Jean RACINE, Britannicus (1669)
Une pièce psychologique ?
Britannicus représente un moment dans la vie
des personnages, une crise : le moment où Néron bascule, et devient un
"monstre naissant".
Une psychologie conventionnelle
- Britannicus est un amant inquiet, prêt à
douter (II, 5) mais passionné (III, 7), un jeune homme brave (III, 8) mais
naïf.
- Junie a le même profil : elle est
l'héroïne tragique type. Tous deux correspondent à un schéma récurrent
chez Racine : l'innocence persécutée. Contrairement à la définition
d'Aristote, qui veut que les héros ne soient "ni absolument coupables,
ni totalement innocents", Britannicus et Junie incarnent l'innocence
même, comme, dans Phèdre, Hippolyte et Aricie ; en cela, ils
forment un violent contraste avec les "monstres", Agrippine et
Néron.
- Burrhus est le "vieux soldat
romain", franc, qui n'aime guère les subtilités de la
rhétorique, mais doué de bon sens.
- Narcisse est l'agent double, le méchant
parfait, sans rien qui puisse le sauver.
Des personnages plus complexes
- Néron, en fait le
personnage principal :
- Les rapports avec sa mère : il
supporte plus ou moins impatiemment sa soumission (II, 1, II, 2, IV, 2 :
il cède à sa mère) ; il n'est pas maître du langage (IV, 2). C'est
un personnage qui agit (le seul de la pièce !) ou plutôt qui réagit
("gardes !") ; il a surtout des stratégies de fuite (II, 2)
- Les rapports avec Junie :
- Un amour fondé sur le regard : coup
de foudre (II, 2) et scène de voyeurisme (II, 6) ;
- Un amour qui ne peut s'exprimer que
dans la violence : emprisonnement, arrestation et mort de
Britannicus... Néron est impuissant à se faire aimer, peut-être
parce qu'il aime avant tout en Junie sa victime.
- Les rapports avec l'entourage : Néron
est entre Burrhus (la vertu) et Narcisse (le crime) ; en IV, 4 il
respecte encore Burrhus, a mauvaise conscience ("je ne l'écoute
point avec un cœur
tranquille") ; mais il est totalement manipulé et "retourné"
par Narcisse (IV, 4)
- Conclusion
: Néron est un personnage qui n'a pas en lui-même de frein moral : il
est totalement soumis à son entourage. Il paraît par moment presque
sympathique : quand il se révolte contre sa mère, quand il écoute
Burrhus et semble prêt à se réconcilier avec Britannicus, quand il
est amoureux de Junie. Mais sa faiblesse le mène vers le crime : à la
fin de la pièce, le mal est "fixé" en Néron.
- Agrippine,
personnage assez âgé, "implacable" mais sur le point d'être
vaincue. Elle est ambiguë, ne reculant pas devant un renversement
d'alliance.
Le personnage d'Agrippine
Sa place et son rôle
Mère de Néron, veuve de Claude, c'est la
"reine-mère" : un personnage, rare en tragédie, de femme
vieillissante. Elle occupe une place importante, puisqu'elle est présente dans
15 scène sur 33, soit presque la moitié. C'est elle en outre qui a la plus
longue tirade. Quand elle est absente, elle occupe les pensées de Néron : II,
2, III, 9, IV, 4... Enfin, elle a presque le dernier mot de la pièce, quitte la
scène en dernier parmi les personnages de premier plan.
Elle joue un rôle important dans l'action :
- Elle rappelle à plusieurs reprises qu'elle
a "fait" Néron ;
- Elle intervient pour sauver Britannicus, et
elle réussit presque (IV, 4) ; malgré son caractère elle est dans le bon
camp.
- C'est son existence même qui pousse Néron
au crime.
La pièce s'ouvre et se ferme sur son conflit
avec son fils.
Ses relations avec les autres personnages
Une femme inquiétante et pathétique
- Une fin de règne : c'est une femme qui a
peur (lexique de la crainte dans I, 1) et qui subit sa première défaite.
- 1ère scène : elle est à la
porte, interdite d'entrée. Albine souligne l'incongruité de la
situation.
- Acte II, dit "acte de Junie" :
elle est absente, même si elle tourmente Néron. Junie a littéralement
pris sa place, d'où son dépit de III, 4.
- Acte III : récriminations contre
Burrhus (III, 3), dépit contre Junie (III, 4) ; elle se promet d'agir
seulement en III, 5... mais parce que Britannicus a pris l'initiative.
- Acte IV : c'est l'acte d'Agrippine.
Première entrevue avec Néron : elle retrouve sa dignité et sa
domination, et semble avoir gagné... mais l'acte se termine par le
triomphe de Narcisse (IV, 2)
- Acte V : elle est sans cesse présente,
se croit d'abord victorieuse mais assiste à sa déroute. Malédiction
assez vaine à son fils : elle signe en réalité son arrêt de mort.
