été subjugué par elle pendant dix-sept ans environ… Mais maintenant, quelque chose en moi proteste ; le raisonnement et le sens de la justice me disent que dans l’électricité et dans la vapeur il y a plus d’amour du prochain que dans la chasteté et le refus de manger de la viande.« 

Astrov est donc l’image d’une philosophie, idéaliste et passéiste, que Tchékhov récuse.

En revanche, il ne se préoccupe nullement de Sonia… et il désire Elena Seul ami de Vania, il s’en sépare à cause de sa rivalité avec lui à cause d’Elena… et pourtant, il la quitte sans regret. Contrairement à Vania, il n’éprouvait pour elle qu’un désir physique, sans la moindre sentimentalité.

Alcoolique, mais lucide, il sait que la vodka est le seul moyen de rendre sa vie supportable.

Ilia Ilitch Téléguine, dit « La Gaufre »

Propriétaire foncier ruiné, parrain de Sonia, et qui vit au domaine. C’est le type même de l’imbécile heureux, en constant décalage avec le réel.

Pourtant, son existence à lui aussi fut terrible : affligé d’un physique peu séduisant, le visage criblé de marques de petite vérole (d’où son surnom), abandonné par sa femme le jour même des noces, il a pourvu à l’existence de cette dernière et des enfants qu’elle a eus d’un autre… et il se retrouve parfaitement seul.

Incapable de faire autre chose que manger, boire, chanter et jouer de la guitare, il est l’incarnation même d’une vie parfaitement creuse et inutile.

Marina, la nourrice

Elle représente « l’âme russe » : passive, elle rejette tout changement dans l’ordre des choses (les bouleversements apportés par les citadins l’ont exaspérée et scandalisée), et elle ne prend rien au sérieux : « ils vont crier, les jars, et puis se taire« . (p. 80). Toute sa sagesse, et tout son bonheur tiennent dans l’acceptation fataliste, résignée, de ce qui est.

Conclusion

Aucun des personnages n’a donc réussi à atteindre le bonheur ; tous sont marqués par l’échec et la désespérance. Sérébriakov et la gloire universitaire, Astrov et l’action « écologique », Sonia, Elena, Astrov, Vania et l’amour… tous échouent à trouver le bonheur. Celui-ci ne serait-il qu’une pure illusion ? La seule échappatoire est-elle le travail ?

La recherche du bonheur = quête de l’amour ?

La pièce semble bâtie comme une tragédie classique :

  • Vania et Astrov aiment Elena qui n’aime personne
  • Sonia aime Astrov qui aime Elena

Tous les personnages sont donc enfermés dans une impasse. Deux possibilités s’ouvrent alors : la tragédie (mais qui avortera avec le meurtre manqué), et la comédie bourgeoise (mari/femme/amant) qui sera évitée. Il ne reste qu’un drame feutré, qui correspond bien à l’enlisement des personnages dans une vie « crasseuse » et sans intérêt…

L’amour : une cristallisation brutale.

Les personnages se connaissent tous depuis longtemps, dix ans au moins. Et pourtant, l’amour semble leur tomber dessus à l’improviste, du seul fait qu’ils se retrouvent en vase clos à un moment particulier :

  • Vania et Elena : Vania connaît Elena depuis dix ans au moins, mais, lorsqu’elle avait 17 ans, il n’a même pas songé à l’épouser, ni même à en tomber amoureux. Pourquoi donc cette passion, 10 ans après ? Tout simplement parce qu’elle vient d’épouser le vieux professeur Sérébriakov, dans l’année qui précède (au 1er acte, la mère de Vania souligne combien son fils a changé en une année), faisant sombrer dans l’oubli la sœur morte de Vania, Véra (que le professeur ne mentionne même pas). La haine de Vania contre Sérébriakov fait cristalliser son amour pour Elena.
  • Sonia et Astrov : de la même façon, Sonia connaît Astrov depuis toujours ; il dispose d’un bureau dans la chambre de Vania, et y venait occasionnellement, sans que jamais la jeune fille ne se soit vraiment  intéressé à lui ( même si elle affirme l’aimer depuis six ans). Sa passion explose cette fois-ci, d’abord parce que Sérébriakov a exigé la présence plus constante d’Astrov, et ensuite et surtout, parce que la présence de la belle Elena suscite la jalousie et la rivalité de Sonia… Lorsque Elena se plaint « Je suis très, très malheureuse ! je n’ai pas de bonheur en ce monde. » (p. 54), Sonia s’exclame : « je suis heureuse… heureuse ! » Autrement dit, le malheur d’Elena fait le bonheur de Sonia
  • Elena et Astrov : l’interrogatoire d’Astrov à propos de Sonia tourne à la scène amoureuse entre Elena et Astrov ; dès le début, Elena sait qu’Astrov n’aime pas Sonia, mais elle veut le lui faire avouer, et cet aveu la fait rougir : c’est cette fois le malheur de Sonia qui fait le bonheur d’Elena. Celle-ci proteste mollement contre les avances d’Astrov, et se laisse embrasser. Les didascalies sont claires : « Elle pose la tête sur la poitrine d’Astrov » (p. 69).

