Ovide, « Pontiques »

Statue d’Ovide devant l’ancienne mairie de Constantza.

Sont réunies sous le titre d’Epistulae ex Ponto 46 lettres adressées par Ovide depuis Tomes à sa femme, à des amis et à de hauts personnages. Cette deuxième œuvre de l’exil marque un changement par rapport aux Tristes qui les précèdent : Ovide ne craint plus de nommer ses destinataires et nous livre son texte le plus sombre. La nostalgie est devenue de la mélancolie, et le poète, malade et vieillissant dans une contrée qu’il abhorre laisse libre cours à ses plaintes.

Livre IV

Élégie IX

Ovide honoré dans sa nouvelle patrie…

l’île d’Ovidiu, en face de Constantza, où l’on a retrouvé les vestiges d’une villa Romaine, probablement celle d’Ovide.

Praefuit his, Graecine, locis modo Flaccus et illo 
ripa ferox Histri sub duce tuta fuit. 
Hic tenuit Mysas gentis in pace fideli, 
hic arcu fisos terruit ense Getas. 
Hic raptam Troesmin celeri uirtute recepit 
(4,9,80) infecitque fero sanguine Danuuium. 
Quaere loci faciem Scythicique incommoda caeli 
et quam uicino terrear hoste roga, 
sintne litae tenues serpentis felle sagittae, 
fiat an humanum uictima dira caput, 
85 mentiar, an coeat duratus frigore Pontus 
et teneat glacies iugera multa freti. 
Haec ubi narrarit, quae sit mea fama require, 
quoque modo peragam tempora dura roga. 
Non sumus hic odio nec scilicet esse meremur, 
(4,9,90) nec cum fortuna mens quoque uersa mea est. 
Illa quies animi quam tu laudare solebas, 
ille uetus solito perstat in ore pudor. 
Sic ego sum longe, sic hic, ubi barbarus hostis 
ut fera plus ualeant legibus arma facit, 
rem queat ut nullam tot iam, Graecine, per annos 
femina de nobis uirue puerue queri. 
Hoc facit ut misero faueant adsintque Tomitae, 
haec quoniam tellus testificanda mihi est. 
Illi me, quia uelle uident, discedere malunt, 
[4,9,100] respectu cupiunt hic tamen esse sui. 
Nec mihi credideris: extant decreta quibus nos 
laudat et inmunes publica cera facit. 
Conueniens miseris et quamquam gloria non sit, 
proxima dant nobis oppida munus idem. 
Nec pietas ignota mea est [...]
Traduction

Ton frère, Grécinus, a été récemment à la tête de ces régions : sous son commandement, la rive farouche du Danube était sûre. La paix, il a su la faire respecter des peuples de Mysie, il a su les contenir comme il a terrifié de son glaive les Gètes si sûrs de leur arc. Troesmin nous avait été reprise : avec promptitude et courage, il l’a reconquise, il a rougi le Danube du sang des barbares. Eh bien, interroge-le sur l’aspect de la région, sur les désagréments du climat scythe, demande-lui comme il est proche, cet ennemi qui me terrifie, demande-lui si ses flèches rapides ne sont pas enduites de venin de vipère, si ces barbares ne sacrifient pas de victimes humaines ; si je mens ou si les eaux du Pont, durcies par le froid, ne forment pas un bloc gelé, si les glaces ne recouvrent pas une vaste étendue de mer ! Quand il t’aura confirmé tout cela, demande-lui ce qu’on pense de moi, et comment je passe ces tristes années : on ne me hait pas ici. La haine serait bien imméritée : si ma fortune a changé de face, mon cœur, lui, n’a pas changé. Cette sérénité dont tu aimais à me louer, cette modération d’autrefois signalent toujours mes propos. Dans un pays bien éloigné, dans un pays où l’ennemi barbare étouffe le droit sous la violence des armes, voilà des années, Grécinus, que je vis de manière à ce que ni femme, ni homme, ni enfant n’ait à se plaindre de moi. J’ai ainsi gagné l’estime et la bienveillance des habitants de Tomes, et ils plaignent mon malheur, puisqu’il me faut recourir au témoignage de cette terre ! S’ils souhaitent que je puisse m’en aller, c’est parce qu’ils savent que je le désire ; pour eux, ils ne veulent qu’une chose: que je reste !
Tu ne vas pas me croire : on a pris des décrets publics, gravés sur cire, qui font mon éloge et m’exemptent de toute charge. La gloire est presque indécente quand on est malheureux : pourtant, les villes des alentours m’ont accordé la même faveur, et ma piété ici n’est pas méconnue […]

Livre IV, 9 ; Traduction Chantal Labre, L’Exil et le Salut, 1991, p. 250-252.

Commentaire

Texte en deux parties. Ovide vient d’évoquer le triomphe obtenu par son correspondant Grécinus ; il s’est imaginé en train de le vivre, à Rome, et cette scène n’a fait que renforcer sa nostalgie. Il s’adresse alors à son ami pour en appeler au témoignage de son frère, valeureux général qui avait repris Troesmin, ou Trosmin, ville de Mysie inférieure. Ce détail nous rappelle que la région de Tomes se trouve sur le Limes, une région au contact direct des Barbares, et perpétuellement menacée d’invasion.

S’ensuit une évocation du pays, résumé de ce qu’il nous a déjà décrit : le climat rigoureux, encadrant (comme enserrant dans les glaces) les hommes, violents et cruels (flèches empoisonnées, sacrifices humains). Aux yeux d’Ovide, ces populations, pourtant issues de colons milésiens, n’ont plus rien de Grec.

La seconde partie du texte est plus surprenante : elle nous montre Ovide au milieu de ces habitants de Tomes qu’il semblait pourtant détester. Le texte semble suivre le chemin d’une intégration : de l’acceptation de l’étranger (« on ne me hait point ») à « l’estime et la bienveillance », méritées par une attitude tranquille et modérée, et enfin, une véritable affection qui s’exprime doublement : d’une part, par le souhait de sa présence, d’autre part, au moyen d’honneurs exceptionnels auxquels Ovide se montre sensible.

Lui qui n’était qu’un banni, privé de droits et d’identité politique, le voilà en somme citoyen d’honneur de Tomes et des cités environnantes !

Ces honneurs semblent offrir un écho assourdi aux honneurs qui entourent Grécinus : pas de montée au Capitole, mais un modeste éloge « gravé sur cire » (c’est-à-dire dans un matériau peu durable !) ; point de « gloire », de « faisceaux », ni de l’apparat entourant un magistrat Romain, mais une « faveur » unanime, et la reconnaissance de sa « piété »…

Et il faut noter que cette faveur perdure à travers les siècles : aujourd’hui encore, l’Université de Constantza (l’ancienne Tomes), en Roumanie, porte le nom d’Ovidius ; une statue, située devant l’ancienne mairie, lui rend hommage.

Timbre de Roumanie, à l’effigie d’Ovide