LA FONTAINE, Les Amours de Psyché (1669)

Nous utiliserons l’édition de référence : Les Amours de Psyché, Classiques de Poche n° 6702, édition critique de Michel Jeanneret. Les indications de pagination renvoient à cette édition.

Biographie

Chronologie

 

Bibliographie

La Fontaine et Apulée

La Fontaine et Versailles

Le mythe de Psyché après Apulée

Le mythe de Psyché – iconographie

La Psyché de Molière, Corneille, Quinault et Lully

La forme romanesque : problèmes génériques

Sources et modèles :

-      Contes de la Renaissance

-       L’Astrée

-       Le Songe de Poliphile

-       Les pièces à machines

La poésie dans Psyché

Les arts poétiques dans Psyché

Allégorie et philosophie :

-       Condamnation de la vaine curiosité

-       Apologie du retrait

L’hymne à la Volupté ; comparaison avec L’hymne à Vénus de Lucrèce

 

Le mythe de Psyché avant La Fontaine

Avant Apulée

Le mythe n’a aucune existence littéraire, mais on le trouve dans des représentations iconographiques (vases, sarcophages…)

Chez Homère, le mot øõ÷ désigne l’ombre quittant le corps après la mort ; il est employé au pluriel. L’âme garde la forme du vivant, mais elle est inconsistante : ainsi Ulysse ne peut-il saisir sa mère dans la íåêõῖá (Odyssée, XI). Elle n’est donc pas un attribut psychologique mais représente la vie. D’ailleurs, elle est souvent représentée comme un papillon (autre sens du mot) s’échappant d’un cadavre. (voir notamment les sarcophages du IIIème siècle.

Une autre source est constituée par les mythes platoniciens de l’âme, que l’on trouve dans le Banquet, le Phèdre et le Timée. L’âme devient la partie immortelle de l’homme, siège de l’intelligence et de la morale. Chez Aristote, si l’on ne trouve pas de mythe, apparaît la notion d’entéléchie (énergie agissante et efficace) qui réapparaîtra sous forme allégorique : Psyché est souvent fille d’Apollon et d’Entéléchie, par exemple chez Martianus Capella.

Apulée

Apulée représente donc un commencement absolu, car il est la première version littéraire du mythe qui nous soit parvenue. Il nous décrit un double voyage de l’âme : Psyché abandonnée sur un rocher est emmenée en un mouvement descendant par Zéphyr ; elle se retrouve dans un vallon qui évoque la « prairie d’asphodèles » du royaume des morts… A la fin elle connaîtra un nouvel envol, ascendant cette fois, qu’Apulée ne décrit pas mais qui sera abondamment glosé, notamment au XVIème siècle.

Après Apulée

Deux « branches » du mythe vont naître du conte d’Apulée : une branche chrétienne, très développée, et une branche païenne.

Une Psyché chrétienne

L’interprétation chrétienne du mythe apparaît très tôt : Psyché, chassée du Palais de l’Amour – parfois représenté comme un « jardin des délices » – peut être identifiée à Ève chassée du paradis ; sa chute, son errance, puis sa réconciliation avec Éros et son apothéose peuvent de même recevoir une lecture allégorique chrétienne.

Chez Plotin, Psyché s’identifie à l’Aphrodite céleste ; son union avec Éros signifie la contemplation de l’intelligence par l’âme. À cette Aphrodite céleste s’oppose une autre Aphrodite, terrestre, populaire, l’âme du monde sensible.