Dans tous les cas, l’amour qu’éprouvent les personnages a une origine « impure », qui ne doit rien aux qualités de la personne aimée, ni à l’élan de celui qui prétend aimer : jalousie, haine, rivalité sont les « moteurs » de l’amour, quand ce n’est pas un simple désir sexuel dépourvu de sentiment, comme pour Astrov.

Un amour sans illusions

Aucun des personnages ne s’illusionne sur ses sentiments, ni sur la personne aimée, fort peu idéalisée :

  • Sonia aime en Astrov sa créativité, son dévouement aux autres ; mais elle déteste son alcoolisme et sa propension à se détruire : « pourquoi voulez-vous ressembler aux gens banals qui boivent et qui jouent aux cartes ? […] Pourquoi vous détruisez-vous vous-même ? » (p. 48) ; et elle lui reproche d’entraîner Vania dans l’ivrognerie.
  • Astrov ne voit, ou ne feint de voir en Elena qu’une allumeuse, une séductrice : il déguise la proie en prédatrice, en l’appelant « ma petite carnassière, ma jolie belette » (p. 68) ; mais il lui reproche, implicitement, d’avoir déréglé sa vie… Par sa seule beauté, Elena est un personnage toxique.
  • Vania idéalise Elena, cette « femme somptueuse, très douée » (douée pour quoi ? Tout au plus apprend-on qu’elle est musicienne ; mais alors que la musique occupe généralement une place importante dans les pièces de Tchékhov, on ne la voit jamais jouer.. Sa seule velléité est brisée par un refus de son mari)…. Mais il lui reproche amèrement sa paresse, et la manière dont elle gâche sa vie, au nom de conventions dénuées de sens :

« Elle lui a donné sa jeunesse, sa beauté, sa liberté, son éclat. Et au nom de quoi ? pourquoi ? […] Cette fidélité est fausse du début à la fin. Elle a beaucoup de rhétorique mais pas de logique. Trahir un vieux mari qu’on ne peut pas supporter – c’est immoral ; mais s’efforcer d’étouffer en soi-même sa malheureuse jeunesse, ses sentiments vivants – ça, ce n’est pas immoral... » (p. 18-19) et à Elena elle-même, il dit « je ne l’aime pas, cette philosophie !« 

Un amour sans espoir

  • Sonia se sait laide, et personne ne l’en dissuade. Elena elle-même confirme : « tu as des cheveux splendides » (p. 59) ; or cruellement, Astrov lui affirme qu’il a renoncé à aimer, qu’il en est incapable : « je ne pourrai plus m’attacher à quelqu’un. Je n’aime personne… et je n’aimerai plus. Ce qui me touche encore, c’est la beauté. A ça, je ne suis pas indifférent. Il me semble qu’Elena Andréevna, tiens, si elle voulait, elle pourrait me faire tourner la tête en un jour… Mais, ça, ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’attachement… » (p. 49). En somme, il annonce très clairement la suite des événements : son refus de l’amour de Sonia, sa brève aventure, purement sexuelle, (bien qu’avortée) avec Elena…
  • Vania aime Elena, sans aucun espoir ; elle le repousse au nom du qu’en dira-t-on (« on pourrait nous entendre« ), et de manière ambiguë : que signifie l’exclamation « quelle torture ! » ? Sans doute est-elle tentée, travaillée par un désir qu’elle ne veut pas s’avouer ; mais par conformisme, et surtout par indolence, par paresse, elle repousse tous ses prétendants, Vania et Astrov, sans pour autant aimer son mari… Elle laisse mourir sa jeunesse et sa vie, sans réagir. Comme elle le dit elle-même, c’est « un personnage morne » : « moi, je suis morne, un personnage épisodique… Dans la musique, et dans la maison de mon mari, dans tous les romans, partout, en un mot, je n’ai été qu’un personnage épisodique. » (p. 54)et Vania a beau lui faire comprendre qu’ « une vie se perd, la vôtre (p. 39), elle est incapable de passion, et d’action.

