Virgile, Énéide, chant II

Chant II

V. 735-773 : Énée assiste aux dernières scènes de la chute de Troie.

Hic mihi nescio quod trepido male numen amicum
confusam eripuit mentem. Namque auia cursu
dum sequor, et nota excedo regione uiarum,
heu, misero coniunx fatone erepta Creusa
substitit, errauitne uia, seu lassa resedit,
incertum; nec post oculis est reddita nostris.
Nec prius amissam respexi animumque reflexi,
quam tumulum antiquae Cereris sedemque sacratamuenimus; hic demum collectis omnibus una
defuit, et comites natumque uirumque fefellit.
Quem non incusaui amens hominumque deorumque,
aut quid in euersa uidi crudelius urbe?
Ascanium Anchisenque patrem Teucrosque Penatis
commendo sociis et curua ualle recondo;
ipse urbem repeto et cingor fulgentibus armis.
Stat casus renouare omnis, omnemque reuerti
per Troiam, et rursus caput obiectare periclis.
Principio muros obscuraque limina portae,
qua gressum extuleram, repeto, et uestigia retro
obseruata sequor per noctem et lumine lustro.
Horror ubique animo, simul ipsa silentia terrent.
Inde domum, si forte pedem, si forte tulisset,
me refero: inruerant Danai, et tectum omne tenebant.
Ilicet ignis edax summa ad fastigia uento
uoluitur; exsuperant flammae, furit aestus ad auras.
Procedo et Priami sedes arcemque reuiso.
Et iam porticibus uacuis Iunonis asylo
custodes lecti Phoenix et dirus Ulixes
praedam adseruabant. Huc undique Troia gaza
incensis erepta adytis, mensaeque deorum,
crateresque auro solidi, captiuaque uestis
congeritur; pueri et pauidae longo ordine matres stant circum.
Ausus quin etiam uoces iactare per umbram
impleui clamore uias, maestusque Creusam
nequiquam ingeminans iterumque iterumque uocaui.
Quaerenti et tectis urbis sine fine furenti
infelix simulacrum atque ipsius umbra Creusae
uisa mihi ante oculos et nota maior imago.
Ici je ne sais quelle divinité malveillante égare mon esprit troublé : car tandis qu’en courant je m’engage en des chemins détournés et m’écarte du sens habituel, hélas ! ma femme Créuse me fut ravie, soit qu’elle s’arrêtât par suite d’un malheureux destin, soit qu’elle se trompât de route, ou qu’elle succombât à la fatigue, je l’ignore ; mais depuis elle ne reparut plus à nos yeux. Et je ne m’aperçus de sa perte et ne songeai à elle que lorsque nous fûmes arrivés sur le tertre et la demeure sacrée de Cérès ; là seulement lorsque nous fûmes tous réunis, elle seule manquait et avait disparu à l’insu de ses compagnons, de son fils et de son époux. Qui dans mon égarement n’accusai-je pas des hommes et des dieux, et que vis-je de plus cruel dans la ville en ruine ? Je recommande à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise et les Pénates troyennes et je les cache au creux d’un vallon ; moi-même je regagne la ville et me ceins de mes armes étincelantes. Je suis décidé à tout affronter de nouveau, à revenir à travers Troie toute entière et à exposer de nouveau ma tête aux dangers. D’abord je regagne les murs et le seuil obscur de la porte, par où j’étais sorti, je suis avec soin mes traces à travers la nuit et je regarde de tous côtés. Partout l’horreur dans mon âme, en même temps que le silence lui-même m’épouvante. Puis je retourne à la maison, si par hasard, par hasard elle y avait porté ses pas : les Danaens s’y étaient rués, et occupaient le palais tout entier. Déjà le feu dévorant, attisé par le vent, tourbillonne jusqu’au faîte ; les flammes dépassent le toit, l’incendie flambe jusque dans les airs. J’avance et je revois la citadelle et la demeure de Priam. Et déjà sous les portiques vides dans l’asile de Junon Phénix et le cruel Ulysse, gardiens choisis, surveillaient le butin. Là sont entassés les trésors arrachés de toutes parts aux temples en flammes, et les tables des dieux, les cratères d’or massif, et les vêtements des prisonniers ; en longue file se tiennent à l’entour des enfants et des mères tremblantes. Osant même jeter ma voix à travers l’ombre, j’ai rempli de mes cris les rues, et accablé, gémissant en vain, j’ai appelé Créuse encore et encore. Tandis que je la cherchais, éperdu, sans fin parmi les toits de la ville, un malheureux fantôme et l’ombre de Créuse elle-même apparut devant mes yeux, une image plus grande que d’ordinaire.

C’est le moment où Énée revoit la chute de Troie : mélange des thèmes sentimentaux et épiques. Le héros vit un moment tragique, marqué par l’incertitude et la culpabilité rétro-active.
La précision sur Cérès n’est pas vaine : c’est ici qu’il l’a perdue. Il se comporte alors en chef consciencieux, rassemblant tout son monde. Son désarroi s’exprime discrètement v. 745-746.
Épaisseur du temps : résurrection de Troie en flammes, avec des notations précises retraçant sa quête anxieuse : lourdeur de la syntaxe, refus du pittoresque : seulement « horror » et « silentia » : le spectacle est vu à travers l’esprit d’Énée.
Le feu est décrit comme un liquide, avec un vocabulaire marin : c’est la seule image du texte.
C’est aussi le début de la nouvelle histoire d’ Énée : un adieu au passé, habilement placé au début de l’épopée. Contrairement à Achille qui n’était que le guerrier de l’Iliade, Énée est humain, alourdi par tout un poids de passé. La perte de sa femme est associée à celle de la ville.
Il raconte cette histoire à Didon : cela préfigure un autre abandon, celui du livre IV. Ici Énée rejette son passé, renonce à sa vie personnelle : il se tourne tout entier vers sa mission.