Sénèque, « Les Troyennes »

Cette pièce combine les intrigues des Troyennes et de l’Hécube d’Euripide. Le sujet en est à la fois le meurtre d’Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque, et le sacrifice de Polyxène.

Achille chez Lycomède, bas-relief d’un sarcophage athénien, v. 240, musée du Louvre.

L’ombre d’Achille, apparue aux Grecs pendant la nuit, réclame que Polyxène soit sacrifiée sur son tertre funéraire, comme victime expiatoire ; Pyrrhus, fils d’Achille, vient donc la demander à Agamemnon, qui la lui refuse. Pyrrhus rappelle à Agamemnon les exploits de son père.

Vers 203-245

Cum laeta pelago uela rediturus dares,
excidit Achilles cuius unius manu
impulsa Troia, quicquid accessit morae          205
illo remoto, dubia quo caderet stetit.
Velis licet quod petitur ac properes dare,
sero es daturus : iam suum cuncti duces
tulere pretium. Quae minor merces potest
tantae dari uirtutis ? An meruit parum              210
qui, fugere bellum iussus et longa sedens
aeuum senecta ducere ac Pylii senis
transcendere annos, exuit matris dolos
falsasque uestes, fassus est armis uirum ?
Inhospitali Telephus regno impotens,               215
dum Mysiae ferocis introitus negat,
rudem cruore regio dextram imbuit
fortemque eamdem sensit et mitem manum.
Cecidere Thebae, uidit Eetion capi
sua regna uictus ; clade subuersa est pari         220
apposita celso parua Lyrnesos iugo,
captaque tellus nobilis Briseide
et causa litis regibus Chryse iacet
et nota fama Tenedos et quae pascuo
fecunda pingui Thracios nutrit greges               225
Syros fretumque Lesbos Aegaeum secans
et cara Phoebo Cilla ; quid quas alluit
uernis Caycus gurgitem attolens aquis ?
Haec tanta clades gentium ac tantus pauor,
sparsae tot urbes turbinis uasti modo               230
alterius esset gloria ac summum decus :
iter est Achillis ; sic meus uenit pater
et tanta gessit bella, dum bellum parat.
Vt alia sileam merita, non unus satis
Hector fuisset ? Ilium uicit pater,                    235
uos diruistis. Inclitas laudes iuuat
et facta magni clara genitoris sequi.
Iacuit peremptus Hector ante oculos patris
patruique Memnon, cuius ob luctum parens
pallente moestum protulit uultu diem               240
suique uictor operis exemplum horruit
didicitque Achilles et dea natos mori.
Tum saeua Amazon ultimus cedidit metus ; –
debes Achilli, merita si digne aestimas,
et si ex Mycenis uirginem atque Argis petat.    245

Traduction :

Lorsque, prêt à rentrer, tu confiais à la mer tes voiles joyeuses, tu oubliais Achille ; or c’est son bras seul qui ébranla Troie, car si elle est encore quelque temps restée debout après sa perte, c’est qu’elle cherchait seulement le lieu de sa chute. Même si tu voulais et te hâtais de lui donner ce qu’il réclame, tu le donnerais trop tard : déjà il n’est aucun des chefs qui n’ait reçu sa récompense. Un salaire moindre peut-il être donné à une valeur si grande ? Ou bien sont-ce ses services qui sont trop petits, à lui qui, bien qu’il eût été averti de fuir la guerre et de rester oisif pour mener sa vie jusqu’à une extrême vieillesse et dépasser l’âge du vieillard de Pylos[1], renonça aux ruses de sa mère, à ses vêtements trompeurs et révéla sa virilité en saisissant les armes ? Télèphe, tyran d’un royaume inhospitalier, lui refuse l’entrée de la farouche Mysie : il baigna de son sang royal sa droite novice, et sentit cette main à la fois redoutable et secourable[2]. Thèbes[3] tomba ; Éétion vaincu vit son royaume conquis ; et un désastre égal frappa d’une subversion totale la petite Lyrnesse, placée au sommet d’un mont élevé ; et la terre illustrée par la capture de Briséis et Chrysé[4], cause de la querelle entre les rois, furent ruinées, avec la glorieuse Ténédos, avec celle qui, féconde en gras pâturages, y nourrit les troupeaux de la Thrace, Syros[5] et Lesbos qui fend les flots de la mer Égée, et Cilla, chère à Phoebus ; que dire < de la destruction des villes > qu’arrose le Caïque[6] roulant au printemps des eaux impétueuses : tant de peuples exterminés, une telle épouvante, tant de villes emportées comme par un vaste tourbillon, feraient la gloire, porteraient à son comble la réputation d’un autre. Ce n’est pour Achille qu’incidents de route : c’est ainsi que mon père est venu, et en soutenant de tels combats, il se préparait seulement à combattre. Sans parler de ses autres services, n’aurait-ce pas été assez du seul Hector < qu’il a vaincu > ? Oui, Ilion a été vaincue par mon père, nous n’avez fait que la détruire. J’aime à retracer les gloires illustres, les éclatants faits d’armes d’un père si grand. Hector fut étendu percé de coups sous les yeux de son père, et sous ceux de son oncle, Memnon[7] dont la mort fut pleurée de sa mère par la triste pâleur dont elle masqua sa clarté ; exemple épouvantable pour le vainqueur, car terrifié de son propre exploit, Achille apprit ainsi que même les fils des déesses étaient mortels. Puis tomba la cruelle Amazone[8], votre ultime terreur ; tu serais redevable envers Achille, pour peu que tu estimes ses services à leur juste valeur, même s’il réclamait une vierge de Mycènes et d’Argos.

  Traduction Léon Herrmann, Belles Lettres, 1989.

  • [1] Le vieillard de Pylos est Nestor.
  • [2] Achille, élève de Chiron, guérit la blessure qu’il avait faite à Télèphe.
  • [3] Thèbes : ville de Mysie, capitale d’Éétion, le père d’Andromaque. La Mysie est une région qui s’étend au nord-ouest de l’Anatolie ; les Mysiens sont apparentés aux Phrygiens.
  • [4] La capture de la fille de Chrysès fut à l’origine de la querelle des rois.
  • [5] Syros, île de la mer Égée.
  • [6] le Caïque, fleuve de Mysie.
  • [7] Memnon : neveu de Priam, fils de Tithon et de l’Aurore.
  • [8] Penthésilée.