Chez Martianus Capella, un des premiers commentateurs d’Apulée, Psyché est une abstraction personnifiée ; sa rencontre avec Cupidon, et son mariage final avec lui représentent le « mariage » de l’âme et du Christ

Pour Fulgence le Mythographe (à ne pas confondre avec St Fulgence, évêque de Ruspe), Psyché, et ses deux sœurs Chair et Liberté, sont les filles de Dieu et de la Matière ; la curiosité fatale de Psyché est l’équivalent du péché originel. Dans ses Mythologies (III, 6), il commence par un récit fidèle à Apulée, puis nous livre son exégèse. Longtemps, on ne connut le texte d’Apulée que par Fulgence et M. Capella. Après le IXème siècle, d’autres commentateurs, comme Jean Scot Érigène ou Rémi d’Auxerre, iront dans le sens d’une interprétation chrétienne du mythe.

Enfin, Boccace (14ème siècle), dans sa Genealogia deorum gentilium (V, 22), suivra les épisodes du conte d’Apulée, tout en faisant de Psyché la 15ème fille d’Apollon et d’Entéléchie. Sa faute consistait à chercher à connaître (le) Dieu par la raison – la lampe – et non par la foi. Comme les Gonzague de Mantoue, les Médicis de Florence se sont emparés de la légende, d’autant plus que le manuscrit de l’Âne d’or a été découvert au Monte Cassino au XIème siècle et étudiés notamment par Boccace. C’est d’ailleurs Marie de Médicis qui introduit l’histoire de Psyché en France, notamment dans le ballet.

La plupart des commentateurs chrétiens s’appuieront sur Fulgence ou sur Boccace. Aux 16ème et 17ème siècles, partout en Europe, le conte est repris, souvent avec cette interprétation allégorique – qui constitue parfois un sauf-conduit contre la Censure… Citons-en quelques reprises, que La Fontaine a dû connaître :

Giambattista Marino, en 1623, introduit dans son Adone la Novilletta di Psiche.

Jean Puget de la Serre publie en 1624 les Amours de Cupidon et de Psiché.

Thomas Heywood écrit Love’s Maistress or the Queen’s Masque en 1633 : on retrouve l’influence des Médicis, puisque la pièce est jouée devant Henriette-Marie, épouse de Charles Ier, et fille d’Henri IV et de Marie de Médicis.

Calderón de la Barca, en 1640, présente son Auto sacramentale de Madrid, Psiquis y Cupido : les trois filles  du Monde y sont Loi de Nature épouse de Paganisme, Loi écrite épouse de Judaïsme, et Loi de Grâce, épouse d’un Dieu inconnu ; à l’instigation de son père et de ses sœurs qui refusent de croire, Loi de Grâce-Psyché transgresse l’interdit et veut voir son mari : le palais disparaît. Elle sera ensuite pardonnée ; en 1662, il écrit une comédie, Ni Amor se libra de amor, plus fidèle au conte de Psyché ; enfin en 1665, l’Auto sacramentale de Tolède, Psiquis y Cupido, sur le même schéma que l’Auto de Madrid, mais les trois sœurs sont Idolâtrie, Synagogue et Foi.

Fabio Clemente, en 1655, publie Amor enamorado, fabula de Psiques y Cupido

Une psyché païenne

Cependant, le conte d’Apulée ne visait nullement à une leçon de morale : c’est un conte de bonne femme, destiné à consoler une jeune fille, Charité, prisonnière des brigands. Il a donc une intention divertissante et consolante. C’est ainsi qu’il donnera lieu à une seconde tradition, païenne cette fois-ci.

Dans le Page disgracié, en 1643, Tristan l’Hermite nous montre son narrateur, grand expert en histoires et en fables, qui raconte l’histoire de Psyché à des fins purement érotiques : il s’agit de séduire la jeune Anglaise chez qui il a trouvé refuge…

En 1649, Diamante Gabrielli écrit la Psiche : c’est une tragi-comédie musicale, destinée au mariage de Charles II Gonzague de Mantoue avec l’Archiduchesse d’Autriche. Les Gonzague de Mantoue se sont très vite emparés du mythe de Psyché ; ainsi, le Palais du Té, à Mantoue, possède une « salle de Psyché » (1524), commandée par Frédéric Gonzague qui, aimant une femme d’extraction plus modeste contre l’avis de sa mère Isabelle d’Este, se reconnaît dans la légende. En 1598, Ercole d’udine situe son poème Avvenimenti amorosi di Psiche à Mantoue ; La Fontaine s’inspirera peut-être du Palais du Té pour dépeindre le Palais de l’Amour, notamment les peintures concernant Psyché.

