Études synthétiques | Études littéraires |
Titre | Contenu | longueur | registre |
Les demoiselles de Bienfilâtre | Une prostituée déshonorée pour avoir abandonné son métier | ironique | |
Véra | Le comte d'Athol fait revivre sa femme Véra par la seule force de sa volonté ; mais l'illusion se dissipe et il la rejoint dans la mort. | fantastique | |
Vox populi | Un vieil aveugle poursuit sa plainte, toujours la même, quand défilent les événements politiques. | A la fois lyrique et satirique | |
Deux augures | Un auteur et un directeur de journal discutent ; la presse comme royaume de la médiocrité. | satirique | |
L'Affichage céleste | Un "savant" imagine le moyen d'utiliser l'immensité du ciel à des fins publicitaires | satirique (et prémonitoire) | |
Antonie | Une jeune femme n'aime qu'elle-même, au point de porter ses propres cheveux en médaillon | courte : 1 p. | portrait satirique |
La machine à gloire | Un "savant" a imaginé une machine capable de recréer artificiellement un succès théâtral, mieux que la "claque" ! | satirique | |
Duke of Portland | Un jeune noble se retire du monde, parce qu'il a contracté la lèpre | tragique | |
Virginie et Paul | Deux jeunes amoureux se parlent – mais l'argent parasite leurs propos | satirique | |
Le Convive des dernières fêtes | Irruption dérangeante dans un salon d'un homme fasciné par les exécutions capitales | tragique | |
A s'y méprendre | Un homme, croyant se rendre dans un café où il a un rendez-vous, constate que ce lieu est exactement semblable à la morgue qu'il vient de quitter. | fantastique | |
Impatience de la foule | au 5ème siècle avant J-C, un envoyé de Léonidas arrivant à Sparte pour raconter l'héroïque résistance des soldats spartiates, est lynché par la foule qui croit qu'il vient annoncer une défaite honteuse. | tragique | |
Le Secret de l'ancienne musique | Au moment de jouer un morceau d'un compositeur allemand moderne (Wagner ?), le chef d'orchestre de l'Opera de Paris s'aperçoit qu'il lui faut un "chapeau chinois", instrument de musique militaire pratiquement disparu. On en déniche un... mais il ne doit jouer que les silences ! et le virtuose, très âgé, meurt en emportant son savoir-faire... | assez brève (trois pages) | satirique |
Sentimentalisme | Le comte Maximilien est trop doué de génie pour exprimer banalement ses émotions ; aussi sa maîtresse lui annonce-t-elle légèrement qu'elle le quitte. Il ne laisse rien paraître, et se suicide le soir même. | Tragique et satirique | |
Le Plus Beau Dîner du monde | Deux hommes rivalisent à qui réussira (déjà !) un dîner parfait ; ils font exactement la même chose, mais le second glisse une pièce d'or à chaque convive : il est déclaré vainqueur. | satirique | |
Le Désir d'être un homme | Un vieil acteur veut devenir un homme et éprouver des sentiments authentiques : il met le feu à un lieu public pour éprouver des remords – mais il constate qu'il ne ressent rien | tragique et satirique | |
Fleurs de ténèbres | Les fleurs vendues dans la rue aux coquettes sont en réalité volées sur les tombes. | satirique | |
L'Appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir | Un "savant" invente une machine destinée à "entraîner" les hommes à la mort de leurs proches, et donc à s'épargner un deuil coûteux le jour venu. | satirique | |
Les Brigands | Les bourgeois de deux villages voisins s'entretuent, en se prenant réciproquement pour des brigands. | satirique | |
La Reine Ysabeau | Au XVème siècle, la reine Ysabeau de Bavière se venge sauvagement d'une parole imprudente de son amant. | tragique | |
Sombre récit, conteur plus sombre | Un homme raconte comment, assistant au duel mortel d'un ami, il n'a éprouvé que des sentiments esthétiques, trop rompu qu'il était au théâtre. | tragique | |
L'Intersigne | Le narrateur éprouve, face à un prêtre, le terrible pressentiment de la mort de celui-ci, dont le manteau avait jadis touché le tombeau du Christ | fantastique | |
L'Inconnue | Une jeune femme sourde refuse de croire en l'amour du Narrateur, car il est incapable d'un langage authentique | satirique et tragique | |