Son dernier mot : faux espoirs, et constat d'échec.
Conclusion
Agrippine est un personnage dont la
monstruosité vaut bien celle de Néron, mais qui se trouve, par calcul, dans le
"bon camp" : elle excite la pitié, mais guère la sympathie des
autres personnages : Néron la hait et la craint, Burrhus la méprise, Narcisse
la poursuit de son arrogance, Britannicus et Junie s'en méfient. C'est une
perdante, déjà condamnée.
Britannicus, une pièce historique
?
Avec Britannicus (1669), Bérénice
(1670) et Mithridate (1673), Racine compose une sorte de triptyque
portant sur l'Histoire romaine ; mais la dernière porte sur la fin de la
République, les deux autres sur la période impériale. Toutes trois ont pour
sujet la prise du pouvoir et sa légitimité, en particulier Britannicus. Depuis
Auguste, aucun fils n'a succédé à son père ; en revanche, Tibère, en
faisant assassiner Agrippa Postumus, dernier petit-fils d'Auguste, a donné un
exemple de meurtre fondateur, suivi par Caligula, qui fit tuer son co-héritier,
le petit-fils de Tibère. L'absence de loi successorale claire à Rome, la
nature indécise du régime, qui ne veut pas s'avouer comme une monarchie,
rendaient presque inévitables de telles violences.
Les éléments de la préface
- Le patronage de Tacite : "il ne faut
qu'avoir lu Tacite...", avec des allusions à Sénèque.
- Volonté affichée de suivre la réalité
historique :
- La personnalité de Néron, d'Agrippine,
de ses gouverneurs, de Narcisse
- Le personnage de Junie : il a existé
une certaine Junia Caluina, sœur de Silanus, jeune, belle et qui aimait
tendrement son frère ; mais Racine a rectifié le personnage de Junie
et a inventé son amour pour Britannicus.
- Il y a donc bien, chez Racine, la volonté
d'écrire une pièce historique. Cependant, il faut se méfier : au XVIIème
siècle, l'histoire est avant tout un genre littéraire, qui se distingue
mal de la mythologie, et qui, selon Denys d'Halicarnasse, très lu notamment
par Racine, a pour premier but de plaire au lecteur, par un sujet beau et
agréable !
Importance de l'histoire dans la pièce
- Exactitude et constant rappel de faits
historiques : dans la 1ère scène (v. 15-20,31-42), III, 3
et surtout IV, 2 : chacun des personnages est replacé dans une lignée
historique (Auguste, Tibère). Agrippine se livre même à la prospective
(V, 7) :"je prévois que les coups viendront jusqu'à ta mère"...
"Tu te verras forcé de répandre le tien". Elle annonce
exactement la fin du règne de Néron, en 68.
- Exactitude dans les personnages, les
institutions :
- L'Empire, le pouvoir, les règles de
transmission du pouvoir :
- L'adoption, règle quasi immuable à
Rome depuis Auguste (III, 3)
- Le rôle du Sénat, réduit à une
chambre d'enregistrement, mais dont l'influence compte pour
l'opinion publique ("le Sénat fut séduit")
- Le peuple, réduit à un rôle
d'acclamation, comme l'armée, mais qui a le dernier mot (scène
finale)
- Les mœurs d'une époque décadente :
- Rôle inquiétant des affranchis
(rôle de Narcisse, tirade d'Agrippine) : citoyens de seconde zone,
ils acquièrent pourtant une influence considérable, comme
"éminences grises" de l'Empereur.
- Image inversée de l'Empire sous
Claude, et de ce qu'il deviendra sous Néron (Burrhus, I, 2 :
"tout l'Empire... leurs délateurs"
- Rôle des femmes :
- de fortes personnalités (Agrippine,
Junie) mais un rôle passif
- Agrippine joue un rôle qui
scandalise Burrhus : influence sur son fils, hommages dus à une
impératrice, licteurs...)
- Octavie, en revanche, est
traitée comme un objet : épousée par intérêt, répudiée et
presque prisonnière : "la triste Octavie".
- La religion romaine :
- Le culte d'Auguste, divinisé après
sa mort
- Le culte des Vestales (qui ressemble
ici, quelque peu, aux couvents chrétiens de femmes...)
- Conclusion : dans une pièce très
précisément datée (55 ap. J-C), durant la période suivant les trois
premières années du règne de Néron, grande fresque historique qui nous
décrit les tares de l'Empire romain, vue du point de vue des historiens du
XVIIème siècle : seule compte l'histoire des dirigeants.
