Aristophane et les femmes

ARISTOPHANE ET LES FEMMES,
d’après Lysistrata.

Korè archaïque
Musée archéologique d’Athènes

  1. La situation des femmes
    1. à Athènes (minorité, gynécée…)
    2. ailleurs en Grèce (Sparte)
    3. au théâtre : représentées par des hommes
  2. Le mythe de la prise de pouvoir par les femmes
    1. Le mythe des Amazones (cf. Lysistrata) et des Lemniennes
    2. Lysistrata
    3. l’Assemblée des femmes
  3. La femme et la guerre
    1. Lysistrata, une pièce pacifiste ?
    2. Les figures de la Paix : des figures féminines (« Paix » contre Polémos,Réconciliation…) ; les femmes s’entendent, les hommes en sont incapables (Lysistrata, Paix)
  4. Retour à l’ordre masculin ?
    1. La fin de Lysistrata
    2. La fin de l’Assemblée des femmes
    3. La fin de la Paix
    4. Les stéréotypes :
      1. la femme soumise à son sexe
      2. la femme ivrogne

La situation des femmes

À Athènes (minorité, gynécée…)

allusion dès les premiers vers de Lysistrata : alors qu’elle s’inquiète de ce qu’aucune femme n’ait répondu à sa convocation, sa voisine Cléonice lui rappelle combien il est difficile aux femmes de sortir de chez elles : « l’une a dû être occupée avec son mari, l’autre éveiller un esclave, une autre coucher son bébé, celle-ci le laver, celle-là lui donner la pâtée… » (v. 16-18) ; sans aucun rôle politique, la femme est réduite au rôle de maîtresse de maison, ou d’objet séduisant :

« Et que veux-tu que des femmes fassent de sensé ou d’éclatant, quand nous vivons assises avec notre fard, nos tuniques safranées sur le dos, bien attifées avec des cimbériques tombant droit et des péribarides ? » (v. 41-44)

De simples « bimbos » ! en somme, les « blondes », déjà… Et Aristophane d’énumérer complaisamment les « attributs » de la « pin up » athénienne : tunique jaune, chaussures élégantes, robe cimbrienne, petite chemisette transparente, parfum et fard, notamment l’orcanette, fard rouge sans doute destinée aux joues… (v. 41-48), ou encore petite ceinture (v. 72) ; Lysistrata ne renie en aucune manière cette image de la femme-objet ; bien au contraire, avec un art consommé digne des sports de combat, elle va retourner cette apparente faiblesse contre son adversaire, la gent masculine…

Un autre passage montre bien la soumission à laquelle était soumise la femme athénienne : des vers 507 à 538, Lysistrata explique son projet à un « commissaire » (προβούλος) particulièrement obtus. Elle lui rappelle que les femmes, dans les premiers temps de la guerre, ont dû assister, impuissantes et réduites au silence, les pires décisions des hommes, sans pouvoir même se permettre un conseil ou une remarque. Les signes tangibles de cette soumission étaient le voile et le fuseau : pudeur et travail de femme. Quant à leur révolte, elle relève ici de l’utopie aristophanienne…

On peut noter enfin le mépris dont elles sont l’objet : menaces de coups, injures… Pour ne citer qu’un exemple : τοῦτο μέν, ὦ γραῦς, σαυτῇ κρώξαις, « cela, la vieille, puisses-tu le croasser pour toi-même », réplique le Commissaire à Cléonice, v. 506. Elles sont à peine mieux considérées que des esclaves, ou des bêtes de somme… θήρια, κνώδαλα (bêtes sauvages, animaux) sont d’ailleurs les mots dont se servent les vieillards pour les désigner.