Maryelle | Une femme légère décide un jour de devenir sage, parce qu'elle est tombée amoureuse d'un tout jeune homme, qui la croit vertueuse... ce qui ne l'empêche nullement de se livrer à des amours vénales, où le sentiment n'entre pour rien. | ironique | |
Le Traitement du docteur Tristan | comment un "médecin" guérit les "maux d'oreille", les "voix" que l'on entend : amour de la patrie, honneur, idéal... pour leur substitué un "bon sens" béat | brève | satirique |
Conte d'amour | série de poèmes | Lyrique | |
Souvenirs occultes | Un aventurier pilleur de tombeaux succombe dans une embuscade ; souvenir raconté par un de ses descendants, qui fuit les hommes | brève | lyrique et tragique |
L'Annonciateur (épilogue) | Description somptueuse d'une fête chez les Juifs ; le Roi Salomon porte une bague en forme de croix ; Azraël survient, ange de la mort. | Lyrique et tragique | |
Les Amies de pension | Deux amies d'enfance deviennent, par nécessité, courtisanes ; mais elles ont un "ami de cœur". Un jour l'une d'elle croit que l'autre lui a pris son ami ; elles se brouillent – jusqu'à ce que la "coupable" révèle qu'il s'agissait de relations tarifées... | ironique | |
La Torture par l’espérance | Sous l'Inquisition, un homme résiste aux pires tortures, jusqu'au jour où on lui fait croire qu'il peut s'évader | Horreur et tragique | |
Sylvabel | Une jeune femme se refuse à son mari, jusqu'à ce que celui-ci, sur le conseil d'un ami, ne se livre devant elle à des actes de cruauté gratuite sur des animaux | Ironique | |
L’Enjeu | Dans le salon de Maryelle, un abbé débauché révèle, à la suite d'un pari perdu, "le secret de l'Église" : il n'y a pas de purgatoire. | ironique | |
L’Incomprise | Une jeune femme croit que son mari ne l'aime pas, parce qu'il ne la bat pas ! | ironique et satirique | |
Sœur Natalia | Une religieuse fuit le couvent pour suivre un amant ; abandonnée, elle revient, croyant ne pas pouvoir y rentrer ; mais la Vierge, qu'elle avait priée avant de partir, lui a gardé sa place. | lyrique | |
L’Amour du naturel | Des Daphnis et Chloé des temps modernes vivent dans un monde totalement artificiel, ou plus rien n'est authentique. | Satirique | |
Le Chant du coq | Une réécriture de l'arrestation et du procès de Jésus, et une méditation autour du chant du coq, seul coq qui restât dans Jérusalem, et qui était chargé d'annoncer les heures. | ironique et tragique |
Les Contes cruels constituent un
En quoi les 37 contes qui forment le double recueil de 1883 et 1888 constituent-ils une unité, alors qu'ils ont été écrits à des périodes différentes, et publiés dans des revues variées ? Qu'est-ce qui fait l'unité organique du recueil ?
Il ne s'agit pas d'une
S'agit-il alors d'une
Enfin, le sens du recueil en tant qu'unité est-elle pré-existente à toute lecture, voulue, construite par l'auteur (pour autant que nous puissions en juger), ou ne résulte-t-elle que de l'acte de lecture ?
Ce qui frappe le lecteur lorsqu'il aborde les Contes cruels, c'est l'extrême diversité des thèmes et des sujets abordés : histoire, religion, sentiments et incommunicabilité entre les amants, médiocrité et vénalité des femmes, critiques du progrès scientifique, ou plutôt de la foi aveugle en ce progrès... C'est un fourre-tout, dans lequel Villiers semble avoir voulu tout dire.
Là encore, on ne peut qu'être frappé par le
Pourtant, il n'est pas difficile de repérer des facteurs d'unité :
« Comme [les poètes symbolistes], Villiers voulait à tout prix écrire dans un style qui se différencierait nettement du langage de tous les jours, qui serait toujours tendu vers un beau idéal, qui n'aurait rien de commun avec le laisser-aller des écrivains à succès de l'époque. Lui aussi pratique un style qui penche vers le rare et le précieux, qui a une musique toute particulière, qui abhorre les clichés et les lieux communs, qui favorisme les archaîsmes et les mots rares, qui bouleverse l'ordre habituel des mots et qui exige, de la part du lecteur, un effort continuel de compréhension. » (A.W. Raitt, Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, José Corti, 1986, p. 144-145.)
