NB : les références seront données dans l’édition Arléa, traduit du latin par François Bosso, 1995.
- La Vie heureuse
- La Vie brève
- Une peinture satirique de la société romaine
- Le bonheur, une quête individuelle
- Le bonheur, une ascèse ?
- Le bonheur et le temps
- Le bonheur et la liberté
La Vie heureuse
Texte adressé à son frère aîné, Novatus Gallion, probablement entre 57 et 60, et que l’on peut analyser en trois mouvements :
- Une définition du bonheur, identifié comme chez Platon au Souverain Bien, lequel ne réside qu’en la vertu. Celle-ci n’est pas nécessairement accompagnée de joie ni de plaisir, elle peut être austère et pénible. Mais elle constitue un bien dont on ne saurait être privé par quelque coup du sort ; elle est conforme à la nature de l’homme, conforme donc à la raison et à la vérité. Il convient donc de cultiver ce bonheur-là, même s’il s’oppose à l’image que donne du bonheur le vulgaire, qui le confond avec la volupté.Le bonheur du Sage s’apparente en réalité à une paix de l’âme : « parfait contentement d’esprit et satisfaction intérieure » (Lettre de Descartes à Elisabeth, p. 152)
Pour cela, il convient de suivre la nature. Elle seule nous indique ce qui est bon. Non pas mépriser ses besoins, mais suivre en tout la droite raison. « Le souverain bien, c’est la tranquillité de l’âme » (p. 34) - Une référence à d’autres philosophes, notamment à Epicure auquel Sénèque rend hommage : Epicure a exigé une vertu austère, et non la soumission aux désirs du corps. Sa philosophie est une ascèse. Sénèque, par cet hommage, se sépare quelque peu de l’orthodoxie stoïcienne. Une simple lecture des textes épicuriens montre à quel point Sénèque, sur ce point, a raison.
- « Mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade » : la troisième partie est un plaidoyer pro domo, contre ceux qui accusent les philosophes en général, et Sénèque en particulier, de pratiquer assidûment le « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». La réponse contient plusieurs arguments :
- La richesse, la gloire sont effectivement des biens, dont il serait idiot de se priver. Mais le sage, d’une part, n’en est pas prisonnier ; il possède son argent mais n’est pas possédé par lui ; il sait que ces biens sont éphémères, et pourrait donc en être privé sans ciller.
- Le Sage sait utiliser à bon escient les biens que la fortune lui a donnés : il les acquiert honnêtement, les transmet de même, en fait profiter la société (on voit là l’aspect le plus moderne du stoïcisme : l’homme se doit aux autres, à la société et pas seulement à lui-même), et en profite pour répandre sagement les bienfaits autour de lui. Un peu comme nos stars d’aujourd’hui profitent de leur notoriété et de leur argent pour agir pour des causes justes…
- Enfin, il n’est qu’un « sage en devenir », encore imparfait. Il n’est qu’un homme, pas un Dieu, et à ce titre, lui-même peut donner dans les travers qu’il dénonce… mais il est le premier à le reconnaître !
Dans le rapport à l’argent, à la vie politique et sociale que les Stoïciens revendiquent avec l’argent (selon Paul Veyne, Sénèque était le fondateur d’une grande banque de crédit, chose nouvelle à l’époque), l’on peut voir préfigurée l’attitude des Calvinistes, puis des Vieux-Croyants russes : une morale austère, fondée sur le travail, mais qui voit dans le fait d’édifier une fortune la preuve de sa valeur et de celle de son action. Stoïciens, calvinistes et Vieux-Croyants ont en commun une participation active, dynamique et souvent innovante à l’économie, et en particulier la vie financière du pays où ils vivent.