Aucun des personnages ne semblent réellement savoir ce qu’est l’amour : Elena ne peut en parler que sur le mode négatif (elle a cru aimer Sérébriakov, mais ce n’était qu’illusion) ; Astrov le réduit à une pure attirance sexuelle, Vania à une idéalisation sans contenu, et pour Sonia, c’est un mélange indistinct d’admiration, de compassion, de tendresse quasi maternelle… Chacun y trouve l’espoir d’un dérivatif, ou d’une échappatoire à la vie qu’il mène, une issue à l’ennui et à la désespérance.

Curieusement, c’est Téléguine, le personnage le plus nul, le plus sot qui en donne la meilleure définition : 

« Moi, ma femme, elle s’est sauvée de chez moi avec l’homme qu’elle aimait, par suite de mon physique peu attractif. Après ça, moi, je n’ai jamais failli à mon devoir. Jusqu’à maintenant, je l’ai toujours aimée et je lui suis resté fidèle. Je l’aide autant que je peux, j’ai donné tout mon bien pour l’éducation des petits qu’elle s’est fait faire par celui qui l’aimait. Le bonheur, je l’ai perdu, mais ma fierté, je l’ai gardée. Et elle ? Sa jeunesse a déjà passé, sa beauté, soumise aux lois de la nature, elle est fanée, l’homme qu’elle aimait est décédé… Qu’est-ce qui lui reste, à elle ? » (p. 19)

Téléguine donne l’image pathétique, ridicule, mais finalement belle et héroïque d’un amour absolu, qui se voue tout entier à la personne aimée sans trace d’égoïsme ; d’un amour qui survit à tout… Mais en même temps, il donne le fin mot de l’histoire :  Bonheur et amour sont incompatibles.

L’amour n’est pas le chemin du bonheur.

Le bonheur, un rêve inaccessible ?

Bonheur individuel ou bonheur collectif

Là encore, les personnages se divisent en deux groupes très inégaux :

  1. Le groupe des individualistes, enfermés dans leur égoïsme et leur quête personnelle du bonheur :
    1. Sérébriakov, véritable tyran domestique, qui ne se préoccupe que de lui-même (cf. début de l’acte II). Après avoir régenté entièrement la vie de son entourage, et gâché l’existence de sa fille Sonia, condamnée à vivre au domaine, après avoir focalisé l’attention comme intellectuel plus ou moins imposteur, il utilise sa vieillesse pour se faire plaindre. Est-il heureux pour autant ? Certainement pas…
    2. Elena, incapable de s’occuper d’autrui, se perd dans l’ennui. Mais quand Sonia lui propose de s’occuper du domaine, de soigner et d’éduquer les moujiks, elle refuse avec dégoût : « je ne sais pas faire ça. Et puis, ça n’a pas d’intérêt. C’est seulement dans les romans à thèse qu’on instruit et qu’on soigne les paysans » (p. 57)
    3. Maria, la mère de Vania, ne vit que dans ses pensées et ses brochures. Elle n’est qu’un personnage épisodique, sans action sur l’intrigue. Son fils lui voue le plus profond mépris.Conclusion : ne vivre que pour soi-même ne peut conduire qu’au malheur et à l’ennui.
  2. Le groupe des « altruistes » : eux vivent pour les autres, soit leurs proches, soit la société toute entière.
    1. Ceux qui vivent pour leurs proches : Sonia et Vania ont sacrifié leur vie pour Sérébriakov, travaillant sans relâche dans son domaine pour lui envoyer de l’argent ; leur seule récompense ce sont les récriminations de ce dernier, et sa décision de vendre le domaine, sans se préoccuper le moins du monde de leur sort. Même s’il renonce finalement à ce projet, son ingratitude signe le malheur de sa fille et de Vania, réduisant à néant ce qui faisait la justification de leur vie.
      Cette ingratitude est à mettre en parallèle avec l’abandon du vieux serviteur, qui a servi toute sa vie et se retrouve seul à la fin de la Cerisaie ; Tchékhov, si dévoué aux autres en tant qu’ami et médecin, n’avait aucune illusion sur la nature humaine…
      Seul semble s’en tirer Téléguine ; mais son bonheur est surtout fait d’une totale inconscience, et d’une absence complète de désir : du moment qu’il peut manger à sa faim et gratter quelques accords sur sa guitare, il est pleinement heureux !
    2. Ceux qui travaillent pour l’humanité : un peu Sonia (elle propose à Elena d’instruire et soigner les paysans, comme elle-même le fait) et surtout Astrov. Celui-ci trouve incontestablement une certaine satisfaction à replanter des forêts (p. é7) ; mais en même temps, il sait fort bien que sa passion passe pour une simple lubie aux yeux de tous, y compris d’Elena. Quant à la médecine, qu’il exerce avec un dévouement sans borne, comme Tchékhov lui-même, elle lui apporte le plus souvent épuisement et dégoût. Et il en perçoit les limites : c’est seulement quand il est saoul qu’il se sent tout-puissant :