En 1656, Isaac de Benserade présente le Ballet de Psyché ou la Puissance de l’Amour, sur une musique de Lulli : Louis XIV y danse. Cependant, l’histoire de Psyché n’est qu’à peine effleurée.

C’est dans cette veine divertissante et purement païenne que s’inscrit l’œuvre de La Fontaine, ainsi que, deux ans plus tard, la comédie-ballet de Molière, Corneille et Quinault, sur une musique de Lully, Psyché (1671).

Une dernière occurrence du conte apparaît enfin, en 1698, sous la plume de Madame d’Aulnoy, sous le titre « Le Serpentin vert ».

Sources et modèles de Psyché

Au commencement était Boccace…

En 1348, lors de la peste de Florence, Boccace écrit son Decameron : sept jeunes filles et trois jeunes gens, tous nobles, se réfugient loin de Florence, dans des lieux idéaux, et se distraient de la catastrophe en se racontant des histoires. Le succès fut considérable ; il fut bientôt largement imité, notamment par Marguerite de Navarre dans l’Heptameron, Bonaventure des Périers dans les Nouvelles Récréations et Joyeux devis, et bien d’autres. En 1656 encore, Segrais publiait ses Nouvelles françaises sur ce modèle. Voir « La nouvelle au XVIème siècle ».

Boccace offrait d’abord une forme : une histoire-cadre réunissant des devisants, une société conteuse qui avait besoin de se distraire, et qui se situait généralement dans un cadre idéal, château, lieu écarté, jardin… ; une multiplicité de récits, souvent disparates, dont la seule unité est constituée précisément par l’histoire-cadre, la personnalité et les commentaires des devisants ; enfin, un registre facétieux, jouant volontiers sur toutes les cordes du comique, misogynie, anticléricalisme…

Que garde La Fontaine du modèle boccacien ? Une histoire-cadre qui se déroule en un lieu enchanteur : les quatre amis des Amours de Psyché se promènent dans le parc de Versailles désert, s’arrêtent dans des endroits retirés pour deviser gaiement et presser Poliphile de continuer son histoire : la grotte de Thétis, le bassin d’Apollon… Mais il n’y a en fait qu’un seul conteur, Poliphile, et une seule histoire, celle de Psyché. Quant aux commentaires, ils portent davantage sur l’esthétique littéraire, la comparaison des mérites de la tragédie et de la comédie, du rire et des larmes, que sur la morale… Enfin, jamais le conte n’est présenté comme une histoire vraie ; contrairement aux nouvelles du XVIème siècle, il est revendiqué comme une pure fiction, dont une partie au moins des sources est explicite : le récit d’Apulée.

L’Astrée (1607-1627)

Ce roman pastoral d’Honoré d’Urfé compte parmi les lectures favorites de La Fontaine, comme de toute une génération. Cinq parties et plus de 5000 pages, L’Astrée marqua durablement la littérature française ; on peut en lire utilement une anthologie dans la collection Bouquins. Eric Rohmer en a produit une adaptation cinématographique en 2007.

A priori, rien n’est plus éloigné de L’Astrée que les Amours de Psyché : La Fontaine écrit un récit linéaire, sans aventures adjacentes, ni digressions ; c’est un texte court, concentré, avec un nombre restreint de personnages : la jeune fille, Cupidon, les sœurs, et Junon ; quelques personnages secondaires, comme le Vieillard et les deux bergères… Pourtant l’on retrouve dans ce roman atypique des influences et des souvenirs de l’Astrée.

