Par Inconnu [CC BY-SA 3.0 nl (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/nl/deed.en)], via Wikimedia Commons : Claude Simon en 1967
Biographie de Claude Simon | Claude Simon et le "Nouveau Roman" | Le désastre de la guerre dans la Route des Flandres |
Petite chronologie de La Route des Flandres L'entremêlement des temps dans la Route des Flandres |
La sexualité dans le roman | La famille dans le roman |
La géographie du roman | Un roman à cheval ? | Les dialogues dans la Route des Flandres |
Les prolongements dans l'œuvre de Claude Simon | Textes expliqués | Bibliographie : |
Claude Simon naît le 10 octobre 1913, à Tananarive, dans l'île de Madagascar, d'un père militaire, qui meurt dès le 27 août 1914 dans la Grande Guerre.
Dès la fin de la guerre, durant l'été 1919, sa mère l'entraîne sur les champs de bataille, à la recherche de la tombe paternelle ; il racontera ce périple, traumatisant pour un enfant de cinq ans, dans L'Acacia.
Sa mère, elle, décède d'un cancer le 5 mai 1925, alors que l'enfant n'a que 12 ans.L'enfant sera élevé par sa grand-mère maternelle, arrière-arrière-petite-fille du général révolutionnaire Jean-Pierre Lacombe-Saint-Michel ; et durant les vacances, par les trois sœurs célibataires de son père Louis, Louise, Eugénie et Artémise Simon ; il en dressera le portrait dans L'Herbe (1958) ; durant l'année scolaire, il est interne au collège Stanislas de Paris.
En 1931, il décide de se consacrer à la peinture et à la photographie ; il fait connaissance de sa première compagne, Renée Crog, avec qui il vivra jusqu'en 1944 ; après son service militaire dans un régiment de dragons à Lunéville (1934-35), il se rend en Espagne au moment de la guerre civile, sans participer directement aux combats, ce qui sera le sujet de son roman Le Palace. En 1937, il effectue un voyage en Pologne et en URSS.
Lorsque éclate la Seconde guerre mondiale, il est mobilisé à nouveau dans un régiment de dragons.
Prisonnier des Allemands en 1940, il s'évade, rejoint Perpignan, puis, après la fin de la zone libre, rentre à Paris où il participe à la Résistance.
Le 7 octobre 1944, son épouse, Renée, se suicide.
Après la guerre, il devient viticulteur en Roussillon, tout en se consacrant à son œuvre littéraire.
En 1951, il épouse Yvonne, divorcée de Marc Saint-Saëns (un descendant du compositeur), et elle-même peintre et sculpteur.
Les œuvres antérieures au Vent diffèrent profondément de celles qui vont suivre ; Claude Simon ne souhaitera pas les rééditer. À partir de 1955, il entame les recherches qui le mèneront aux grands romans.
En 1960, il signe le Manifeste des 121 contre la guerre d'Algérie, ce qui lui vaut une inculpation.
En 1962, son couple avec Yvonne s'est refroidi ; il fait la connaissance de Réa Karavas, une Athénienne de 34 ans. Ils décident de vivre ensemble (sans qu'il divorce d'Yvonne, à qui il continue de rendre visite.
En 1967, il obtient le Prix Médicis pour son roman Histoire.
En 1971, il participe avec Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et d'autres au colloque de Cerisy-La-Salle sur Le Nouveau roman ; et en 1973, un second colloque lui est entièrement consacré.
Le divorce avec Yvonne est prononcé en 1977 ; Claude Simon épouse Réa en 1978.
En 1985, il est lauréat du Prix Nobel de littérature.
À la fin de sa vie, il résidait entre sa maison de Salses-le-château et son appartement parisien du n° 3, rue Monge, en plein quartier latin. Il était l'ami des peintres Pierre Soulages et Jean Dubuffet.
Il meurt le 6 juillet 2005, et repose au cimetière Montmartre.
Voir la synthèse sur le Nouveau Roman.
Si Claude Simon, dès le départ, fait partie du groupe de romanciers à l'origine de ce qu'on a appelé le "Nouveau Roman", très vite, il s'en distingue par une attitude beaucoup moins dogmatique que celle, par exemple, d'un Jean Ricardou ou d'un Alain Robbe-Grillet. Il se distingue du mouvement par plusieurs points essentiels.