Ailleurs en Grèce (Sparte) :

la Spartiate est en apparence mieux traitée, puisqu’elle peut sortir de chez elle pour aller au gymnase, ce qui lui donne au moins une robustesse physique que lui envient les autres femmes: «- Quelle belle carnation! Quel corps vigoureux tu as! Tu étranglerais un taureau. – Ma foi oui, par les Dioscures. Je m’exerce au gymnase et me donne du talon au derrière en sautant. » (v. 80-82) ; mais il n’est pas sûr que cet entraînement ait eu d’autre but que d’en faire de bonnes reproductrices… Dans Lysistrata, Lampitô la Spartiate n’est pas différente de ses compagnes : elle éprouve la même solitude, les mêmes privations (v. 105-106), même si elle semble plus maîtresse d’elle- même : ainsi, elle est la seule à accepter d’emblée l’idée d’une « grève du sexe ».

 Au théâtre : représentées par des hommes

Le mythe de la prise de pouvoir par les femmes

Le mythe des Amazones et des Lemniennes

une première allusion à ce mythe, v. 191-192, lorsque Lysistrata propose de sacrifier un cheval blanc pour prêter un serment solennel sur ses entrailles : c’est le sacrifice-type des Amazones, selon Hérodote, comme des Scythes et des Thraces – et cela déclenche aussitôt une protestation de Cléonice.

Seconde allusion, dans le premier stasimon (parabase ?) : les vieillards imaginent avec horreur ce qui se passerait si les femmes prenaient si peu que ce soit le pouvoir :

« elles feront construire des vaisseaux, elles iront jusqu’à vouloir combattre sur mer et fondre sur nous, comme Artémise. Que si elles se tournent vers l’équitation, je biffe nos rôles de cavaliers. Car comme cavalière la femme excelle et se tient ferme : elle ne glisse point, même au galop. Vois plutôt les Amazones que Micon a peintes à cheval, combattant contre les hommes... » (v. 671-679) ;

Artémise était une reine de Carie qui combattit aux côtés de Xerxès en 480 ; quant à la célèbre fresque de Micon sur le Poecile, elle témoigne de l’importance de ce mythe chez les Athéniens… Il est assez comique, d’ailleurs, que les vieillards fantasment les femmes en guerrières invincibles, au moment même où elles font tous leurs efforts pour rétablir la paix !

La femme et la guerre

Lysistrata, une pièce pacifiste ?

Dans le premier affrontement avec le chœur des vieillards, on constate que l’on peut être pacifiste sans pour autant se montrer soumise : les femmes rivalisent, dans cet « agôn » intensément comique, d’outrance verbale avec les hommes, menaçant même de leur manger les entrailles, et elles finissent par les arroser copieusement, les forçant à battre en retraite piteusement. Il faut reconnaître que la figure féminine apparaît d’abord comme guerrière, que ces dames s’emparent par la force de l’Acropole, ou qu’elles affrontent vieillards ou même archers scythes; le vocabulaire est belliqueux, les déesses les plus souvent invoquées sont les épiclèses d’Artémis… Sans doute faut-il voir là le vieux fantasme de l’Amazone (cf. ci-dessus). Jusqu’au bluff : par deux fois, elles s’affirment plus nombreuses qu’elles ne sont (v. 354-355 et 452-454). Et à chaque fois, les hommes, terrifiés, reculent… y compris les archers scythes, pour le plus grand plaisir du spectateur, toujours ravi de voir brocarder les gendarmes !

Les figures de la Paix : des figures féminines (« Paix » contre Polémos, Réconciliation…)

Les femmes s’entendent, les hommes en sont incapables (Lysistrata, Paix) : cela se voit chaque fois que le groupe des femmes affronte celui des hommes, en particulier le chœur des vieillards : alors qu’elles avaient réussi à créer une assemblée de femmes où les conflits entre cités n’avaient pas de place, les hommes, eux, conservent la hargne et la haine accumulées entre les cités…

Retour à l’ordre masculin ?