      « Quand je suis dans cet état-là […] j’entreprends les opérations les plus risquées et je les mène avec brio ; je trace les plans d’avenir les plus impressionnants ; pendant tout ce temps-là, je ne me sens plus toqué, et je crois que, oui, je suis immensément utile à l’humanité toute entière… immensément ! » (p. 43).

      Mais, lorsqu’il est lucide, la tâche lui apparaît harassante et sans fin. Un mois de relâchement, et les malades s’accumulent, et « les paysans font paître leurs bêtes » dans les forêts nouvellement plantées… (p. 92). Quant aux hommes…

      « Les paysans sont pareils, tous, arriérés, ils vivent dans la crasse, et les gens cultivés, il est difficile de s’entendre avec eux. Tous autant qu’ils sont, nos bons amis, ils pensent petitement, ils sentent petitement, et ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. » (p. 47)

Ni les uns, ni les autres ne parviennent donc à trouver le bonheur.

Le bonheur, un projet pour les générations futures ?

Le bonheur semble donc bien inaccessible au présent. Tous les personnages s’engluent dans une vie « ennuyeuse, creuse, crasseuse » (p. 12) et désespérante, sans perspective : « Une vie nouvelle, tu parles ! » dit Astrov à Vania, p. 87. Notre situation, à toi et à moi, est désespérée« . Et plus loin, il ajoute :

« D’ici une dizaine d’années, la vie petite-bourgeoise, cette vie méprisable, nous aura engloutis ; de ses exhalaisons putrides, elle a empoisonné notre sang, et nous sommes devenus aussi vulgaires que les autres. » (p. 88)

Pourtant, Tchékhov n’est pas si désespéré : il croit profondément au progrès, et à un possible bonheur pour une humanité régénérée… mais dans plusieurs générations. Astrov exprime cette foi en l’avenir, seule perspective possible : d’un côté, il songe que

« ceux qui viendront dans cent ans, deux cents ans, et à qui nous frayons la voie, s’ils viennent à penser à nous, est-ce qu’ils penseront du bien de nous ? Eh non, nourrice, ils ne penseront pas de bien. » (p. 13) ;

mais d’un autre côté :

« si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, ça sera aussi, un tant soit peu, à cause de moi ». (p. é7)

Les substituts au bonheur :

Quoi qu’il en soit, le bonheur est inaccessible au présent, dans cette vie « petite-bourgeoise » que Tchékhov exècre, comme tous ses personnages, mais dont ils sont incapables de sortir. Il ne reste donc que des substituts, des ersatz plus ou moins efficaces :