Villiers croyait à la toute-puissance du langage ; dans « Le traitement du Docteur Tristan », le personnage principal, pour réduire ses clients à un état d'euphorie bourgeoise, détruit systématiquement le sens de certains mots clés.
Mais l'usage bourgeois de certains mots ("amour", "progrès", "humanité"...) les a dévalorisés, alors que le poète aussi est contraint de les utiliser. La jeune sourde de « L'inconnue » devine chaque mot de son amant, tout simplement parce que tous les hommes tiennent le même discours :
« Hélas, dit-elle, c'est que... ce que vous dites, vous le croyez personnel, mon ami ! Vous êtes sincère ; mais vos paroles ne sont nouvelles que pour vous. – Pour moi, vous récitez un dialogue dont j'ai appris, d'avance, toutes les réponses. Depuis des années, il est toujours le même. C'est un rôle dont toutes les phrases sont dictées et nécessitées avec une précision vraiment affreuse (...) Songez que les circonstances dictent toujours les mêmes paroles et que le visage s'harmonise toujours un peu avec elles ! »
Villiers, et les Symbolistes après lui, ont tenté de résoudre le problème en recherchant la musicalité de la langue. Villiers, lui-même musicien, et fervent admirateur de Wagner, était particulièrement sensible à cette musicalité. Les symbolistes ont reconnu en lui un poète, bien qu'il écrivît en prose : celle-ci, poétique et cadencée, s'apparentait aux genres intermédiaires qu'ils prisaient fort : poème en prose et vers libre.
Plusieurs contes sont d'ailleurs des poèmes en prose : Souvenirs occultes est une version allongée d'un poème en prose publié en 1867, El Desdichado ; Fleurs de ténèbres et A s'y méprendre semblent également appartenir à ce genre, et plus encore Vox populi, avec son refrain.
Si la contribution personnelle de Villiers au genre du poème en prose a été assez modeste, il a beaucoup fait pour le développer. Il a fait connaître Aloysius Bertrand, et sa Revue des Lettres et des arts s'était fait une spécialité du genre ; il en a publié beaucoup, notamment des poésies allemandes et chinoises traduites en prose par Judith Gauthier et Catulle Mendès. Il a donc contribué à la vogue du poème en prose parmi les poètes de 1885.
Villiers de l'Isle-Adam est considéré comme un symboliste et un parnassien ; en réalité il se désintéresse des mouvements littéraires, et des réflexions esthétiques. Certes, il a été l'ami de Baudelaire, il est celui de Mallarmé et de Catulle Mendès, mais il se tient à l'écart des écoles, et se considère plutôt comme l'héritier du Romantisme.
Comme en témoigne le conte « Les deux augures », il lui reproche sa trivialité et sa médiocrité.
Il professe une véritable
Au théâtre, il tente sans grand succès d'introduire le genre du "drame philosophique" (voir Axël), mais il aura une grande influence, par exemple sur Maurice Maeterlinck.
Villiers fut considéré par ses contemporains comme "le restaurateur de l'idéalisme littéraire" (Rémy de Gourmont), "Un des maîtres de l'idéalisme" (Henri de Régnier)
"Villiers, en effet, fut une protestation vivante contre l'esprit positiviste et réaliste de son temps. Dans la marée naturaliste qui submergea presque, à un moment, la pensée française,il demeura une des pierres qui opposa au flot son bloc indicateur. Il fut un des représentants de l'Idéalisme." (Henri de Régnier, Portraits et souvenirs, p. 23).
Hostile au positivisme et au scientisme, il s'affiche comme philosophe
Croyant en
Cette croyance en la possibilité de communiquer avec les morts est très caractéristique du XIXème siècle : elle a fasciné Victor Hugo, Balzac, Nerval, Théophile Gautier... Elle a connu un regain de vigueur avec la théorie des Correspondances. Elle a passionné Baudelaire, et après lui Villiers, bien plus d'ailleurs que Verlaine ou Mallarmé.
En 1866, il lit le Dogme et rituel de la Haute Magie, d'Éliphas Lévi, qui lui inspire «Claire Lenoir » ; « L'intersigne », dans sa première version en 1868, est imprégné d'occultisme (ce n'est pas encore un conte chrétien : il n'est pas question du tombeau du Christ) ; de même, la première version de « Véra » (1874, sans la conclusion et l'incident de la clé).
