Extrait de l'œuvre

Un malencontreux baptême

Un joli petit garçon
Un joli petit garçonInformations[1]

Quand j'étais dans le ventre de ma mère, mes parents, persuadés que j'étais une fille, m'avaient baptisé Zoé. "Un si joli prénom, et qui signifie la vie !" proclamaient-ils. "Et qui rime avec ton prénom", disaient-ils à Chloé, conquise par sa future petite sœur. Ils étaient déjà tellement comblés par le sérieux d'Éric, leur aîné, qu'un deuxième fils leur paraissait superflu. Zoé ne pouvait être que le doublon de l'exquise Chloé, la même en réduction.

Je naquis avec un démenti entre les jambes. Ils s'en accommodèrent avec bonne humeur. Mais ils tenaient tellement au prénom de Zoé qu'ils cherchèrent à tout prix un équivalent masculin : dans une encyclopédie vétuste, ils trouvèrent Zoïle et me l'attribuèrent sans même s'intéresser à la signification de ce qui me condamnerait à être un hapax.

J'ai appris par coeur les six lignes consacrées à Zoïle dans le "Robert des noms propres" : "Zoïle (en grec Zôilos). Sophiste grec (Amphipolis ou Éphèse, ~ IVè siècle). Fameux surtout pour sa critique passionnée et mesquine contre Homère, il fut surnommé "Homéromastix" (le Fléau d'Homère). C'était, dit-on, le titre de son ouvrage, où il essayait de prouver, au nom du bon sens, l'absurdité du merveilleux homérique."

Il paraît que ce nom était entré dans la langue courante. Ainsi Goethe avait assez conscience de son génie pour qualifier de Zoiloi les critiques qui le vilipendaient.

Dans une encyclopédie de philologie, j'ai même appris que Zoïle serait mort lapidé par une foule de braves gens écœurés par ses propos sur l'"Odyssée". Époque héroïque où les amateurs d'une œuvre littéraire n'hésitaient pas à zigouiller le critique imbuvable.

Bref, Zoïle était un crétin odieux et ridicule. Ce qui explique que personne n'ait jamais appelé son enfant de ce prénom bizarre. Sauf mes parents, bien sûr.

À douze ans, quand je découvris ma funeste homonymie, j'allai demander des comptes à mon père qui s'en tira avec des "plus personne ne sait cela".

Amélie Nothomb, "Le Voyage d'hiver", Albin Michel, 2009, p.14-15.