Dès le départ, Claude Simon est en porte-à-faux par rapport à cette exigence du Nouveau Roman : loin de refuser la notion de référent, il s'appuie au contraire, et de manière parfaitement consciente, sur une réalité vécue, auto-biographique.
Ainsi, la Route des Flandres est-elle une route bien réelle, que l'auteur a parcourue en 1940 lors du tragique épisode de la défaite ; le cheminement des quatre cavaliers, la mort de Reixach sont des anecdotes vécues. Cette dimension auto-biographique est clairement revendiquée par l'auteur ; Alain Robbe-Grillet s'en fera l'écho dans Les jardins publics, p. 33 :
"Il faut bien croire que S. accorde aux référents une importance supérieure à celle que font les autres romanciers de cette réunion."
La dimension auto-biographique, le travail de la mémoire sont donc essentiels à l'œuvre de Claude Simon.
Certes, il ne faut pas pour autant s'attendre à voir respecté un quelconque "pacte auto-biographique" tel que défini par Philippe Lejeune ; mais ces romans, qui restent des romans, sont faits "à base de vécu". On serait plus proche, finalement, d'une forme d'autofiction.
Or, chez Claude Simon, on trouve au contraire un usage proliférant de la métaphore.
Robbe-Grillet, dit-il, veut refuser sévèrement (j'allais dire superstitieusement) la métaphore, alors que toute mon œuvre est construite sur la nature métaphorique de la langue". ("Pour en finir avec l'équivoque du réalisme", L'Humanité, 20 mai 1977).
Dans Nouveau Roman, hier, aujourd'hui, il cite son ami le poète Michel Deguy, qui dit :
« En ce qui concerne, donc, la métaphore, je ne puis m'empêcher, en définitive, malgré certains
débats récents où tel romancier, ou néo-romancier, croyait pouvoir annnoncer la fin de la métaphore,
de prendre la
Nouveau Roman, hier, aujourd'hui, ouvrage collectif, éditions 10/18, 1972
Nous ne donnerons ici que quelques repères, afin de faciliter la lecture ; Claude Simon en effet bouscule volontairement la chronologie, et le lecteur peut être un peu perdu.
Ainsi que le montre la petite chronologie ci-dessus, plusieurs périodes s'entremêlent constamment dans le roman, au point que l'auteur lui-même a éprouvé le besoin de fixer par un schéma les différentes périodes, en usant d'un "code couleur", comme le montre l'image ci-dessous.
La première page du "plan de montage" de la Route des Flandres.
Ce que l'on peut considérer comme le présent du roman, pour lequel d'ailleurs alternent le récit à la 3ème et à la 1ère personne, s'étend sur plusieurs mois :
Ce long épisode s'étire donc durant environ neuf mois, de l'hiver 1939 à l'automne 1940.
On peut rattacher à ce "présent" ce qui apparaît comme une prolepse, une projection dans l'avenir : ce qui est raconté au présent pourrait n'être qu'un récit, fait cinq ans plus tard (donc en 1945), à Corinne.
Les années précédant immédiatement la guerre constituent une première analepse ; on trouve deux moments essentiels :
Celle-ci remonte au XVIIIème siècle, et représente une sorte de préparation à l'histoire de Reixach : un homme mal marié, trompé par sa femme avec un valet, et qui se suicide pour des motifs plus ou moins énigmatiques. Ce passé est matérialisé par un tableau de famille (qui figure sur la couverture du livre).
Portrait de l'ancêtre © C. Simon.
S'il est relativement facile de repérer ces différents moments de l'histoire des personnages, la difficulté réside dans l'absence totale de linéarité : comme le montre l'image du "plan de montage", les séquences alternent, se superposent, sans que parfois la "jointure" soit visible. Une même scène peut être éclatée entre plusieurs moments du récit : ainsi, la rencontre avec le cheval mort, qui revient à plusieurs reprises.
De même, on passe presque sans transition d'un récit fait à Blum pendant leur captivité, au même récit fait à Corinne, après la guerre...
Observons par exemple une série de séquences qui se trouve presque à la fin de la première partie, entre la page 92 et la page 105.