Mais en 1876, Villiers revoit son conte, ajoute le détail final de la clé : Véra n'a été qu'une illusion et non une véritable résurrection, ce qui s'apparenterait à un sacrilège : Villiers s'éloigne de l'occultisme, peu compatible avec un catholicisme orthodoxe.
Comme beaucoup à son époque, Villiers est influencé par la
À partir des années 1850, la philosophie allemande de Kant, Schelling, Fichte, Hegel et Schopenhauer connut une très grande vogue
dans les milieux intellectuels ;
Villiers découvre Hegel en 1859-1860 grâce à son cousin Hyacinthe Du Pontavice de Heussey ; son roman inachevé, Isis, s'en fait l'écho ; Claire Lenoir, en 1867, est clairement hégélien : Villiers veut alors faire la synthèse de l'hégélianisme et du christianisme.
Mais Villiers n'admet pas la notion de progrès, pourtant essentielle à la philosophie de Hegel, et il se méfie des pouvoirs de la raison : deux raisons pour s'éloigner assez vite de l'hégélianisme. En 1870, il annonce à Mallarmé : "J'ai planté là Hegel".
En 1887, à court d'argent, Villiers ressuscite Claire Lenoir ; il veut profiter de la publicité que lui a donnée Huysmans dans À Rebours(1884). Mais il donne alors à Claire une position chrétienne et anti-hégélienne ; Claire devient l'adversaire de son mari.
Enfin, sa philosophie ultime pourrait se définir comme un
Nous ne connaissons de l'Univers que ce que nous en pensons : seules nos pensées sont réelles pour nous. Nous n'avons donc aucun moyen de connaître ce qui est en dehors de nous.
À la fin de sa vie, Villiers sombre dans un véritable
La dénonciation de la bêtise, c'est-à-dire, en gros, de l'idéologie bourgeoise, est un leit-motiv du XIXème siècle, depuis le Romantisme jusqu'au symbolisme, en passant par Flaubert (songeons au Dictionnaire des idées reçues), Baudelaire, Verlaine ("Monsieur Prudhomme")... Chez Villiers, c'est une véritable obsession, comme en témoigne, dans son œuvre, le personnage récurrent de Tribulat Bonhommet, ou encore le portrait d'Alicia Clary dans L'Ève Future. On ne pouvait pas ne pas rencontrer ce thème dans les Contes Cruels et les Nouveaux contes cruels.
Les principales caractéristiques de la bêtise s'y retrouvent donc représentées :
Sans surprise, on trouvera ici :
Le fantastique est très loin d'être la caractéristique dominante des Contes de Villiers de l'Isle-Adam ; ainsi, sur 37 contes, 9 seulement, soit moins du quart, appartiennent véritablement à ce genre. Encore faut-il nuancer...
Les femmes occupent chez Villiers une place bien plus grande que chez Gogol ; elles jouent un rôle important dans 16 contes sur 37 ; parmi ces contes, 13 ont une femme comme protagoniste, dont 10 dans le rôle-titre.
Mais comment définir ces rôles ?
Elle est relativement peu représentée dans les Contes : seules Véra et l'Inconnue peuvent prétendre à ce titre.
L'idéal n'a donc rien de spécifiquement féminin ; bien plus nombreux sont les personnages masculins qui incarnent l'idéal, de Félicien à Maximilien, du Comte d'Athol au Baron Xavier...
La femme, chez Villiers, incarne bien plus souvent la médiocrité, ou la bêtise :
Incarnée, dans une certaine mesure par Sylvabel (mais on ne sait trop si la jeune femme est fascinée par la cruauté de son amant, ou par l'effort qu'il s'est imposé pour la séduire), et surtout par Ysabeau de Bavière, la femme est aussi une redoutable prédatrice, possessive, cruelle et meurtrière. On voit ici combien Villiers a été influencé par certaines figures chères au symbolisme, comme Hérodiade.
Écartelé, comme l'était son maître Baudelaire, entre deux figures de femmes, la "pure" Présidente et la fascinante mais inquiétante Jeanne Duval, Villiers a transposé cette double image du féminin dans ses contes.