-          L’histoire elle-même, d’une quête et d’une reconquête amoureuse : Céladon  a perdu Astrée à cause de la jalousie et des calomnies de Sémire ; il va la reconquérir après une période de servitude volontaire : on retrouve le schéma narratif de Psyché. La réconciliation des amants dans la grotte, qui n’appartient pas au récit d’Apulée, est inspirée par le roman d’Honoré d’Urfé.

-          La disparition de Psyché, enlevée par Zéphyr et transportée au Palais de l’Amour, évoque celle de Céladon dans les eaux du Lignon, et qui se retrouve au palais d’Isoure ; la description du palais, avec ses tapisseries ou ses peintures représentant l’histoire du héros, est ressemblante dans les deux œuvres.

-          Souvenir de l’Astrée, sensible aussi dans les nombreux dialogues galants qui enrichissent la trame d’Apulée – par exemple dans la Grotte, p. 88-90, les monologues de l’héroïne (p. 94)…

-          Dans l’Astrée, La Fontaine voit une parfaite réussite esthétique qu’il s’efforce d’atteindre à son tour : l’alliance du touchant et du badinage, constituant un caractère nouveau comme il le dit dans  sa préface (p . 54). Au cours de la « dispute littéraire » opposant les quatre amis, p. 120, Gélaste veut montrer que le rire est supérieur aux larmes ; Poliphile, lui, ne dit rien : il aime à la fois Hylas et Sylvandre, le rire et les larmes.

-          Enfin, il y a dans la pastorale une symbolique du retrait, de la solitude, que La Fontaine reprend à son compte, notamment dans l’épisode du Vieillard et des deux Bergères. Cet épisode s’inspire aussi du chant VII de la Jérusalem délivrée du Tasse : Herminie fuit Jérusalem assiégée par Tancrède ; elle arrive près du Jourdain, dans un lieu magiquement préservé, et y rencontre un berger. Voir aussi la fable X, 9, Le Berger et le Roi.

-          Enfin, dans Psyché même, on trouve une apologie du roman d’amour, ou l’Astrée est même devenue un nom commun, p. 156-157.

Le Songe de Poliphile, de Francesco Colonna

Si l’influence de cet étrange roman italien est explicite pour le Songe de Vaux, on a pu la contester pour Psyché ; pourtant on trouve nombre d’éléments de détail qui rappellent cette œuvre, dont La Fontaine avait dû lire attentivement le somptueux exemplaire de Fouquet, dans la traduction de Jean Martin (1546, rééditée en 1553 et 1561), accompagnée de bois gravés de Jean Goujon… Béroalde en avait donné une version abrégée en 1600. Le Songe de Poliphile connaîtra une vogue immense au XVIIème siècle, dont Sorel et Furetière se moqueront. Mais Mansart s’inspira de ses descriptions architecturales, Le Sueur réalisa huit tableaux inspirés du Songe de Poliphile.

Rédigé en 1467, publié en 1499 en Italie, ce roman mystérieux raconte le trajet en songe d’un pèlerin à travers des lieux, des palais minutieusement décrits et accompagnés de gravures. (voir bibliographie) Le nom de Poliphile (écrit avec deux « i ») signifie « celui qui aime Polia », c'est-à-dire Athéna Polias, déesse de la Sagesse. L’interprétation de La Fontaine, p. 220, est donc un simple jeu de mots. L’on retrouve dans Psyché de nombreux éléments du Songe de Poliphile :

-          Les nymphes qui servent Psyché dans le Palais de l’Amour (chez Apulée ce ne sont que des voix)

-          L’approche du temple de Vénus, dans une nacelle

-          La description du Temple de Vénus (cf. la description du « temple détruit » dans Le Songe de Poliphile ;

-          L’itinéraire vers les Enfers, par des escaliers et un labyrinthe.