Longtemps il a paru inconvenant de signaler la présence de l'Histoire dans ce roman : le dogme du "Nouveau Roman" s'y opposait. Mais l'on est revenu heureusement à une interprétation plus raisonnable de l'œuvre de Claude Simon, qui n'est donc pas une simple combinatoire sans référent, pur jeu formaliste où l'écriture ne parlerait que d'elle-même.
Le lecteur repère des moments historiques précis dans le roman :
Durant les deux guerres, en Espagne et en France, les protagonistes, les De Reixach, ont joué le rôle que l'on attendait d'eux : l'ancêtre, conventionnel et régicide, mais néanmoins aristocrate, a participé comme cavalier à la guerre Napoléonienne qui visait à exporter la Révolution ; il a donc agi à la fois en Noble (en servant dans l'armée) et révolutionnaire (en luttant aux côtés de Napoléon). Son descendant, le capitaine, s'est lui aussi engagé dans la prestigieuse cavalerie ; sa mort sabre au clair est typiquement un geste de panache aristocratique (même s'il est totalement déplacé face aux armes modernes, en l'espèce une mitraillette).
Quant à la troisième période, moins importante sans doute, celle qui a vu le triomphe de la bourgeoisie capitaliste, elle a marqué le déclin de l'aristocratie, au profit d'une nouvelle classe dirigeante.
Claude Simon, brigadier durant la seconde guerre mondiale, a vu de ses propres yeux, à la fois les erreurs stratégiques et tactiques qui ont valu à la France une humiliante défaite, et les souffrances qui en ont résulté.
Dès lors, ce sont les Allemands qui ont la maîtrise du temps : attendus vers le 18 mai, l'ennemi arrive dès le 12 mai à la Meuse, à travers les Ardennes. D'où l'emploi absurde d'unités à cheval contre une armée allemande armée de blindés et de mitrailleuses !
Mobilisé le 27 août 1939, il vit d'abord la "drôle de guerre".
Les événements se précipitent en mai 1940 :
Tous ces événements sont reproduits dans La Route des Flandres : jusqu'à la topographie précise des lieux, comme en témoigne ce dessin de Claude Simon :
La route des Flandres - © C. Simon.
On comprend la colère et l'amertume de Claude Simon, qui s'est senti sacrifié par les États-majors : La mort du vieux général qui a littéralement vu disparaître sa troupe et se tire une balle dans la tête, exprime symboliquement toute l'absurdité de la guerre, jamais magnifiée, et toujours décrite comme un désastre.
L'héroïsme guerrier, l'exaltation de la guerre sont des sentiments qui suscitent chez Claude Simon une ironie féroce.
Ainsi évoque-t-il le temps de la mobilisation générale, en 1939 : "... dans une lumière corrodante, des fantômes
sanglés et bottés gesticulaient d'une façon saccadée commes s'ils avaient été mus non
L'héroïsme, l'esprit chevaleresque, sont incarnés par les deux Reixach, qui agissent de manière symétrique (même si, pour le second, un tel mimétisme devient parfaitement anachronique).
Tous deux participent à une guerre désastreuse, et sont honteusement battus ; tous deux réagissent en se suicidant.
Mais dans les deux cas, le doute s'introduit quant aux véritables raisons de ce suicide :
Dans les deux cas, l'échec militaire se double d'un échec conjugal – et social : car tous deux sont cocufiés par un domestique ! Et dans les deux cas, les raisons privées, plutôt médiocres, semblent l'emporter sur les raisons publiques et patriotiques : ils se tuent moins par désespoir de la défaite, que par dépit amoureux. Ce qui ôte à leur geste fatal une bonne partie de son aura...
"Il ne s'agissait là ni d'honneur ni de courage et encore moins d'élégance mais d'une affaire purement personnelle et non pas même entre lui et elle mais entre lui et lui." (p. 15)
Inversement, les subalternes feront montre d'un bel appétit de vivre, qui se traduit en appétit sexuel : ainsi revient à plusieurs reprises l'image obsessionnelle de la jeune femme à demi-nue, aperçue dans la grange à la lueur d'une bougie, puis devinée plutôt qu'aperçue derrière le rideau figurant un paon (p. 68-71, puis p. 136 : "toute cette cochonnerie n'avait pas encore rompu brisé en nous ce qui est comme l'hymen des jeunes gens [...] cette virginité ces désirs virginaux frais guettant la fille entrevue..." ; et Georges, rescapé contre toute attente, va lui aussi cocufier, post mortem, son noble cousin en couchant avec Corinne.
