Extrait de l'œuvre

Souvenirs d'une enfance dans la guerre

Chambéry et la chaîne de Belledonne depuis le Mont du Chat (Savoie)
Chambéry et la chaîne de Belledonne depuis le Mont du ChatInformations[1]

En 1939 à Florence on l'avait de nouveau mis dans le train, les frontières se fermaient déjà ; il avait appris par cœur le nom de la gare où il devait descendre : CHAMBÉRY, la peur n'avait cessé de battre en lui tout au long du voyage mais les douaniers italiens l'avaient laissé passer. De loin barrant l'horizon il avait vu toute la chaîne des Alpes. On était venu le chercher. Il était arrivé en Delehaye décapotable en plein printemps au milieu de la neige profonde, tout au cœur d'une autre saison. Dans la maison d'enfants où il serait désormais pensionnaire il était resté des mois entiers à ne parler allemand qu'avec lui seul. Le français ne lui était venu que peu à peu.

Et maintenant, ici, dans sa mansarde, à la pointe de cette ville de province, c'étaient, quinze ans plus tard, les mêmes images qui revenaient. Sans transition elles glissaient en lui et butaient toujours sur le même jour d'octobre 1943. Les pluies de fuite étaient tombées et la brume, des jours durant, était montée du sol lancinante, opiniâtre. Dans la forêt de sapins marron où parfois sur les troncs restaient encore des emplacements secs, il avait eu honte, il avait senti sa nudité coller sous ses vêtements moites. La peur avait tenu en lui, une tige épaisse, dure, un vide. Les Allemands étaient venus le chercher. Il les avait vus de face, prenant la largeur du chemin. Ils s'étaient écartés pour le laisser passer, ne le reconnaissant pas, un enfant !

Il avait fui dans la forêt de sapins, sur les flancs du mont d'Arbois. Le long du sentier creux où l'eau brillait, il avait revu l'été, des secousses soudaines faisaient arriver des paysages. Ils en parvenaient pas jusqu'au souvenir, présents, insaisissables, ils s'effaçaient aussitôt. Au milieu de la pente, parmi les troncs, au soir tombant, sous la pluie grise, régulière, un de ses camarades était venu le chercher. Tout danger était passé - les Allemands étaient repartis, le bruit de leur auto avait résonné longtemps dans la vallée - pris de peur, il l'avait vu avant de le reconnaître, courbé, un corps, des vêtements, et cet instant l'avait presque plus terrifié que tout le reste, sans durée, entre le moment où il l'avait vu et celui où il l'avait VU : instant de subreptice, de très courte "absence" qui précéderait toujours tout ce qu'il verrait, comme un hâle photographié avant la photo. Puis la nuit était tombée, dans la maison d'enfants une surveillante l'avait mis nu et frotté avec de grandes serviettes de toilette, il avait quinze ans et il s'était plié en deux de honte.

Georges-Arthur Goldschmidt, "Le miroir quotidien", Éditions du Seuil, 1981, p. 13-15.