  • l’alcool : plaie universelle de la société russe de l’époque, il représente une échappatoire, aussi bien pour Astrov (qui est un alcoolique constant) que pour Vania, buveur occasionnel. Astrov y trouve le dépassement de ses limites (cf. plus haut) ; quant à Vania, « faute de vraie vie, on vit de mirages. C’est toujours mieux que rien. » (p. 44) Mais ni l’un ni l’autre ne se fait d’illusion : l’alcool ne rend pas heureux, il rend tout au plus la vie supportable.
  • le travail : avant l’arrivée de Sérébriakov et Elena, tous avaient une vie réglée et régie par le travail. S’ils n’y trouvaient pas le bonheur, du moins avaient-ils moins conscience de leur malheur. De la même façon, au dernier acte, Vania et Sonia se jettent dans le travail pour oublier leur solitude et le gâchis de leur existence.
    Le malheur, c’est que l’inutilité d’un tel travail saute aux yeux : alors que Vania et Sonia travaillent du matin au soir, le domaine « ne rapporte que deux pour cent » ;  ils vivent dans une effrayante médiocrité sans grand espoir d’en sortir ; c’est un travail parfaitement routinier, qui n’est pas facteur de progrès, et qui serait même plutôt destructeur si l’on en croit la description d’Astrov à l’acte III (p.63-65).
    Le travail, comme l’alcool, n’apporte qu’un dérivatif au malheur et à l’ennui.
  • La croyance en un au-delà : voir plus bas « le lamento de Sonia« . Pour Tchékhov, incroyant et matérialiste, la croyance en un au-delà rédempteur ne peut relever que de l’illusion. Sonia croit-elle elle-même à ce qu’elle dit, lorsque dans sa dernière tirade elle tente de consoler Vania ?

Mais s’il n’y a pas cet au-delà qui rachète toutes les souffrances, alors la situation est vraiment désespérée… On frôle ici le théâtre de l’absurde : la vie est une mascarade dépourvue de sens. Et l’on ne peut même pas imaginer Sisyphe heureux !

Le Lamento de Sonia

Une image désespérante de la vie ici-bas :

  • Une vie « longue », sans repos, et sans aucune perspective de changements : « épreuves », « souffrances », « pleurs », « nos malheurs », absence de joie… et aucune autre perspective que l’écoulement du temps, la vieillesse et la mort. L’image que donne Sonia de cette existence rejoint les réflexions les plus pessimistes des philosophes chrétiens, qui ne voient en cette vie qu’une « vallée de larmes ».
  • Une absence totale de révolte : Sonia est l’icône de la résignation : futurs « nous allons… nous serons vieux… » ; « nous mourrons docilement »… Acceptation totale d’une existence uniquement occupée à servir les autres : « nous allons travailler pour les autres ». Sonia semble ignorer toute notion de droit au bonheur, et toute possibilité d’épanouissement individuel.

Une image à peine plus enthousiasmante de l’au-delà :

« Dieu aura pitié de nous » : les peines d’ici-bas trouveront leur récompense dans l’au-delà, mais sous forme de « compassion », de « pitié ». L’image qu’elle se fait du paradis semble particulièrement pauvre, comme si elle était incapable d’imaginer même le bonheur : « une vie lumineuse, splendide, pleine de grâces » (beau rythme ternaire ; mais cette vie, uniquement qualifiée, n’est nullement évoquée et n’a aucun contenu) : lumière, charité… et surtout repos. Dans son épuisement, Sonia n’envisage le bonheur que comme un « repos », une « ataraxie » épicurienne, c’est à dire l’absence de souffrance. Un bonheur négatif, comme si être heureux consistait uniquement à n’être pas malheureux… Répétition obsessionnelle de ce « nous nous reposerons« , qui évoque surtout la mort.

Lyrisme, tendresse… et désespoir.

Sonia lutte de toutes ses forces contre le désespoir de son oncle Vania. D’où une évidente volonté à la fois de convaincre et de consoler. Valeur péremptoire des futurs ; utilisation du « nous » qui établit une solidarité indestructible entre elle et Vania, une communauté de destin ; polysyndète (répétition du « et ») qui donne à la phrase un rythme insistant, obsessionnel, les arguments venant s’enchaîner les uns au autres ; rythmes ternaires (lumineuse, splendide, pleine de grâce ; douce, tendre, légère comme une caresse…) Répétition du « nous nous reposerons« …

Elle multiplie aussi les gestes de tendresse  presque maternelle (voir les didascalies) ; elle s’adresse à lui comme à un enfant : « toi et moi », « attends un petit peu »

Mais cela ressemble à ces consolations que l’on donne à un malade, sans y croire soi-même : répétition de « je crois » ; contraste entre les paroles et le ton « je crois avec ardeur » – « d’une voix épuisée ».