Des distorsions historiques :
- Le personnage de Junie : Racine a beau se
référer à une Junie réellement existante, celle de la pièce a
essentiellement une valeur littéraire : dessiner avec Britannicus un beau
couple, innocent et touchant.
- La création de quelques personnages
secondaires (Albine) ; Narcisse lui-même est une création, dans la mesure
où le vrai Narcisse était mort dès le début du règne de Néron (cf.
Tacite, Annales, XIII, 1), poussé au suicide par Agrippine.
- La date de la mort de Britannicus : dans la
réalité, il meurt en 55, juste après l'avènement de Néron (54-68) ;
Racine place cet événement après "trois ans de vertu", soit en
57. Il s'en explique dans la préface.
En réalité, Néron a connu "cinq ans de vertu", de 54 à 59.
Puis les événements s'accélèrent :
- 59 : mort d'Agrippine (cf. Tacite, Annales,
XIV, 3-12)
- 62 : mort de Burrhus, disgrâce de
Sénèque, meurtre d'Octavie
- 64 : incendie (probablement accidentel)
de Rome, premières persécutions contre les chrétiens
- 65 : conspiration de Pison contre Néron
; mort de Pison, Sénèque, Pétrone et Lucain.
- 68 : mort de Néron ; année "des
quatre empereurs" (Galba, Othon, Vitellius et Vespasien)
Ajoutons une "naturalisation" de la
scène et des personnages : la "cour" à laquelle il est fait allusion
est celle de Louis XIV, les personnages s'expriment comme des courtisans du XVIIème
siècle, et d'ailleurs ils ne jouent nullement en costumes romains, mais en
habits qui ne les distinguent pas des spectateurs.
Enfin, il n'y a ni pensée politique, ni vision
de l'Histoire : Agrippine est avant tout une mère abusive ; son fils conteste
son influence, mais non le régime lui-même (pas plus que ne le feront Burrhus
ou Britannicus) ; l'absence du personnage de Sénèque accentue encore cette
absence de vision politique. C'est une affaire privée qui se déroule devant
nous, tout comme dans Bérénice. C'est une différence majeure avec
Euripide – ou même Corneille (voir Cinna, p. ex)
Une fidélité littéraire :
Si l'on considère que les historiens, et plus
généralement les auteurs de l'antiquité, étaient avant tout considérés
comme des modèles littéraires, Racine leur a été de ce point de vue
parfaitement fidèle, et il était normal qu'il accepte certaines distorsions
historiques, pour mieux restituer le sens, et l'atmosphère créée par Tacite.
- Dans la scène entre Burrhus et Néron (IV,
3), les tirades de Burrhus sont entièrement inspirées du De Clementia
de Sénèque, une manière de rendre celui-ci présent malgré tout ;
- Le long discours qu'Agrippine tient à son
fils (IV, 2) est transposé d'un passage de Tacite (Annales XIII, 14,
2-3) ; mais ici elle ne le menace pas de présenter Britannicus aux légions, ce
qui eût été contre-productif, et dangereux pour le jeune homme ; cette menace
est présente quelques vers plus haut, adressés à Burrhus (III, 3, v. 839-841)
Conclusion :
L'Histoire est donc, pour Racine comme pour ses
contemporains, une source littéraire, dont les détails peuvent être
modifiés, tant que les personnages en demeurent vivants et qu'ils parlent aux
contemporains. Le Néron de Racine n'est peut-être pas conforme à la vérité
historique, telle que les historiens contemporains, les archéologues, les
numismates ont pu la restituer ; mais il est un personnage littéraire
fascinant, ambigu, un personnage de fiction.
Le tragique dans Britannicus.
Le tragique évoque une situation où l'homme
prend douloureusement conscience d'un destin ou d'une fatalité qui pèse sur sa
vie, sa nature ou sa condition même.
Adaptée à la définition de la tragédie du
XXème siècle (voir par exemple la définition qu'Anouilh en donne
dans Antigone), elle correspond peu, à vrai dire, à la tragédie
classique, qu'il s'agisse de la tragédie galante (Quinault, Pradon), de
Corneille, ou même de Racine. Elle ne convient guère, notamment, à Britannicus.
Est-ce à dire, pourtant, que Britannicus
ne serait pas tragique ?
Une transcendance absente : une tragédie
purement humaine.
- Le mariage consanguin (l'inceste !) n'amène
pas de vengeance divine : loi purement humaine qu'un décret du Sénat
suffit à changer (IV, 2)
- Les meurtres commis par Agrippine (Claude,
Silanus) n'entraînent aucune réaction des Dieux.
- Vague allusion aux Érynnies (V, 6) :
"Tes remords te suivront comme autant de furies" ; mais il s'agit
de malédictions d'Agrippine à son fils, où elle prédit son propre avenir
; mais le "remords" appartient au vocabulaire purement
psychologique. Rien de comparable à la malédiction de Thésée contre
Hippolyte, qui suscitera l'intervention de Poséidon.