Mais les deux extrêmes apparaissent plutôt comme des exceptions : à Véra et à l'Inconnue ne s'oppose vraiment que la redoutable Ysabeau de Bavière, qui avait également attiré le Marquis de Sade.
Aux yeux de Villiers, ce qui domine, c'est plutôt la médiocrité de femmes qui, plus que les hommes, sont victimes de la mode et de l'opinion publique, et qui ainsi incarnent, par excellence, toutes les tares de la société bourgeoise.
Cette nouvelle occupe seulement 18 pages.
un début in medias res : après une maxime que la nouvelle sera chargée d'illustrer, – L'amour est plus fort que la mort, a dit Salomon : oui, son mystérieux pouvoir est illimité. –, nous voyons le comte d'Athol, protagoniste de l'histoire, rentrer chez lui accablé après avoir enterré sa jeune femme, Véra, morte la veille.
Puis un flash-back nous ramène d'abord au moment de sa mort, puis à la cérémonie, jusqu'au moment où le Comte jette la clé du tombeau à l'intérieur.
Dès ce début, les signes se multiplient :
S'ensuit une description de la chambre où est morte Véra, où s'accumulent les marques de la vie passée et de la mort présente : fleurs qui se fanent, partition, mules abandonnées... Tout semble mis en scène pour signifier une présence encore vivante, mais tout est parfaitement rationnel et vraisemblable.
Nouveau flash-back : la rencontre des amants, leur caractère anti-conformiste, et leur nature essentiellement épicurienne et matérialiste. Ils sont, nous dit Villiers, totalement imperméables aux idées métaphysiques et à toute forme de mysticisme. Leur union semble de nature purement charnelle et sexuelle, accompagnée d'une identité de vue et de pensée.
La mort de Véra a donc amené une rupture décisive ; la suite nous décrit la nuit, avec l'apparition de plusieurs étoiles : Vénus, que le comte identifie à la jeune femme, la veilleuse de l'iconostase (qui nous révèle au passage que Véra doit être russe, et de tradition orthodoxe).
Le récit se caractèrise par une alternance entre le singulatif et l'itératif.
Le récit commence par le geste d'éteindre la veilleuse, explicité par une douleur trop grande – mais l'on s'apercevra vite qu'il s'agit en fait de supprimer tous les signes de la mort.
Puis l'intervention du vieux serviteur, Raymond, être de raison (jeu sur le nom ?) mais qui va accepter sans protester la fiction que crée son jeune maître : nier la mort.
Nous assistons ensuite au retour de l'itératif : le récit d'une année entière, durant laquelle la présence de Véra devient de plus en plus tangible, au point qu'il est impossible de décider, d'après la syntaxe, si le comte voitréellement « l'Illusion souriante, assise, à ses yeux, sur l'autre fauteuil » ; la présence devient de plus en plus concrète, non seulement pour le comte, mais aussi pour Raymond, et pour le lecteur. Tous les sens sont concernés : toucher ("un baiser"), odorat ("parfum vertigineusement doux"), ouïe (sonnette, piano, paroles...), vue ("une robe noire") et même les pensées ; mais durant toute cette année, la frontière entre l'illusion et le réel se maintient tant bien que mal. Le comte croit en la présence de Véra, mais Raymond demeure relativement lucide.
Nouvelle occurrence du singulatif, à une date bien particulière : la fête de Véra, c'est-à-dire l'anniversaire de sa mort. Jusque là, c'était le comte qui, par la force de son amour et de sa volonté, suscitait la présence de Véra. Mais ce jour-là, les choses semblent lui échapper. Les perles, le collier d'opale, le mouchoir ensanglanté, la partition, la veilleuse, les fleurs, et même la pendule brisée qui s'est remise en marche paraissent avoir changé d'eux-mêmes, sans qu'il intervienne.
L'hésitation entre rationnel et irrationnel est ici à son comble ; impossible de savoir si les faits se sont réellement produits (et dans ce cas, quelle explication rationnelle leur donner ? Une intervention du vieux serviteur ? Des gestes inconscients du comte ?) ou s'ils ne sont que le résultat d'une illusion : voir la répétition des "comme" et "comme si" :
Le tout suivi d'une série d'exclamations et de questions qui ne peuvent être celles du comte, à qui tout semble normal et qui ne remarque rien : est-ce donc le Narrateur qui intervient ?
