Plutarque, « Vie de César »

Reddition de Vercingétorix, par Lionel Royer (1899)

La bataille d’Alésia et la reddition de Vercingétorix (52 av. J-C) – § 30.

Le plus grand nombre de ceux qui s’étaient sauvés par la fuite se renfermèrent avec leur roi dans la ville d’Alésia. César alla sur-le-champ l’assiéger, quoique la hauteur de ses murailles et la multitude des troupes qui la défendaient la fissent regarder comme imprenable. Fendant ce siège, il se vit dans un danger dont on ne saurait donner une juste idée. Ce qu’il y avait de plus brave parmi toutes les nations de la Gaule, s’étant rassemblé au nombre de trois cent mille hommes, vint en armes au secours de la ville ; ceux qui étaient renfermés dans Alésia ne montaient pas à moins de soixante-dix mille. César, ainsi enfermé et assiégé entre deux armées si puissantes, fut obligé de se remparer de deux murailles, l’une contre ceux de la place, l’autre contre les troupes qui étaient venues au secours des assiégés : si ces deux armées avaient réuni leurs forces, c’en était fait de César. Aussi le péril extrême auquel il fut exposé devant Alésia lui acquit, à plus d’un titre, la gloire la mieux méritée ; c’est de tous ses exploits celui où il montra le plus d’audace et le plus d’habileté. Mais ce qui doit singulièrement surprendre, c’est que les assiégés n’aient été instruits du combat qu’il livra à tant de milliers d’hommes qu’après qu’il les eut défaits ; et ce qui est plus étonnant encore, les Romains qui gardaient la muraille que César avait tirée contre la ville n’apprirent sa victoire que par les cris des habitants d’Alésia et par les lamentations de leurs femmes, qui virent, des différents quartiers de la ville, les soldats romains emporter dans leur camp une immense quantité de boucliers garnis d’or et d’argent, des cuirasses souillées de sang, de la vaisselle et des pavillons gaulois. Toute cette puissance formidable se dissipa et s’évanouit avec la rapidité d’un fantôme ou d’un songe ; car ils périrent presque tous dans le combat. Les assiégés, après avoir donné bien du mal à César, et en avoir souffert eux-mêmes, finirent par se rendre. Vercingétorix, qui avait été l’âme de toute cette guerre, s’étant couvert de ses plus belles armes, sortit de la ville sur un cheval magnifiquement paré ; et après l’avoir fait caracoler autour de César, qui était assis sur son tribunal, il mit pied à terre, se dépouilla de toutes ses armes, et alla s’asseoir aux pieds du général romain, où il se tint dans le plus grand silence. César le remit en garde à des soldats et le réserva à l’ornement de son triomphe.

Commentaire

Ce texte de Plutarque, extrait des Vies Parallèles qui servirent de livre de chevet à toute l’Europe à partir du XVIème siècle, nous donne la version la plus développée et la plus complète de cet événement majeur de l’histoire romaine et gauloise : l’écrasement par Jules César de la fragile coalition initiée contre lui par le jeune chef arverne Vercingétorix (il était né vers 80), qui avait réussi à rassembler les peuples Gaulois sous son commandement, et même à remporter la victoire de Gergovie peu de temps auparavant.

Le texte est donc en deux parties : d’abord la bataille, puis la scène de la reddition.

Un événement dramatique, et dramatisé
La bataille

Plutarque insiste d’abord sur l’immense danger représenté par les Gaulois, ennemis redoutables de Rome depuis qu’ils avaient envahi l’Italie et menacé la cité en 390 av. J-C. Plutarque insiste donc sur la bravoure extrême de ces hommes, leur détermination, le caractère imprenable de leur citadelle, et le danger mortel couru par César et ses légions ; dès lors la victoire de César semble presque miraculeux : « péril extrême », « le plus d’audace », « ce qui doit singulièrement surprendre », « ce qui est plus étonnant encore »…

Tout semble sur-dimensionné dans cette bataille : la puissance de la citadelle (et, en face, celle des deux murailles construites par les Romains) ; le nombre et la disproportion des armées (300 000 hommes d’un côté, 70 000 de l’autre – ce qui rappelle la traditionnelle disproportion entre armées grecques et barbares, chez Hérodote ou Thucydide), la quantité des trophées… Magnificence et cruauté semblent se partager le tableau, en particulier avec ces boucliers garnis d’or et d’argent, et ces cuirasses souillées de sang ».

Enfin, l’accent est mis sur la rapidité de la victoire romaine, immédiate et totale.

La reddition

Soucieux de varier son style, après ces scènes collectives, Plutarque va focaliser son récit sur un personnage. La scène qui nous est décrite (tourner à cheval autour du vainqueur, mettre pied à terre, se dépouiller et s’asseoir en silence) ressemble à un rituel d’oblation : Vercingétorix s’offre en échange de la paix. Le sort du jeune guerrier est vite réglé ; toute la puissance Romaine s’exprime dans la dernière phrase ; toute sa vaillance ne lui sert à rien, il est réduit à néant et n’est plus destiné qu’à marcher devant le char de César lors de la cérémonie du triomphe – puis il sera exécuté.

Fabrication du Héros

Plutarque insiste ici, d’abord sur la vaillance du jeune héros, et sur l’immensité du danger qu’il a fait courir à Jules César, le plus grand stratège de son temps, puis sur sa dignité lors de sa reddition : il a été « l’âme de toute cette guerre » ; il sort « couvert de ses plus belles armes » sur un cheval « magnifiquement paré »… autant de détails absents du récit du seul témoin de la scène, César lui-même (Guerre des Gaules, VII, 89).

Deux raisons peuvent expliquer ce début de mythification du personnage :

  1. D’abord une admiration sincère à l’égard d’un homme qui avait tenté d’unifier les Gaulois, et résisté avec une détermination et une intelligence qui méritait l’estime ; d’autre part, Plutarque, même citoyen romain, était Grec ; et sans doute pouvait-il éprouver quelque sympathie à l’égard de quelqu’un qui avait tenté, avec les peuples de Gaule, ce qu’un Démosthène avait lui-même voulu faire avec les cités grecques !
  2. La seconde raison est plus pragmatique : Plutarque veut glorifier la figure de César, conquérant Romain qu’il met en parallèle avec Alexandre le Grand. Pour cela, son héros ne saurait affronter des adversaires médiocres ; il lui faut surmonter des dangers extrêmes, et des ennemis dignes de lui. Tite-Live n’avait pas procédé autrement à l’égard du carthaginois Hannibal, par exemple !