En conclusion, il faut écouter les discours des Sages, et ne pas passer son temps à leur reprocher des imperfections plutôt moins grandes que les défauts de ceux qui les accablent ! Il faut suivre les leçons des philosophes, parce qu’elles énoncent le vrai et le raisonnable, mais ne pas exiger de leurs auteurs une perfection vers laquelle ils tendent, mais qu’ils n’ont pas atteinte…
La Vie brève
Dans cette oeuvre, écrite sans doute à son retour de l’exil en Corse, et adressée à Paulinus, préfet de l’annone (magistrat chargé de l’approvisionnement en blé de Rome, un problème aigu et récurrent…) et peut-être parent de sa femme Paulina, Sénèque se pose en moraliste et en maître de sagesse. Une seule idée sous-tend tout le dialogue : une dénonciation en règle des « occupati », les « absorbés » selon la traduction, qui gaspillent leur bien le plus précieux, leur vie, et se plaignent ensuite de ce qu’elle est trop courte…
Il passe en revue, dans un esprit assez satirique, tous ceux qui croient vivre intensément, et ne font que se détourner de l’essentiel : les hommes politiques, les avocats sans cesse sollicités par leurs clients, les hommes qui se consacrent à la course aux honneurs, à l’argent, ceux encore qui se livrent sans retenue aux plaisirs de la chair et de la chère… Il épingle même les érudits qui passent leur vie à résoudre de minuscules énigmes, et consacrent une énergie considérable à des problèmes dans intérêt… On ne peut qu’être amusé de cette galerie de portraits, d’une étonnante modernité : cadres surbookés et rivés à leur téléphone portable, querelles microscopiques de certains intellectuels de salon, politiciens survoltés, sportifs, « body builders » et maniaques de la ligne obsédés par leur corps et une éphémère beauté…
Mais quel est donc cet « essentiel » dont nous détournent toutes nos autres occupations, pour peu que nous les laissions nous envahir ? Très proche des leçons de Socrate, Sénèque estime qu’il s’agit de la philosophie, de la recherche du Souverain Bien. Lire les philosophes, dialoguer avec eux, se faire sa propre opinion… Telle est la seule occupation digne d’un être intelligent, et soucieux de tirer le meilleur parti du temps qui lui est accordé… Une attitude qui annonce déjà Montaigne, soucieux de ne pas donner toute sa vie à ses charges politiques :garder une « arrière-boutique », et le reste du temps, chercher à bien vivre : tel était le projet des Essais… On trouve là une notion essentielle à la philosophie latine : l’OTIUM. Un mot qu’on traduit imparfaitement par « loisir » mais qui ne correspond en rien aux loisirs tels qu’on les entend aujourd’hui, voués au pur divertissement. L’otium, c’est du temps libéré, pris aux affaires (neg-otium : en latin, le monde des affaires est négatif !) et que le philosophe consacre à l’exercice de la libre raison. C’est le statut par excellence de l’homme libre, par opposition à l’esclave, bien sûr, condamné au travail, mais aussi à l’occupatus, l’homme esclave de ses affaires, de sa course aux honneurs ou à l’argent.
Une peinture satirique de la société romaine.
La Vie Heureuse n’est pas très riches en peintures de société : on y trouve cependant une figure assez amusante de deux jouisseurs au milieu de leur banquet, qui n’est pas sans évoquer le « Festin de Trimalcion » dans le Satyricon de Pétrone. (p. 40-41) ; et Sénèque, qui les connaît bien, de reconnaître que « leur folie est gaie et qu’ils délirent dans la joie »… mais leurs plaisirs ne doivent pas être confondus avec la vertu, qui seule procure un bonheur durable et sûr !
Un peu plus loin, Sénèque dessine également son auto-portrait d’homme riche, qui aime le luxe et vit d’une manière peu conforme à la sagesse qu’il prône (p. 53-54) : « Pourquoi posséder ce mobilier si élégant ? Pourquoi boit-on chez toi un vin plus vieux que toi ? A quoi bon une volière ? Une plantation d’arbres qui ne te donneront que de l’ombre ? Pourquoi ta femme porte-t-elle aux oreilles les revenus d’une riche maison ? Pourquoi ces robes précieuses dont tes enfants sont vêtus ? […] » Et Sénèque avoue : « je ne suis pas un sage véritable… » (p. 55). Du moins a-t-il le mérite de la franchise, et l’intérêt de nous faire voir la vie quotidienne d’un noble Romain…
La Brièveté de la vie, en revanche, offre un riche panorama de la société romaine.