On trouve essentiellement deux types de lieux dans le roman de Claude Simon : les lieux de la guerre, et ceux de la paix.
Comme dans la plupart des romans de Claude Simon, la sexualité est très présente dans la Route des Flandres, aussi bien par des évocations directes (en particulier les scènes érotiques entre Georges et Corinne) que d'un point de vue métaphorique.
Plusieurs rapports sexuels sont évoqués dans le roman :
On remarquera qu'à chaque fois ou presque, la scène est marquée par la transgression : l'adultère (pour Corinne et Iglésia, comme pour Virginie et le valet) doublé ici d'un caractère ancillaire : la femme trompe son mari avec un valet, ou du moins un inférieur. Quant à la liaison entre Georges et Corinne, elle est vécue comme une sorte d'interdit, presque d'inceste : Georges est à la fois le cousin et le subordonné du mari de Corinne.
Seule la relation entre Virginie et Henri est légitime, mais c'est une passion vénéneuse, qui entraînera Henri au suicide.
Un vocabulaire et des connotations sexuelles apparaissent à de multiples reprises dans le texte
Cette expérience régressive est associée à un érotisme oral, des images tactiles et olfactives, des couleurs (noir, bleuâtre, brun, bistre, orange...) : voir ici par exemple :
Le visage parmi l'herbe nombreuse, la terre velue, son corps tout entier aplati, comme s'il s'efforçait de disparaître entre les lèvres du fossé, se fondre, se glisser, se faufiler tout entier par cette étroite fissure pour réintégrer la paisible matière (matrice) originelle (p. 244).
L'image essentielle est celle de l'herbe, classiquement associée aux poils pubiens. Mais de nombreuses autres images sont empruntées au monde végétal : "touffe" et "touffeur", "tige", "broussailles", "lierre griffu"...
"Peut-être étais-je toujours couché là-bas dans l'herbe odorante du fossé dans ce sillon de la terre respirant humant sa noire et âcre senteur d'humus lappant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres touffues me léchant le visage..." (p. 289)
On trouve chez Claude Simon tout un bestiaire : oiseaux, chien, lapin, chèvre, singe, mais aussi des créatures mythologiques : Léda séduite par un cygne, l'Âne d'or d'Apulée, le Minotaure...
Mais l'image la plus récurrente est évidemment celle des chevaux, et de la chevauchée. Corinne est ainsi "l'alezane-femme, la blonde femelle" ; on peut penser aussi à la scène un peu cocasse racontée par Iglésia (p. 288) : un vieil homosexuel qui l'avait payé pour qu'il le chevauche, au sens littéral du terme, avec éperons dans les flancs, cravache et mors...
La relation entre Georges et Corinne est marquée par la violence, au point de pouvoir être assimilée à un combat militaire.
Les amants échangent des coups : "la heurtant la frappant de nouveau tout au fond d'elle" (p. 263) ; "elle me frappa" (p. 294). Et le passage décrivant l'orgasme fait écho à celui évoquant l'embuscade meurtrière.
La sexualité est souvent évoquée de manière négative dans La Route des Flandres ; violente, elle n'est qu'une échappatoire brève et illusoire à la solitude des êtres. Elle est davantage un accouplement motivé par des pulsions biologiques et animales qu'un véritable acte d'amour. Les descriptions se font souvent crues, voire triviales – et l'on croit entendre la voix grinçante de Blum, ramenant l'histoire de Corinne, Reixach et Iglésia à "une putain entre deux imbéciles".
La même histoire se répète sur plusieurs générations : qu'il s'agisse de l'ancêtre conventionnel ou du Capitaine de Reixach, des couples mal assortis se dissolvent, du fait des amours ancillaires de la jeune femme, Virginie au XVIIIème siècle, Corinne au XXème. À chaque fois, l'homme met à mal ses propres valeurs héroïques : l'Ancêtre revient vaincu d'Espagne ; le Capitaine, après s'être ridiculisé dans une course perdue, se suicide au cours d'une déroute.
Et dans les deux cas, il s'agit de couples stériles : ni l'un ni l'autre n'a eu d'enfants.