- Le sacrilège de Narcisse (sc. dernière)
est puni non par les Dieux mais par le peuple en colère.
Le tragique ne vient pas d'un au-delà ; il est
purement humain. Ses ressorts sont psychologiques, ou politiques. Il n'y a
aucune allusion au destin : si Agrippine doit être tuée par son propre fils
(v. 893, 1281, 1700), c'est après la pièce – et cela répond aux mêmes
ressorts politico-psychologiques que ses propres meurtres. Et quand Néron parle
de destin (III, 8, v. 1041), c'est par dérision.
Un tragique humain.
Toute l'intrigue repose sur une question : que
va devenir Néron ? Il peut opter pour le bien, comme la tragédie le suggère
en creux : il reste un Empereur vertueux (I, 2), il renonce à Junie (III, 1),
il se réconcilie avec Britannicus (V, 1) ==> il n'y a plus de tragédie !
Mais ce choix est impossible :
- Néron est enchaîné par son hérédité :
v. 35-38, "des fiers Domitius..."
- Il l'est par sa psychologie : craintes d'Agrippine
(I, 1), remarques de Burrhus (III, 2)
"Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.
Cette férocité que tu croyais fléchir
De tes faibles liens est prête à s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !"
Un enchaînement implacable comme une
malédiction :
- Le lien mère / fils empêche Néron
d'exister pour lui-même (II, 2 ; IV, 2 ; IV, 4).
- Son seul "acte" : aimer Junie, ce
qui le conduit à tuer Britannicus ;
- Il perd donc Junie, et avec elle sa seule
chance de s'affirmer positivement : il ne lui reste plus qu'à s'affirmer
dans le crime...
- ... ce qui condamne à mort tous les autres
personnages : Burrhus (et Sénèque), Agrippine, Octavie...
L'aveuglement tragique.
Autre forme de tragique : à aucun moment les
personnages ne voient l'issue qui pourrait les sauver, le danger qui les menace.
- Agrippine se trompe sur Burrhus (I, 2 ; II,
1) et ne découvre sa vraie nature (et celle de Narcisse) qu'après la mort
de Britannicus. Pourtant, elle l'avait choisi pour sa vertu (IV, 2), mais
elle se croit trahie.
- Burrhus, longtemps abusé par Néron,
découvre le "monstre naissant", mais ne peut rien dire (III, 1)
- Britannicus se croit trahi par Junie, mais
fait confiance à Narcisse ; il croit en une réconciliation avec Néron et
se rend sans méfiance au banquet.
- Néron lui-même croit un moment que Burrhus
est de son côté (IV, 3) ; il croit surtout se sauver en écoutant
Narcisse, qui le manipule (IV, 4).
Les seuls personnages clairvoyants sont
impuissants (Burrhus) et ne sont pas écoutés :
- Junie est accusée de trahison par
Britannicus ;
- Elle se réconcilie avec lui au mauvais
moment (croyant le sauver, elle précipite sa perte, III 7-8)
- Elle avertit du danger sans être écoutée
(V, 1)
A la force du destin, ici psychologique,
s'ajoute une série d'erreurs tragiques qui précipitent les faits.
Terreur et Pitié.
- La pitié : deux jeunes gens dont l'amour
est condamné d'avance par la passion d'un tyran (schéma que l'on
retrouvera dans Mithridate, mais avec une fin heureuse, dans Bajazet...
et dans Phèdre).
- La terreur :
- l'amour malheureux de Néron et sa fin,
une frustration absolue qui précipite le tyran dans une folie
meurtrière qui condamne tous les personnages.
- La mort de Narcisse
- La malédiction d'Agrippine,
"terreur prospective".
En 1669, Racine crée avec Britannicus une
tragédie "laïque" où la psychologie (liens mère/fils, hérédité,
passion...) remplace la forme transcendantale ou divine du destin : l'on n'est
plus chez Sophocle ! Les hommes sont seuls... Mais les principaux ressorts de la
tragédie, terreur et pitié, aveuglement tragique, sont présents, dans la plus
pure tradition aristotélicienne.
Bibliographie :
- Barthes Roland, Sur Racine, Seuil, 1960, "Britannicus", p. 87-94
- Couprie Alain, Britannicus de Jean Racine, Nathan, collection
"Balises", 1992, 127 p.
- Goldmann Lucie, Le Dieu caché, Gallimard, 1955,
"Britannicus", p. 363-370
- Néraudau Jean-Pierre, "Mais où sont ces Romains que fait parler
Racine ?", in Littératures Classiques, n° 26, janvier 1996,
pp. 75-90