Le contrepoint des  autres personnages souligne encore l’éternelle répétition, l’absence d’avenir : Téléguine joue de la guitare, Marina tricote son bas (ce qui suppose que c’est un geste habituel, sempiternel), Maria s’est replongée dans sa marotte et annote ses brochures… et le gardien frappe sur sa planchette, un bruit répétitif déjà entendu. Vania lui-même ne répond pas ; si même il entend Sonia, il ne croit pas un mot de ces consolations. La scène est figée, comme si le temps ne s’écoulait pas.

La pièce s’achève donc sur un  constat désespéré : rien ne change jamais en ce monde, du  moins pas dans le présent. Il ne reste, pour rendre ce présent tolérable, que les illusions sur un « au-delà », auquel l’incroyant Tchékhov n’ajoute nullement foi…

Texte écho : le lamento du jardinier, dans Electre de Giraudoux (1937)

  • Une situation comparable : le Jardinier, humble serviteur que l’on a voulu imposer à la princesse Electre pour l’humilier, et qui l’aime, comprend qu’elle ne sera jamais sa femme, et que sa situation est désespérée.
  • Cependant, bien plus que chez Tchékhov, on est dans la tragédie (entracte) : tous les personnages se haïssent à mort, et tous sont condamnés à aller au bout de leur destin.
  • Face à cela, le Jardinier parle d’amour, d’espoir… sans illusion. Et sa foi souligne, par antiphrase, le message désespéré de la pièce.

Et pourtant, certains, comme Giono, prennent au pied de la lettre le discours de Sonia, et y voient la célébration du bonheur « provincial », contre la folie des citadins…

Texte écho : « La chasse au bonheur », de Jean Giono (chroniques de 1966-1970)

Bon. Ecoutons maintenant par exemple la dernière scène d’Oncle Vania ; cette pièce de Tchékov est bien le prototype de « ce mot hideux : la province ». La nièce et l’oncle sont penchés maintenant sur leurs registres et leur boulier. Les hurluberlus de la capitale sont partis; ils ont emporté avec eux leurs agitations stériles, leur incohérence et le silence provincial retombe.

«–  Allons, oncle Vania, mettons-nous à un travail quelconque.

  Au travail, au travail !

  Veux-tu qu’on commence par les factures?

Tous les deux écrivent, silencieux.

Quelqu’un dit (Astrov) :

  Quel calme !

Les plumes grincent, le grillon chante. Il fait chaud, bon. On n’a pas envie de partir d’ici. Le domestique (Téléguine) entre sur la pointe des pieds, s’assied près de la porte et accorde doucement sa guitare. La nièce (Sonia) dit :

  Nous allons vivre, oncle Vania. Nous allons vivre une longue, longue file de jours, de soirées, nous allons patiemment supporter les épreuves que nous inflige notre sort… Nous allons avoir, tous les deux, mon cher oncle, une vie lumineuse, belle, harmonieuse, qui nous donnera de la joie, et nous penserons à nos malheurs d’aujourd’hui (la turbulence des hurluberlus qui sont partis) avec un sourire ému, et nous nous reposerons. (Téléguine joue doucement de la guitare. Le veilleur de nuit tambourine. Marie prend des notes en marge de son livre. Marina tricote son bas.) Et le rideau tombe lentement. »

Cette chute de rideau, c’est notre vie, cher Monsieur. Dramatique, certes, mais pas dans votre sens. Nous ne plaignons ni la nièce, ni l’oncle, ni Marie, ni Marina la domestique, ni Astrov le médecin, mais les malheureux pantins qui sont partis à leur destin de tumulte et de vacarme. Ici, dans le domaine (dans notre province), s’étend le silence. Le silence bénéfique ; le silence : le plus grand luxe  du monde, que les milliardaires eux-mêmes ne peuvent pas acheter; la paix, le temps. Nous avons le temps (formule très rare). Dans un moment nous  allons entendre la nuit, les rumeurs confuses, l’aboi d’un chien, le hennissement d’un cheval (il y en a encore en province) ; admettons même un moteur d’automobile, sur la route  départementale (un seul). Et peut-être même un moteur d’avion, très haut dans les airs (un seul aussi, un courrier; il va ailleurs). Et il y a les beaux bruits : la cloche d’un hospice, le vent dans les arbres et le brasillement des étoiles. Il vient de très loin ce brasillement des étoiles et il va  très loin, peut-être même beaucoup plus loin que ce que vous imaginez, plus loin que les polytechniques.

