La première partie de Juan de Maïrena fut d’abord publiée en feuilleton, puis réunie en un volume en 1936. L’auteur est censé être un professeur, Juan de Mairena, disciple d’un philosophe, Abel Martin ; et il s’adresse à des étudiants qui tantôt écoutent religieusement, tantôt participent, avec plus ou moins de maladresse.
La seconde partie n’a pas été réunie en volume du vivant de Machado : il s’agissait de diverses publications dans des revues républicaines, entre 1936 et 1939.
En réalité, Juan de Mairena, tout comme Abel Martin, sont des personnages imaginaires, des hétéronymes d’Antonio Machado.
Celui-ci traite de divers sujets, sautant du coq à l’âne, avec esprit, et témoignant d’un aimable scepticisme.
Sur la poésie
Après avoir remarqué, non sans humour, que personne n’est capable, ni les poètes, ni les professeurs de littérature, ni les philosophes, de définir ce qu’est la poésie (p. 37), Machado fait dire ceci à son hétéronyme :
« Le XVIIIème siècle pensait avec d’Alembert que « seul est bon en vers ce qui serait excellent en prose ». Comme Diderot, d’Alembert était paradoxal et bien de son époque. Un siècle auparavant, le professeur de philosophie de Monsieur Jourdain avait dit : « tout ce qui n’est point vers est prose ». C’est-à-dire tout le contraire d’un paradoxe, une vérité de M. de Lapalisse. Et un siècle plus tard, Mallarmé, d’accord avec le professeur de Monsieur Jourdain, pensait exactement le contraire de d’Alembert, à savoir : « que seul est bon en poésie ce qui en aucun cas ne peut être quelque chose en prose. »
Note : Juan de Mairena n’a jamais eu connaissance du récent débat sur la « poésie pure » au cours duquel ce ne fut pas d’Alembert, mais M. de Lapalisse qui eut le dernier mot : « la Poésie pure, c’est ce qui reste après que la poésie a été débarrassée de ses impuretés. » (p. 42-43)
Un peu plus loin, p. 49, on le voit se moquer :
« Rien de plus volage que le sentiment. C’est ce que devraient savoir les poètes qui s’imaginent qu’il leur suffit de sentir pour être éternels. »
« Vous croyez qu’un homme ne peut porter en soi plus d’un poète ? C’est le contraire qui serait difficile, à savoir : qu’il n’en porterait qu’un. » (p. 81)
« Mon maître pensait que la poésie, même la plus amère et la plus négative, était toujours un acte prophétique, d’affirmation de réalité absolue, parce que le poète croit toujours en ce qu’il voit quels que soient les yeux par lesquels il regarde. » (p. 115)
« L’insécurité est notre mère ; la méfiance est notre muse. Si nous versons dans la poésie, c’est parce que, pénétrés de cela, nous croyons que quelque chose en nous est digne d’être chanté. Ou si vous préférez, parce que nous savons quels sont les maux que nous voulons chasser avec nos chants. » (p. 180)
Sur l’amour de la nature
« Notre amour de la campagne n’est qu’un goût du paysage, de la nature en tant que spectacle. Rien de moins champêtre et si vous m’y forcez – moins naturel qu’un paysagiste. Après Jean-Jacques Rousseau, le Genevois, esprit saturé de citadinage, l’émotion champêtre, l’émotion essentiellement géorgique de la terre qu’on laboure, l’émotion virgilienne et encore celle de notre grand Lope de Vega, a disparu. La campagne pour l’art moderne est une invention de la ville, une création de l’ennui citadin et de la terreur croissante devant les agglomérations humaines. » (p. 102-103)
« Le langage de tous »
Mairena pensait – tout comme notre grand Ramon del Valle Inclan – que le fait « d’assembler deux mots pour la première fois » pouvait représenter une véritable prouesse poétique. Mais il lui arrivait de dire : « Il est bon d’y aller avec précaution. Allons doucement, commençons par employer des adjectifs capables d’ajouter quelque chose à ce que nous pensons ou imaginons au début dans le substantif. » (p. 60)
« Là est le véritable secret de la grandeur sereine de Velasquez. Il peint pour tous et pour tout le monde. Ses tableaux ne sont pas de la peinture, mais la peinture. » (p. 123)
« Vous savez qu’en poésie – surtout en poésie – il n’est pas de tour ou de détour qui ne soit recherche laborieuse de la plus brève formule d’une expression directe, que les tropes, lorsqu’ils sont superflus, n’éclaircissent ni ne décorent, mais compliquent et embrument, et que les allusions les plus vraies qui se rapportent à l’humain ont toujours été faites dans le langage de tous. » (p. 199)