Elle est adressée à Paulinus, préfet de l’annone : nommé directement par l’Empereur (contrairement aux anciennes magistratures électives), c’est un haut fonctionnaire chargé du ravitaillement de la Ville, charge lourde et complexe que nous décrit Sénèque, p. 142-143
Une galerie de portraits au vitriol
- L’Empereur Auguste, qui passant continuellement des combats intérieurs aux guerres extérieures, ne cessait d’aspirer à une vie plus tranquille, sans le fardeau du pouvoir (p. 98-100)
- Cicéron, consul de Rome à la fin de la République, brillant avocat et homme politique redouté, qui finit sa vie dans la crainte, entouré d’ennemis qui l’assassineront effectivement. Dans une lettre à Atticus, il se dit « à demi-libre, ce qui suscite l’indignation de Sénèque : « Bonté du Ciel, jamais un sage ne s’abaissera à se qualifier de cette manière ! Jamais il ne sera à demi libre, sa liberté sera toujours intacte et solide » (p. 101) : mais il s’agit de sa liberté intérieure, fondée sur le détachement de tous les biens (et les maux) extérieurs à lui.
- Drusus, qui voulut à la suite des Gracques, procéder à une réforme agraire (et Sénèque, en riche propriétaire foncier, ne peut que s’en indigner…), et qui dès l’enfance montra une ambition démesurée… et qui se plaignait de n’avoir jamais eu de temps libre (p. 102)
- L’on voit apparaître aussi des figures anonymes : par exemple les vieillards qui refusent leur grand âge et promettent qu’ils prendront enfin leur retraite s’ils se sortent de leur dernière maladie (p. 118) ; dans le même ordre d’idée, l’anecdote de ce nonagénaire que Caligula, raisonnable pour une fois, avait démis de sa charge, et qui força toute sa maisonnée à prendre le deuil jusqu’à ce que l’Empereur la lui ait rendue ! (p. 147)
Des « types sociaux » dessinés en quelques traits :
- Le débauché, pour qui « les banquets sont devenus de véritables devoirs » (p. 104, 122, 136) : l’importance de ce type montre combien il devait être répandu à Rome !
- L’avocat, aux prises avec ses multiples clients (p. 107)
- Les ambitieux de tout poil, qui n’attendent qu’une chose : être délivrés de la charge qu’ils ont eu tant de peine à obtenir (p. 107-108)
- Le collectionneur (p. 120)
- L’amateur de sport… ou de jeunes garçons (p. 120)
- L’esthète obsédé par sa coiffure, le musicien qui ne pense qu’à sa musique ;
- Le riche tellement indolent qu’il ne sait même plus s’il est assis ou couché ! (un souvenir du portrait de Verrès par Cicéron ?)
- L’érudit qui ne se préoccupe que de sujets minuscules (et pourtant on n’avait pas encore inventé les jeux télévisés !!)
- Le client qui passe d’un patron à l’autre et importune tout le monde (le clientélisme, consistant, pour un membre des classes moyennes ruiné, à vendre sa voix, et éventuellement à servir d’homme de main à un « patron » qui fournissait vivres et argent, était une pratique courante et parfaitement admise à Rome), ou le « patron » harcelé par ses trop nombreux clients, et réduit à se cacher dans sa propre maison
Une telle galerie de portraits n’est pas sans évoquer les peintures de « fâcheux » dont le 17ème siècle français nous a gratifiés : cf. les Caractères de La Bruyère, les portraits faits par Célimène dans le Misanthrope… ou, plus moderne, le film « Le Bal des Casse-pieds »
La quête du bonheur consisterait-elle, entre autres, à fuir les enquiquineurs ?
Le bonheur, une quête philosophique individuelle
Tout comme Socrate, ou comme Epicure, Sénèque considère que le bonheur doit être l’objet d’une quête individuelle. Il convient, pour le Sage, de s’éloigner des tourments de la vie sociale, et de choisir le bon chemin : pour les Stoïciens, une vie en accord avec la nature, une vie dans laquelle on se consacre essentiellement à soi-même (même si cela n’exclut pas une participation active aux affaires de la cité, contrairement aux Epicuriens et aux Cyniques, qui prônaient une vie marginale), et dans laquelle l’on recherche la vertu et le Souverain bien, qui d’ailleurs se confondent.
Le bonheur n’a donc rien de collectif ; puisqu’il est affaire de disposition interne, de philosophie, il n’a rien à voir avec la condition dans laquelle on se trouve (un esclave qui conserve sa lucidité et sa paix intérieure est plus vertueux, plus libre, donc plus heureux que son maître) ; dès lors, il n’importe en rien que l’on vive dans une société juste ou injuste.
Le bonheur individuel ne passe pas par le bonheur de tous ; il n’y a pas d’utopie stoïcienne. Pire encore : l’engagement pour « changer la société », le militantisme apparaîtrait comme une forme d’ « occupatio », c’est à dire une activité fébrile, mais vaine qui détourne le Sage des seules préoccupations qui vaillent.