La fin de Lysistrata : les femmes ne s’opposent guère à la hiérarchie dessexes, et semblent même accepter ce que les hommes disent d’elles : Εἰ δ’ἐγὼ γυνὴ πέφυκα, τοῦτο μὴ φθονεῖτέ μοι (v. 649) : si je suis née femme, ne m’en faites pas un crime… Elles ne revendiquentnullement un changement de statut, et encore moins une prise de pouvoir ; ce qu’elles veulent, c’est le retour à un ordre que la guerre a bouleversé. Elles ne demanderaient pas mieux que de vivre tranquillement dans leur maison, si les hommes se montraient raisonnables :

Ἐπεὶ ‘θέλω ‘γὼ σωφρόνως ὥσπερ κόρη καθῆσθαι, λυποῦσα μηδέν’ ἐνθαδί, κινοῦσα μηδὲ κάρφος, ἢν μή τις ὥσπερ σφηκιὰν βλίττῃ με κἀρεθίζῃ.

Car enfin moi je veux me tenir sagement comme une jeune fille, sans ennuyer personne, sans bouger même un brin de paille, si personne ne vient me prendre mon miel comme à un guêpier, et me provoquer !

  • La fin de l’Assemblée des femmes
  • La fin de la Paix

 

Les stéréotypes :

  • La femme soumise à son sexe : cf. au début de la pièce, Cléonice n’envisageant pas d’autre « affaire » possible que le sexe (v. 23- 24 : «Quelle affaire ? De quelle importance ? – Grande. – Et grosse aussi ? – et grosse tout à fait, par Zeus. – Et alors, comment ne sommes-nous pas là ? » ; plus tard, lorsque Lysistrata explique sa tactique à ses compagnes, consistant en une « grève du sexe », celles-ci ont tout d’abord un vif mouvement de recul : « Je ne saurais le faire. Tant pis, que la guerre continue ! » ; et Lysistrata de s’exclamer : « Ὦ παγκαταπύγον θἠμέτερον ἅπαν γένος !» (notre sexe dans son ensemble, tout pour le c… !) ; seule Lampitô accepte, emportant du coup l’adhésion de toutes (v. 124 sqq.)Un peu plus tard, le second épisode commence par un coup de théâtre : alors que Lysistrata s’était retirée sur un triomphe, après avoir fait battre en retraite les vieillards et les archers scythes, elle sort de la citadelle hors d’elle et désespérée ; c’est que les femmes se révèlent incapables de tenir leurs engagements de grève du sexe… On retrouve cette idée misogyne – mais si ancrée dans les mentalités, jusqu’à l’aube du vingtième siècle encore… – de la femme gouvernée par ses instincts, hystérique en somme…
  • La femme ivrogne : c’est ainsi qu’elle apparaît, dès le début de la pièce, comme si Lysistrata, pourtant la plus lucide et la plus dynamique des femmes, acceptait sans discussion ce cliché : « Ah ! si on les avait invitées à une fête de Bacchus… », aucun doute, elles seraient accourues ! (v. 1) ; un peu plus loin, les allusions se multiplient : « la femme de Théogénès, pour venir ici, a levé… la coupe » (v. 63-64) ; ou encore, toujours dans la bouche de Cléonice : « moi j’en suis, même si je devais mettre en gage l’encycle1 que voici… et en boire l’argent le jour même. » Le serment sera prêté « sur un pot de vin de Thasos » en guise de mouton sacrifié, et l’on jurera « de ne jamais y verser de l’eau » (v.194-196) ; et après la cuisante défaite subie par ses archers, le « commissaire », beau joueur, leur reconnaît du courage… « s’il y a un troquet dans les parages » (ἐάνπερ πλησίον κάπηλος ᾖ, v. 466)
  • Ménades et bacchantes, prêtresses de cultes inquiétants : ces cultes orgiaques, comme celui de Sabazios, auxquels le « commissaire » du premier épisode fait allusion (v. 386-398), synthétisent en quelque sorte le double caractère des femmes : ivresse bachique et orgie amoureuse.

Bibliographie

    • Madeleine Van Oyen, Aristophane, conservateur, utopiste et féministe, article internet.
    • Claude Mossé, La Femme dans la Grèce Antique, Albin Michel, 1983, 2ème édition, éd. Complexe, 1991, 185 p.
    • Nadine Bernard, Femmes et société dans la Grèce classique, Armand Colin, coll. « cursus », 2003, 167 p.