-          Enfin, si Psyché n’est accompagnée d’aucune illustration, les descriptions particulièrement nombreuses en tiennent lieu : on peut citer notamment les passages en vers représentant la beauté de l’Amour, équivalent des petites vignettes du Songe de Poliphile, les descriptions de cortèges divins, l’archéologie fictive de l’épisode de Myrtis et Mégano (p. 181-182).

Un autre genre, également inspiré par Le Songe de Poliphile, a pu également influencer La Fontaine : celui des « Galeries », suite d’objets minutieusement décrits. Ainsi celle de Marino (Galeria, 1619-1620), imitée par Georges Scudéry (le Cabinet, 1646) ; le Songe de Vaux en contenait. Quant à Psyché, elle offre la description de six tentures, p. 83-84.

L’illusion théâtrale et les « pièces à machines »

En France, dans la 2ème moitié du XVIIème siècle, le merveilleux est représenté par les tragédies à machines (c'est-à-dire à « effets spéciaux ») dont l’Andromède de Corneille, qui connut un triomphe en 1651, représente l’archétype.

Certes La Fontaine se lasse vite de ces pièces, dont la machinerie, pas toujours très au point, brise trop souvent l’enchantement, et qu’il décrit avec humour dans l’Épître à M. de Niert, sur l’opéra :

Des machines d’abord le surprenant spectacle
Éblouit le bourgeois, et fit crier miracle ;
Mais la seconde fois il ne s’y pressa plus ;
Il aima mieux le Cid, Horace, Héraclius.
Aussi de ces objets l’âme n’est point émue
Et même rarement ils contentent la vue.
Quand j’entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets :
Souvent au plus beau char le contrepoids résiste ;
Un dieu pend à la corde, et crie au machiniste ;
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du ciel au milieu de l’Enfer.[i]

La Fontaine va donc tenter de créer un merveilleux qui échappe à pareils défauts, par la pure magie de la parole, en frappant l’imagination des lecteurs. Un thème que La Fontaine affectionne : cf. Le Pouvoir des Fables.

-          Le cadre de la seconde lecture, p. 132-133, est un vaste décor de théâtre abandonné, qui rappelle aux contemporains les fêtes de Versailles, en particulier les Plaisirs de l’Île enchantée de 1664 ;

-          la grotte de Thétis évoque aussi celle d’Alcandre, dans l’Illusion comique de Corneille (1635-36, rééditée en 1660) ; les changements de niveaux de l’Illusion comique sont équivalents aux passages au récit-cadre chez La Fontaine.

-          On pourrait enfin discerner dans le  roman de La Fontaine les grands mouvements d’une pièce à machine :

o   Un  prologue montrant le courroux de Vénus, puis le char de la déesse ;

o   Un 1er acte, jusqu’à l’oracle

o   2ème acte : le sacrifice de Psyché (« scène à faire ») avec musique funèbre et décor tragique, spectaculaire changement à vue avec le Palais de l’Amour, et fin sur un air de cour (p. 78)

o   3ème acte : théâtre dans le théâtre, quand les Nymphes jouent l’histoire de Psyché, monologue de celle-ci évoquant un aria (cf. lamento d’Ariane de Monteverdi, 1606)

o   4ème acte : nouveau changement à vue : le palais disparaît ; intermède pastoral du vieillard, avec petites scènes de comédie (les jeunes filles)

o   5ème acte : descente aux Enfers

o   Finale : banquet de l’Olympe, avec ballets.

-          De fait, un décor spectaculaire représentant les Enfers avait déjà servi aux Tuileries en 1662 : le Roi demande à ce qu’il soit réemployé : ce sera la Psyché de Molière, Corneille, Quinault et Lully.

-          Mais ce schéma ne rend pas compte de toute l’œuvre de La Fontaine : le roman, contrairement au théâtre, n’est pas soumis à l’unité de temps : La Fontaine peut prendre le temps de détailler l’évolution psychologique de son héroïne, ses incertitudes et sa lente maturation.