Le bonheur et l’ascèse ?
Pour Socrate, pour Epicure, pour les cyniques, et même pour les premiers Stoïciens, le bonheur passe par une maîtrise des désirs, des passions, et par la réduction des désirs au strict nécessaire pour vivre. Dans la Vie Brève, Sénèque semble plus ou moins en convenir ; mais il revient sur cette conception dans la Vie Heureuse : les richesses, la santé, la puissance ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises, et constituent même des commodités auquel le Sage n’a pas à renoncer, car elles lui facilitent une certaine liberté d’esprit.
Il ne s’agit donc nullement de rechercher la pauvreté ; mais la bonne attitude, c’est l’indifférence. Jouir de ce que l’on possède, sans orgueil, en gardant conscience du fait que l’on peut tout perdre du jour au lendemain ; accepter cette perte le coeur léger, puisqu’elle n’entame pas la liberté de celui qui considère que ses seuls biens véritables sont au fond de lui.
La philosophie de Sénèque ne prône donc pas l’ascèse, mais plutôt le détachement : il ne faut pas être prisonnier de ce pour quoi l’on ne peut rien : le corps et sa santé, la présence ou l’absence, la vie ou la mort d’êtres aimés, le pouvoir, la richesse… Tout ce qui peut nous être arraché ne dépend pas de nous : à nous de ne pas en dépendre.
Extrait du De vita beata
Vident et in iliis qui summum bonum dixerunt quam turpi illud loco posuerint. Itaque negant posse uoluptatem a uirtute diduci et aiunt nec honeste quemquam uiuere ut non iucunde uiuat, nec iucunde ut non honeste quoque. Non uideo quomodo ista tam diuersa in eandem copulam coiciantur. Quid est, oro uos, cur separari uoluptas a uirtute non possit? uidelicet, quia omne bonis ex uirtute principium est, ex huius radicibus etiam ea quae uos et amatis et expetitis oriuntur? Sed si ista indiscreta essent, non uideremus quaedam iucunda sed inhonesta, quaedam uero honestissima sed aspera, per dolores exigenda. 2. Adice nunc quod uoluptas etiam ad uitam turpissimam uenit, at uirtus malam uitam non admittit, et infelices quidam non sine uoluptate, immo ob ipsam uoluptatem sunt; quod non eueniret si uirtuti se uoluptas inmiscuisset, qua uirtus saepe caret, numquam indiget. 3. Quid dissimilia, immo diuersa componitis? Altum quiddam est uirtus, excelsum et regale, inuictum infatigabile: uoluptas humile seruile, inbecillum caducum, cuius statio ac domicilium fornices et popinae sunt. Virtutem in templo conuenies, in foro in curia, pro muris stantem, puluerulentam coloratam, callosas habentem manus: uoluptatem latitantem saepius ac tenebras captantem circa balinea ac sudatoria ac loca aedilem metuentia, mollem eneruem, mero atque unguento madentem, pallidam aut fucatam et medicamentis pollinctam.
Sénèque, De vita beata, 7, 1, 3
Ils voient, même ceux qui disent que le souverain bien est dans les plaisirs, dans quel lieu infâme ils l’ont placé. C’est pourquoi ils nient que le plaisir puisse être séparé de la vertu, et affirment qu’on ne saurait vivre honorablement sans vivre agréablement, ni agréablement, sans vivre aussi honorablement. Je ne vois pas comment des éléments si contraire seraient jetés sous la même chaîne. Pour quelle raison, je vous le demande, le plaisir ne peut-il être séparé de la vertu ? C’est sans doute que, parce que le principe du bien vient tout entier de la vertu, des racines de celle-ci naissent ce que vous aimez et recherchez ? Mais s’ils étaient ainsi confondus, nous ne verrions pas certaines choses agréables mais non honorables, et d’autres très honorables, mais rudes, et devant être recherchées au milieu des douleurs.
Ajoute à présent le fait que le plaisir advient même à la vie la plus honteuse, mais que la vertu n’admet pas une mauvaise vie. Et certains sont malheureux non faute de plaisir, mais bien plutôt à cause du plaisir lui-même, ce qui n’arriverait pas, si la vertu était liée au plaisir, dont elle est souvent dépourvue, mais dont elle n’éprouve jamais le besoin.