C'est une "vraie" famille, en ce sens qu'elle ne se réduit pas au couple : Sabine, une Reixach par sa mère, a épousé Pierre, sans doute un intellectuel qui n'est ni noble ni riche (une forme de mésalliance) ; et tous deux ont eu un enfant, Georges.
Mais il s'agit d'une famille en déroute :
La famille est donc, dans ce roman, une illusion qui se dissipe ; aucun couple n'est stable (Reixach/Virginie ; Reixach/ Corinne, Iglésia/Corinne, Georges/Corinne), et le seul qui dure semble n'exister que sur un malentendu (Sabine/Pierre), dans l'incommunicabilité de deux discours parallèles qui ne se rencontrent jamais.
La famille semble donc ici frappée de la même déliquescence que le monde tout entier, défait par la guerre.
Le roman de Claude Simon semble bâti tout entier sur des dialogues, ou plutôt des monologues auxquels répondent, ou pas, différents narrataires : Blum, Georges écoutant Iglésia, Corinne écoutant le récit fait par Georges du récit fait par Iglésia ou commenté par Blum... Les voix s'entremêlent, et les récits sont fréquemment interrompus par des parties dialoguées, qui parfois s'en distinguent à peine.
Ces dialogues, souvent dépourvus des marques caractéristiques que sont les guillemets, les tirets, l'indication des locuteurs, s'interrompent souvent au milieu d'une phrase, voire d'un mot, ajoutant à l'aspect discontinu, fragmentaire du récit.
Blum et Georges se sont rencontrés pendant la retraite le long de la route des Flandres : ils étaient dans le même cantonnement, sans doute sous les ordres de Reixach. C'est là qu'ils ont sans doute commencé, Georges à raconter l'histoire de sa famille, Iglésia celle du couple Reixach-Corinne, et Blum à commenter ironiquement ces récits. Puis tous trois se sont retrouvés dans le même stalag, en Saxe ; le dialogue interrompu a alors repris, prenant fin définitivement lors de la mort de Blum.
Ces dialogues, qui tentent, malgré les interruptions et les réticences d'Iglésia, de reconstituer l'histoire du coupe De Reixach, constituent un vrai dialogue, même si, parfois, les interlocuteurs deviennent indiscernables, comme par exemple p. 211 : le narrateur feint de ne plus savoir qui parle.
Peu à peu se dessinent deux histoires jumelles, en plusieurs versions : celle du Conventionnel, suicidé selon la version familiale, après un désastre militaire, selon Blum, pour de sordides raisons amoureuses ; et celle du capitaine, dont les motivations n'ont peut-être rien de militaire, mais sont liées à l'adultère de Corinne avec Iglésia, et au rejet manifesté par la jeune femme après la course manquée.
Une seconde ligne narrative se distingue, dont Wack serait le narrateur, à la fois réticent et confus : celui de
la jeune femme aperçue dans la grange puis enfermée dans la maison, derrière le rideau représentant un paon, du paysan
qui veut la défendre (ou la surveiller ?) armé d'un fusil, et qui serait, non son mari, mais son frère ; et de
l'adjoint au maire, peut-être finalement assassiné, qui aurait été son amant. Ce dialogue apparaît p. 72-73 ; mais les
voix qui s'entremêlent ne sont différenciées que par leurs propos ou le passage à la ligne ; peu à peu le sujet perd
de son intérêt, est remplacé par une dispute au sujet du cheval malade... On a l'impression que le dialogue ne devient
plus qu'un élément sonore du décor, un bruit de fond. Par la suite, la mort de Wack interrompra ce
fil narratif, que Georges et Blum tenteront plus tard de reconstituer, p. 140-145 et p. 146-147. On le retrouvera dans
la troisième partie, p. 299- : une soirée dans la ferme, à jouer aux cartes avec le Boiteux, son frère. On n'apercevra
pas la jeune femme, mais seulement un mouvement imperceptible du rideau au paon (p. 303-304).
Le fil reprend, lors d'un flash-back, p. 305-308.
En dehors de ces fils narratifs, qui courent tout au long du roman, d'autres dialogues plus courts interviennent au cours de l'histoire, à l'occasion de rencontres, notamment avec des civils. Mais ce sont souvent de faux dialogues, qui n'aboutissent pas, ou dans lesquels la communication passe mal ou pas du tout entre les interlocuteurs.