 

La Fontaine et Versailles, dans Psyché

Quand La Fontaine publie Psyché en 1669, le souvenir est encore vif des premières fêtes (1664 et 1668) données dans le parc ; le château est encore en pleins travaux, et la cour n’y séjourne pas encore de manière définitive (seulement en 1682). Mais Versailles est déjà le symbole du pouvoir royal, de l’absolutisme.

Les quatre amis y viennent en touristes : ils n’appartiennent pas vraiment à la Cour (et jamais La Fontaine n’en fera partie). Et si La Fontaine souscrit plus ou moins à l’obligation de la louange, c’est du bout des lèvres, et avec un sourire ironique.

La grotte de Thétis montre un Apollon qui se repose au milieu de ses Nymphes : c’est donc moins un dieu guerrier qui est exalté là qu’un Dieu apaisé, pacifique : or on se souvient que Fouquet envisageait une monarchie fondée essentiellement sur la paix.

L’Orangerie (p. 61-62) est un autre moment vivement critique : ces orangers si résistants… viennent de Vaux-le-Vicomte ! Ils sont un peu, à Versailles, le souvenir de Fouquet.

Enfin, le luxe du palais de Cupidon, copie de celui de Versailles, et qui éblouit Psyché, est l’objet d’une sérieuse réprobation morale !

Dernier point, comme le fait observer Michel Jeanneret dans sa préface, la journée suit un cycle contraire à celui du soleil : d’abord le coucher, puis le lever, et finalement le spectacle de la lune : la journée, quand règle le Soleil, est en somme escamotée…

Sans doute le Roi et Colbert ont-ils perçu cette indépendance de ton : La Fontaine ne reçut aucune récompense.

Quelques compléments : les Fables.

Cf. La cour du Lion, ou Les Animaux malades de la peste.

 

Une lecture allégorique et philosophique de Psyché

Légitimité de la lecture allégorique

-          Le Songe de Poliphile dont s’est inspiré La Fontaine, exigeait lui aussi une lecture allégorique ; seules demeurent aujourd’hui les interprétations alchimistes, d’ailleurs peu convaincantes ; on peut aussi le lire comme un itinéraire métaphysique, ou philosophique.

-          Le parc de Versailles, lui-même inspiré en partie par Le Songe de Poliphile, se lit comme un parcours précis, culminant avec la Grotte de Thétys ; on peut aussi y voir un message politique : le Soleil à son couchant, dans ses noces avec la mer, représente l’abandon d’une gloire exclusivement guerrière pour un règne plus pacifique, protecteur des Arts. Les contemporains de La Fontaine étaient donc habitués à une lecture allégorique des lieux ou des œuvres.

-          La fable de Psyché, dans le roman d’Apulée, relève d’une lecture allégorique : c’est la mise en abyme de l’histoire de Lucius lui-même : vaine curiosité, épreuves, et enfin apothéose… Mais il existe aussi une autre lecture, métaphysique, à la lumière des mythes platoniciens de l’âme ; cette seconde interprétation donnera lieu à des exégèses chrétiennes, dont Fulgence et Boccace sont les initiateurs.

-          En 1623, Marino publie l’Adone en 20 chants ; or le chant IV est consacré à Psyché. C’est l’Amour qui raconte l’histoire à Adonis, dans un récit en vers très sophistiqués. Une interprétation en prose, due à Scoto, reprend l’explication de Fulgence ; la préface de Chapelain tire vers une interprétation morale de la fable. Marino offre donc à La Fontaine, qui l’admire, une double lecture allégorique de l’histoire.