Pourquoi réunir des notions dissemblables, et même opposées ? La vertu est quelque chose d’élevé, de noble et royal, d’invincible, d’infatigable ; le plaisir est humble, servile, faible, périssable ; sa résidence, son domicile sont les cabarets. On rencontrera la vertu au temple, au forum, à la curie, debout devant les murailles, couverte de poussière, hâlée, ayant les mains calleuses : la volupté, trop souvent cachée et recherchant les ténèbres, aux alentours des bains, des étuves, et des lieux craignant la police, molle, sans énergie, ruisselante de vin pur et de parfum, blême ou fardée et embaumée de cosmétiques comme un cadavre.
Le bonheur et le temps
Une vie ordinaire est soumise au temps, et en est d’ailleurs toujours mécontente : voir la Vie Brève. Le temps passe trop vite, ou pas assez vite ; l’on est accablé de tâches, ou bien l’on s’ennuie. On gaspille le seul temps que nous possédions, le présent, si fugitif, en anticipant sur un avenir qui nous échappe ; et le passé, comme nous avons mal vécu, n’est pour nous que sujet de regret…
Le Stoïcisme de Sénèque essaie de réconcilier l’homme avec le temps. La durée de vie, dit-il dans la Vie Brève, est relative : si courte soit-elle, elle est suffisante si nous avons réellement vécue ; si longue soit-elle, elle est creuse et sans intérêt si nous la gaspillons. Or tout le temps que nous consacrons à des tâches qui nous absorbent, à répondre à des fâcheux, à nous tracasser pour l’avenir ou à nous vautrer dans des plaisirs décevants, ce n’est pas de la vie, ce n’est que du temps, et du temps perdu… (p. 93)
Le Sage, lui, profite pleinement du présent, si éphémère soit-il, en s’efforçant de ne pas se laisser dévorer par l’inessentiel, et d’en consacrer le maximum à lui-même ; dès lors, sa vie passée (la seule sur laquelle personne ne peut rien) lui appartient pleinement, il se la remémore avec plaisir. Quant à l’avenir, il l’envisage sereinement, sans chercher à l’anticiper : puisqu’il fait partie de ces choses sur lesquelles on ne peut rien, il le regarde avec détachement, y compris sa propre mort à laquelle il se prépare sans crainte.
Cette philosophie semble préfigurer, et dessiner « en creux » ce que seront les personnages de Tchékhov dans Oncle Vania : pris entre l’accablement d’une tâche écrasante (Astrov, Sonia, dans une moindre mesure Vania) et l’ennui profond de l’oisiveté creuse (Eléna, Sérébriakov…), ils ressassent le regret du passé (Sérébriakov regrettant le temps de sa gloire, Vania le moment où il était encore jeune et aurait pu séduire Eléna), redoutent l’avenir (surtout Sérébriakov, dont les douleurs imaginaires révèlent la peur de mourir) et ne parviennent pas à jouir du présent.
« Le passé et le présent sont nos moyens, dit Pascal ; le seul avenir est notre fin. Ainsi, nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » (Pascal, Pensées, éd° Brunschvicg, 172 )
Le bonheur et la liberté
Il n’y a pas de bonheur en dehors de la vertu ; mais il faut entendre dans ce mot l’attitude virile sous-entendue dans la virtù italienne, la virtus latine : fermeté morale et courage, qui consiste notamment à faire front à l’adversité sans se laisser entamer par elle.
L’idéal Stoïcien est d’abord un idéal de liberté :
Il faut être libre, face aux autres, et aux obligations qu’on leur doit : ne leur consacrer que le temps strictement nécessaire, sans se laisser envahir ; ne se laisser entamer ni par les plaignants, ni par les flatteurs. Ne pas se laisser griser par les titres et les honneurs : sous la couronne, il n’y a qu’un homme…
Il faut être libre, face aux richesses et aux honneurs : ne pas les refuser, ne pas se laisser asservir par eux. Les traiter avec indifférence, en user avec honnêteté, les perdre sans en souffrir.
Il faut être libre face aux coups du sort : c’est ainsi que l’adjectif « stoïque » dérive de la philosophie du Portique, autant que le mot « stoïcien ». Voir aussi les leçons de deux successeurs de Sénèque :
Marc Aurèle
« Sois semblable à un roc. Contre lui sans cesse les vagues viennent se briser : il demeure immobile et domine les flots. »
Vigny
« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Alfred de Vigny, La Mort du Loup.