La plupart des dialogues peuvent donc ainsi se résumer : "Les deux voix sans visage alternant se répondant dans le noir sans plus de réalité que leur propre son, disant des choses sans plus de réalité qu'une suite de sons, continuant pourtant à dialoguer"... (p. 313).
On notera qu'après ce long passage, le monde des courses disparaît totalement du roman, tandis que la présence globale
des chevaux se raréfie.
L'Ancêtre était cavalier, le descendant s'achète une écurie de course : c'est une forme de dégradation, de dérision du statut nobiliaire.
La présence des chevaux dans la guerre est la marque d'une armée qui n'a pas su évoluer, et dont les démarches sont totalement obsolètes : un capitaine qui se dresse sabre au clair devant une mitraillette, un général qui se suicide quand son bataillon est décimé dans une embuscade, un héroïsme dérisoire, des hommes et des bêtes également sacrifiés... Les chevaux dans la guerre, c'est la marque même de l'absurdité.
On retrouvera une situation romanesque similaire dans L'Herbe, où figurent déjà les personnages de Pierre, le père, obscur et raté, en proie aux récriminations de sa femme Sabine ; Pierre, jeune frère de Marie et Eugénie, deux femmes qui se sont sacrifiées pour qu'il échappe au travail de la terre et devienne professeur, tout comme, dans l'Acacia, deux femmes se sacrifieront pour qu'Henri devienne officier et puisse épouser la jeune femme. Pierre et Sabine sont, dans La Route des Flandres, les parents de Georges ; dans L'Herbe, ils sont les parents du mari de Louise, l'héroïne mal mariée, qui envisage de le quitter.
Les Géorgiques (1981), qui reprend un titre de Virgile, raconte l'histoire de son ancêtre Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel, conventionnel et gouverneur de Barcelone durant la guerre d'indépendance d'Espagne, qui est peut-être l'ancêtre de Reixach.
Mais c'est surtout dans L'Acacia que l'on retrouve trace des personnages et des situations de La Route des Flandres. Le roman oscille entre l'évocation du père, qui après quatre ans de fiançailles, épouse une jeune femme du Sud, l'emmène à Madagascar le temps de lui faire un enfant, et revient en France pour mourir dans les premiers mois de la guerre de 1914, et celle du fils, brigadier dans un régiment de cavalerie, qui rencontrera un ancien jockey qui est l'écho d'Iglésia, et un capitaine qui mourra exactement comme Reixach – sauf qu'ici les personnages n'ont pas de nom ; Blum lui-même, jeune juif maigre et maladif, y fera une apparition.
Ces échos donnent l'impression troublante que L'Acacia est l'ébauche de la Route des Flandres, alors qu'il a été écrit 29 ans après !
L'incipit | Scène d'ivresse, p. 132-134 |
La première page du roman de Claude Simon est un récit à la 1ère personne, qui met en scène deux protagonistes : un Narrateur encore anonyme, et son capitaine ; mais dans quelle mesure cet incipit propose-t-il ce que le lecteur attend généralement de la première page d'un roman ?
Une seconde scène se superpose à la précédente : un nommé Wack, peut-être un soldat ou une ordonnance (il porte le café), entre et prononce une phrase assez énigmatique, "les chiens ont mangé la boue", qui donne lieu à une image, imaginaire cette fois, qui s'impose au Narrateur.
De manière allusive, s'introduit, par le discours de "il", un troisième personnage : la mère du Narrateur, qui malgré la défense de celui-ci, a écrit – sans doute pour solliciter quelque faveur pour son fils, ou simplement le recommander à la bienveillance du capitaine : on reconnaît là l'horreur viscérale de Claude Simon de se trouver en position de solliciteur.
Le portrait de "il" se précise : "moustache dure poivre et sel", teint bistre qui fait penser à un Arabe, yeux noirs, origine géographique (le Tarn), attitude distante d'un nobliau...