-          Pour La Fontaine, un lecteur idéal est celui qui reste suffisamment naïf pour goûter l’histoire au premier degré (cf. Le Pouvoir des Fables : « si Peau d’Âne m’était conté… »), tout en étant assez érudit pour décrypter les sens seconds. Tel est, par exemple, Pierre-Daniel Huet, évêque de Soissons et correspondant de La Fontaine, auteur d’un Traité de l’origine des romans en 1670. Au rebours, à la fin du siècle, Charles Perrault qui représente le lectorat mondain (et qui déteste La Fontaine), feindra de ne rien comprendre à l’histoire de Psyché, et de ne pouvoir en déchiffrer la portée morale, la seule qui l’intéresse : aux mondains qui ont rompu avec les doctes, il faut des fables transparentes, à seule visée morale.

Curiosité et vaine gloire

Psyché, par sa curiosité presque morbide qui la conduit deux fois à sa perte, représente le défaut féminin par excellence, et condense en elle les images de deux autres héroïnes : Ève et Pandore – d’autant qu’Érasme, dans ses colloquia, a remplacé le dolium originel (grande jarre) par une pyxis, une petite boîte semblable à celle que Psyché se voit confier par Proserpine… Pour les chrétiens, la curiosité est une maladie de l’âme, qui s’oppose à la paix du Solitaire, et qui est liée à la vaine gloire. Au XVIIème siècle, curiosité et vaine gloire vont de pair : on veut savoir, d’abord pour en parler ! Cf. « Les deux Pigeons » de La Fontaine… ou encore « « le Rat et l’huître », ou « la Tortue et les deux canards » (X, 2)… Psyché est à la fois curieuse et vaniteuse, surtout dans la première partie : cf. p. 99-101. Dans la seconde partie, sa curiosité peut être excusée par le désir de reconquérir son amant.

La leçon épicurienne du « vivre caché »

Le secret est la condition du bonheur : voilà ce que Psyché ne parvient pas à comprendre (p. 98) : en faisant venir ses sœurs, elle ouvre la porte aux calomnies, à l’envie… Elle trouvera la rédemption en acceptant de vivre cachée : telle est la leçon du Vieillard – un épisode qui ne figurait pas chez Apulée – ; plus tard, elle se cachera dans une grotte (p. 260).

On peut donc lire Psyché comme une fable épicurienne, inspirée notamment par Lucrèce, V, 1120-1135.

Le détachement et la retraite sont le motif unificateur des Amours de Psyché : le récit-cadre et la fable se rejoignent. Les 4 amis adoptent l’attitude du Sage, le détachement par rapport aux passions ; leur compagnie dans le parc désert représente un idéal de retrait : cf. Ariste, p. 128-129. De même, le trajet accompli par le vieillard, de la cour à son refuge. On voit l’influence de la Consolation de la Philosophie, de Boëce (VIème siècle), un texte qui a une grande influence au XVIIème siècle. (voir l’article de Jean Lafond).

 

Les « arts poétiques » dans Psyché.

Définition des « arts poétiques »

Aristote (IVème siècle av. J-C)

Il peut être considéré comme le « père » de la critique littéraire et des « Arts poétiques », à cette différence près qu’il décrit ce qu’il voit, et ne donne pas véritablement de recettes. La Rhétorique et surtout la Poétique sont des classiques incontournables.

Horace (Ier siècle av. J-C

L’Art poétique d’Horace a été classé dans le second livre des Épîtres : ce classement est plus pratique que réellement fondé. Il s’agit ici d’une réflexion sur la manière d’écrire, critique de ses contemporains et justification « pro domo », qui appartient aux « sermones » et adressée aux Pisons ; elle passe librement d’un thème à l’autre, traitant de tous les sujets concernant la création littéraire ; c’est un effort théorique dans la lignée d’Aristote, mais sous une forme plus souple ; Horace aura de nombreux continuateurs ; parmi eux, Boileau s’en inspire directement.

Boileau (1674)

L’art poétique de Boileau est donc postérieur à Psyché. En quatre livres il s’agit d’un bilan de la littérature de son temps.