Il faut être libre face au temps, ne pas le subir, mais le vivre pleinement.
Il faut être libre, enfin, face à la mort. Comme les Epicuriens, les Stoïciens ne croient pas à une quelconque immortalité de l’âme. La mort, c’est tout simplement la fin de la vie ; elle appartient à l’ordre naturel des choses, et elle rappelle à l’homme que sa condition n’est pas différente de celle des animaux. Seulement, l’homme est conscient du temps et de sa fin prochaine ; Pascal le dira un peu plus tard : « Ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme ». Apprendre à vivre, c’est ainsi, paradoxalement, apprendre à mourir, apprendre à ne considérer cette vie que comme un bien que l’on nous a prêté, et qu’il faudra rendre un jour, d’autant plus facilement et sans regret que nous en aurons profité. « Quitter la vie comme un convive repus » disaient aussi les Epicuriens… C’est pourquoi il faut cultiver à la fois la maîtrise – l’art de ne pas laisser filer le temps – et l’indifférence : l’art de ne pas se laisser atteindre par ce qui nous est extérieur, ce contre quoi on ne peut rien, la souffrance des autres (cela n’empêche pas de compatir en paroles !) et la nôtre…
Une liberté paradoxale, fondée sur l’obéissance : « obéir à la divinité et faire face d’une âme égale à tous les événements, sans se plaindre du sort et en prenant ses malheurs avec philosophie » (p. 49) ; nous sommes engagés à supporter ce qui est propre à notre condition de mortels, et à ne point nous laisser troubler par ce qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter. Nous sommes nés dans un royaume : obéir à la divinité, voilà la liberté. » (p. 51)
On peut penser qu’une telle « liberté », un tel consentement à ce qui est, peut s’apparenter à de la résignation, sans même la perspective d’une rémunération dans l’au-delà. Et sans doute est-il absurde de se révolter contre la condition humaine… Mais tout progrès n’est-il pas né de cette révolte, de ce refus de considérer l’injustice, la violence, la souffrance comme des maux inévitables ? Le progrès, une notion peu familière aux Romains…
A la résignation stoïcienne, on peut préférer l’orgueil prométhéen, qui promet certes moins de tranquillité de l’âme, moins de sage résignation, mais recèle plus de grandeur…
La vertu stoïcienne représente donc un idéal de courage, de volonté, propre à séduire des Romains épris de modèles héroïques. Mais permet-elle le bonheur ?
En réalité, la question ne se pose pas vraiment. Sénèque ne cherche pas à nous illusionner : la vertu certes, peut-être pénible, difficile, elle n’apporte pas souvent joie et plaisir… mais inversement, il ne peut y avoir de vraie joie, de bonheur sans la vertu. Toutes les autres sont illusoires, éphémères, décevantes, et n’apportent à terme que le malheur…
En réalité, le bonheur importe moins, aux yeux de Sénèque comme à ceux de Socrate, que la perfection morale, la recherche d’une vertu toujours visée mais jamais atteinte, et, finalement, une liberté qui se paie parfois au prix fort… mais qui n’a pas de prix.
On trouve une version très affadie du Stoïcisme, dans les célèbres Propos sur le bonheur, d’Alain :
¨Être heureux est affaire de volonté : on peut surmonter les plus grandes douleurs en pensant à autre chose, ou en faisant quelques exercices physiques, comme on calme la toux en déglutissant, ou les crampes en s’étirant !
Être heureux est une question de politesse : l’on n’a pas à infliger aux autres une tête d’enterrement, et il relève de la simple courtoisie et du savoir-vivre d’arborer une mine contente, quoi qu’il nous arrive…
On reconnaît là les prémisses de cette « dictature du bonheur » dont parle Pascal Bruckner dans l’Euphorie perpétuelle : il s’agit moins, comme chez les Stoïciens, de surmonter la douleur par la force d’âme, que de la dissimuler, de la nier, de la médicaliser au besoin (« cellules de soutien psychologique » et camisoles chimiques), de faire de la souffrance une maladie qu’il convient de traiter et d’éliminer au plus vite : nouvelle manière de fuir la contemplation de notre condition, mortelle et vulnérable, que les Stoïciens, au moins, avaient le mérite de regarder en face !