Le portrait du Narrateur également : simple soldat, ou en tous cas subalterne par rapport au Capitaine, il est un "vague cousin" de celui-ci ; il subit avec colère et agacement les initiatives de sa mère ; il connaît les usages ("par égard pour une femme" mais n'appartient pas au même monde : il est "en rogne" (mot familier), il n'a pas l'indifférence stoïque du capitaine... et par ailleurs, il se sent vexé, humilié même par la situation. Comme on le verra plus bas, si le capitaine ne prononce que des discours convenus, lui réduit son intervention à deux répliques, le strict minimum.
Si le capitaine semble l'avoir percé à jour, le Narrateur, lui, considère son noble cousin comme une énigme : il ne perçoit d'abord que les mouvements de son regard (l. 1-4) ; ensuite, chaque fois qu'il interprète l'attitude du capitaine, il use de modalisateurs qui marquent l'incertitude : "quelque chose comme" (l. 26, 42), "sans doute" (l. 27, 33, 46, 60), certainement (l. 28), "peut-être" (l. 35, 53), "je suppose" (l. 40), "il semblait" (l. 70), "quelque chose qui devait" (l. 79). Seuls les gestes ont une consistance ; l'interprétation est mise en doute à mesure qu'elle s'exprime.
Le discours direct est présent dans la scène ; mais les paroles semblent "gelées", non pas parce qu'il fait froid, mais parce qu'il s'agit d'un langage convenu, parfaitement figé. On pourrait facilement reconstituer la conversation :
– Votre mère m'a écrit.
– Je crois que nous sommes plus ou moins cousins.
– Ne lui en veuillez pas. Il est tout à fait normal qu'une mère. Elle a bien fait. Pour ma part je suis très content
d'avoir l'occasion si jamais vous avez besoin de.
– Merci mon capitaine.
– Si quelque chose ne va pas n'hésitez pas à venir me.
– Oui mon capitaine
– Si quelque chose ne va pas je serais heureux de pouvoir.
L'échange (si l'on peut parler d'échange !) prend une allure cocasse, par le contraste entre l'indifférence, voire le dédain du capitaine, et l'affabilité de ses propos ; il s'agit en fait d'un langage purement mécanique, ce qui se traduit par l'inachèvement des phrases : presque toutes sont tronquées ; mais le lecteur n'a aucun mal à compléter le discours avec des formules toutes faites. À l'indifférence du capitaine répond celle du Narrateur, qui n'éprouve même pas le besoin de reproduire intégralement les répliques, sans doute écoutées distraitement.
Peu d'indications nous sont données sur le cadre temporel : "pendant la nuit il avait brusquement gelé" (l. 8) signale que nous sommes sans doute au matin, au début de l'hiver ; il est question aussi de "l'appel du matin" (l. 19).
Fort peu de détails également sur le cadre spatial : des soldats et leur officier, des chevaux que l'on mène boire... il s'agit sans doute d'un cantonnement, d'on ne sait encore quelle guerre.
Les phrases sont longues dans cet extrait, si l'on se fie à la ponctuation (au point qui termine la phrase).
Mais ces points ne correspondent pas à des phrases au sens strict ; à l'intérieur on trouve des majuscules, des changements de locuteurs (l. 61-67), du discours rapporté (la phrase de Wack) et même des passages du récit au monologue intérieur (l. 1-5)...
Le Narrateur saute d'un temps à l'autre, au cours d'une phrase :
Tout se passe comme si, le plus souvent, les scènes et le dialogue se suivaient ou se superposaient dans l'esprit du Narrateur, C. Simon s'efforçant, par la syntaxe, d'estomper au maximum les ruptures.
Cet incipit présente donc de nombreuses énigmes ; mais du moins une atmosphère se dégage. Un cantonnement militaire, dans le froid, des chevaux et des cavaliers dans une boue glacée, et peu d'occupations...
Les liens (ou l'absence de liens) entre le Narrateur et son capitaine, qui est aussi son cousin, sont présentés : l'un, sans hostilité, courtois, même, mais indifférent ; et le cousin soldat, embarrassé, humilié par l'initiative de sa mère, et qui éprouve l'infranchissable distance qui le sépare du capitaine.
Au cours de la débâcle, Georges et Iglésia sont entrés dans une maison pour s'emparer de vêtements civils ; ils ont été surpris par le propriétaire, "l'homme à figure de cadavre". Après s'être mutuellement menacés, tous trois sont finalement sortis ensemble, Georges et Iglésia habillés en valets de ferme ; sur la route ils sont mitraillés par un avion. Ils finissent par se retrouver dans un café. "L'homme à figure de cadavre" fait signe à la serveuse de leur apporter de l'alcool.