Prenez garde !

Jean Giono, La Chasse au bonheur, Gallimard, Paris, 1988
(posthume : chroniques de 1966-1970), coll. Folio, p. 164-166.

La dramaturgie de Tchékhov

L’absence d’action : les personnages agissent peu, il ne se passe pas grand-chose. Tout le ressort de la pièce repose sur les émotions, les sentiments, et non sur les péripéties : « les gens dînent, ils ne font que dîner, et, pendant ce temps, s’édifie leur bonheur ou se brise leur vie ». (Cité par S. Laffitte, p. 98). Dans La Mouette ou Ivanov, un personnage se suicide ; dans Oncle Vania, Vania tire sur Sérébriakov… Mais ces actions ne constituent nullement un dénouement. Après l’explosion de violence de Vania, la scène se vide, et tout recommence comme avant, avec encore moins d’espoir et d’issue…

Un théâtre de la vie quotidienne : Tchékhov rejette les personnages d’exception et les actions héroïques. Ses personnages sont des hommes et des femmes ordinaires, englués dans le quotidien. À ce titre, Tchékhov est le précurseur du théâtre contemporain (les clochards de Beckett…)

Un théâtre psychologique, où des personnages complexes vivent des émotions contradictoires, sans que rien ne soit expliqué au spectateur. Ce théâtre n’a rien de didactique. Ainsi, la haine de Vania pour Sérébriakov n’est jamais vraiment motivée : jalousie ? colère, parce que le professeur, après la mort de Véra, l’a oubliée et remplacée ? A nous d’en décider… De même, nous ne saurons pas pourquoi Astrov a renoncé à l’amour, et s’est forgé une conception si cynique et si misogyne de l’existence… De la même façon, Tchékhov renonce à l’unité des passions et des caractères : « Pourquoi faut-il absolument centrer le héros sur une seule passion, un seul sentiment, et ne pas montrer un être simplement intelligent, qui éprouve à des degrés divers toutes les sensations, toutes les émotions ? » (cité par S. Laffitte, p. 96)

Enfin, un théâtre où le silence est essentiel, où les dialogues sont entrecoupés de longues pauses : « je ne sais pourquoi, le bonheur et le malheur extrêmes ne s’expriment le plus souvent que par le silence ; les amoureux se comprennent mieux quand ils se taisent. » (Les Ennemis, 1887). De la même façon, Tchékhov rejette l’exubérance de la gestuelle, tout ce qui s’apparente au pathos, au « sur-jeu » : « il faut rendre les souffrances comme elles s’expriment dans la vie, c’est à dire non avec des gestes des mains et des pieds, mais avec une simple intonation, un regard. Pas de gestes, mais de la grâce ». (À Olga Knipper, 2 janvier 1900).

Cela n’empêche pas un certain lyrisme de faire parfois irruption dans les dialogues, comme dans le fameux « lamento » de Sonia, ou la fin de la Cerisaie, souvent associé au thème de la rédemption.

Le théâtre de Tchékhov est donc à l’opposé du théâtre classique, tel qu’il a été codifié par le dix-septième siècle français : unité d’action, structure stricte comprenant une exposition, une intrigue, une crise, un dénouement ; à l’opposé aussi du théâtre baroque shakespearien, ou du drame romantique, mettant en scène des personnages d’exception dans des situations elles aussi exceptionnelles. Tchékhov préfère le simple écoulement de la vie, du temps.

Tchekhov et Olga Knipper

A cet égard, le théâtre de Tchékhov apparaît comme radicalement nouveau, et de fait, il a eu peine à s’imposer : la Mouette connut d’abord un échec retentissant, et il fallut tout le talent de Stanislavsky, metteur en scène du Théâtre d’Art de Moscou, et d’acteurs comme Olga Knipper, pour que cette dramaturgie étonnante finisse par triompher…