L'illusion d'une présence se renforce encore par le passage au point de vue de Véra elle-même. Elle devient le sujet des verbes : elle est donc vivante. Elle "s'efforçait", elle "devait avoir envie", elle "avait tressailli", "avait frémi en regardant"... Le point culminant du conte est alors atteint, par la présence réelle de Véra, et le baiser échangé.
«Véra » se distingue donc du fantastique habituel : ici seul le lecteur (et dans une certaine mesure le narrateur) doute du caractère surnaturel des faits : pour le Comte d'Athol, comme pour le majordome au bout d'un certain temps, le surnaturel paraît tout à fait normal.
Si la construction de l'illusion s'est distandue en une longue protase, la chute se résoud brutalement en une apodose de quelques lignes.
Une seule parole suffit à rompre l'enchantement : et cette parole, c'est le retour de la raison : le constat « Tu es morte ».
En un instant, la réalité triviale reprend ses droits, et comme dans un conte populaire, le carrosse redevient citrouille. Extinction des flammes, dissolution, retour du terne et du froid : le retour au réel est brutal et cruel.
Mais à cette chute "rationnelle" s'oppose une seconde chute : la clé du tombeau, mystérieusement apparue sur le lit nuptial, et que seule Véra a donc pu apporter...
Le sens de cette chute est donc ambigu : la présence de Véra était-elle une illusion, un rêve du Comte, ou une réalité tangible ? Et que signifie cette réponse : l'invite-t-elle à mourir à son tour ? Ou bien au contraire à lui rendre visite au lieu où elle se trouve vraiment, en ce tombeau où il ne voulait pas aller – et donc à accepter la réalité de sa mort ?
Il faut noter que cet ultime épisode n'apparaît qu'en 1876. Il vise à renforcer le caractère "réel" de la présence ; mais il rompt l'hésitation. La présence de Véra devient indubitable, et nous fait basculer du fantastique au merveilleux.
L'origine du fantastique est, selon Tzvetan Todorov, « l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel.» (Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, p. 29.)
Le fantastique naît dans un lieu clos, loin des hommes et de la société qui empêcheraient le plein développement de l'illusion. Dès le début de leur amour, se sentant différents, Véra et Roger se sont isolés « dans ce vieux et sombre hôtel, où l'épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors. » Et dès la mort de Véra, le Comte s'enferme davantage en interdisant toute visite. Et le dernier acte, la rencontre réelle a lieu au cœur de l'hôtel, dans un lieu encore plus clos : la chambre de Véra, pleine de ses objets et des traces de sa présence. L'on rejoint ici l'occultisme, très à la mode alors, où l'on prétendait communiquer avec les morts en demeurant dans leur lieu familier.
Ici, le fantastique ne naît pas d'événements extraordinaires, auquel il serait impossible d'apporter la moindre explication rationnelle, comme dans « Le Nez » de Gogol ; les perles et l'opale qui se réchauffent, les fleurs fraîches etc. peuvent n'être que l'effet d'un rêve du Comte : « Le comte se dressa ; il venait de s'apercevoir qu'il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d'un seul coup... ». Seule la présence de la clé, à l'extrême fin du conte, peut laisser penser que la présence de Véra était bien réelle.
Le fantastique est donc ici très discret. Il n'a d'autre témoin que le Comte, son vieux serviteur, et un Narrateur sur lequel on ne sait rien, et qui disparaît totalement ou presque derrière son récit, ne se manifestant que par des maximes au présent gnomique qui tendent toutes à renforcer l'illusion.
La série de poème intitulée "Conte d'amour" se situe presque à la fin des Contes cruels, entre la satire grinçante du "Traitement du docteur Tristan" et la rêverie quelque peu chimérique des "Souvenirs occultes". À l'origine, il s'agissait de poèmes publiés dans différentes revues, et qui n'avaient pas vocation à former un texte unique.
Il nous faudra donc nous interroger :
Il comprend sept sections, toutes munies d'un titre.
"Conte d'amour" est donc bien un récit, qui commence par un amour et un portrait idéalisé de la femme, culmine avec la révélation de la véritable nature de celle-ci – trompeuse, meurtrière, indifférente et vile – et s'achève par le rejet de la femme, le désamour et la libération de l'amant.
Ce récit s'intègre donc dans la perspective des Contes cruels :