On discerne nettement deux mouvements dans ce texte :
La scène est vécue, comme de l'extérieur, par un Georges à demi-conscient, et totalement passif par épuisement. Il n'identifie même pas clairement le cadre : "des murs autour d'eux, quelque chose de clos" (l. 2) ni les objets ("quelque chose de transparent et incolore" ; sa passivité se voit à la répétition du mot "docilement" ; il est incapable de réaction, ses réflexes étant comme paralysés par la fatigue : "s'efforçant de dire", "s'efforçant toujours", "s'efforçant de s'efforcer", "tâcher d'écouter"... Cette impuissance le mêne au "désespoir" : il ne peut même pas exprimer la faim qui le tenaille. Il n'est plus qu'un jouet dans les mains de "l'homme à figure de cadavre" et la femme.
Cet état d'épuisement et de semi-inconscience se traduit par une fascination morbide pour les objets, mal ou non identifiés, mais ressentis douloureusement, comme le montre la description précise de leur forme, de leur couleur ou de leur goût : "quelque chose de clos ; ""Un minuscule cône renversé au-dessus d'un pied mince", un liquide "incolore, transparent, âcre et brûlant"...
Mais si le corps ne répond plus – il peut encore avaler son verre, mais non parler – sa tête continue, elle, de penser. On ne saura pas ce qu'il "tâche d'écouter" (sans doute n'y parvient-il pas), mais l'on entre dans son "flux de conscience" : "se demandant", "pensant", "pensant encore"... Mais cette pensée est elle-même floue, vacillante : ainsi le pronom "lui" de la l. 30 a un référent bien incertain : on pense d'abord à une sorte de réfléchi renvoyant à Georges ; puis on comprend qu'il pense à un mort – probablement De Reixach, abattu peu avant. La pensée va de cette scène traumatique à une autre scène traumatique vécue peu avant : le mitraillage par les avions, avec cette réflexion incongrue, presque cocasse : "Mais ils n'ont pas pu le tuer deux fois"... qui amène à la prise de conscience : il comprit "qu'il était saoul" (l. 33-34).
La pensée de Georges est d'abord présentée à la 3ème personne, dans le fil du récit : "pensant aux avions", puis en style direct : "Mais ils n'ont pas pu le tuer deux fois" ; s'ensuit la prise de conscience : "jusqu'à ce qu'il comprît qu'il était saoul" (et l'on peut comprendre que ce membre de phrase est dans la continuité de ce qui précède, la prise de conscience étant alors contemporaine des faits) ; mais "disant" et tout ce qui suit est manifestement daté de beaucoup plus tard : c'est un nouveau récit, de Georges cette fois, et rapportant des faits lointains... Du coup l'on peut s'interroger : quand a-t-il pris conscience de son ivresse ? À ce moment-là, lorsque son esprit a divagué jusqu'à cette insolite réflexion ? Ou plus tard, au moment où il raconte l''histoire ? Impossible de trancher...
Le monologue (intérieur ?) de Georges se déroule alors en une seule phrase, sans rupture ni ponctuation forte, et qui commence par une série d'interrogatives indirectes emboîtées :
Puis à l'image de Reixach mort se superpose celle de Wack également mort : le lien se fait par l'allusion aux "mouches" ;
De "l'air idiot" de Wack mort, on passe à "cet autre idiot de sabreur", qui a entraîné ses hommes dans l'embuscade ;
Puis la réflexion s'élargit à un "nous" universel, et à de vastes questions sur l'identité et la liberté : les pensées, les passions se logent peut-être en nous de l'extérieur, sans que nous y puissions rien ?
Enfin, Georges revient à Wack, cet idiot qui a subi son destin.
Mais l'absence de point de rupture, le continuum d'une pensée vague qui passe d'un sujet à l'autre, et qu'il est impossible de dater, sans interlocuteur défini, avec des thèmes récurrents (l'impuissance, la passivité) font de ce discours intérieur la suite du récit de l'ivresse : comme si cette ivresse, cette passivité, cette impuissance s'étaient prolongées bien au-delà de la scène décrite, dans toute la vie ultérieure de Georges.