Le « récit-cadre » : arts poétiques

·         éloge d’un roi pacifique, protecteur des arts et des plaisirs : le cadre nécessaire à une réflexion sur l’art, et en particulier l’art littéraire.

·         p. 117 (dialogue des 4 amis)  : le « plaisir des larmes » et la réception du plaisir fictionnel ; les pouvoirs de la poésie. Cette longue parenthèse sert de transition entre les deux parties du récit. Gélaste y défend la valeur du rire, Acante et surtout Ariste lui opposent le « plaisir des larmes », Poliphile, qui ne dit rien, réalise en fait la synthèse de ces deux positions. Les 4 amis examinent d’abord la tragédie et la comédie (voir explication), puis le roman, et notamment l’Astrée. Puis retour à l’opposition de la tragédie et de la comédie : la première, mettant en scène des rois et des dieux, ne nous touche guère, ou si elle nous touche, c’est seulement de mouvements pénibles : crainte, colère (p. 126) ; la réponse d’Ariste est précieuse, car elle donne la clé de la réception attendue de Psyché : compassion et détachement. La pitié « nous rend meilleurs en nous faisant verser des larmes sur les malheurs d’autrui », et elle nous rend contents de nous ; le détachement permet la jouissance esthétique. La Fontaine ne tranche donc pas vraiment, mais il indique comment lire son conte : l’ironie, l’humour, le burlesque permettent le détachement ; mais celui-ci ne doit pas nuire à la pitié que l’on éprouve pour l’héroïne. La Fontaine respecte la hiérarchie des genres (Tragédie > comédie) et des styles (sublime > médiocre), mais dans la réalité il mêle les deux.

·         p. 220, fin du conte : Ariste réattaque une dernière fois, pour souligner encore la vertu de la compassion : « ne voyez vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Poliphile a taché d’exciter en vous la compassion ? » Mais Gélaste ne répond pas, et Acante dévie la conversation vers une contemplation esthétique du couchant : La Fontaine coupe donc court à la querelle.

des « arts poétiques » en dehors du récit cadre ?

·         dénonciation discrète des conventions du conte :

o   p. 78 : moquerie rapide sur « les ouvrages des Fées, qui ne coûtent rien »

o   p. 83 : double moquerie, d’abord sur un anachronisme volontaire (les Fées de la Grèce antique pouvaient bien connaître les alcôves, invention moderne !) et surtout, une mention de la nécessaire brièveté de l’ecphrasis : « à la fin on s’ennuie de tout, et des belles choses comme du reste » ; dans la Préface, La Fontaine avait dit vouloir se conformer au goût du siècle ; or celui-ci, lassé des romans-fleuves du début du siècle, voulait de la brièveté et de la légèreté.

o   p.  93-94 : nouvel anachronisme amusant, puisque non seulement on présente à Psyché un théâtre qui n’existe pas encore (Sophocle et Ménandre), mais on y ajoute même les « pièces à machines » et les Ballets, purement modernes !

·         parodie du conte p. 171, (la nouvelle de la mort des sœurs, colportée par les Échos et Zéphyre, et ce dernier récompensé pour la bonne nouvelle !) et p. 190.191 : La Fontaine s’amuse à refuser le mélodrame, et parodie le conte : les oiseaux rapportant ce qu’ils ont entendu… et ici, empêchés de le faire !

·         On voit que dans ces deux séries de passages, nous n’avons pas d’ « art poétique » à proprement parler, mais une réflexion, ironique et discrète, sur un genre.

·         éloge du roman (les Bergères et le vieillard), p. 156-157 : à la fois dans une intervention de l’Auteur (C’est une conduite… laissez-les lire), et par l’exemple des deux jeunes filles : la cadette, à qui l’on a interdit la lecture, en sait aussi long que l’aînée ! En outre, sa curiosité est attisée par l’interdiction même… Cet éloge répond à la condamnation, par les moralistes et l’Église, des romans (et accessoirement du théâtre). Et La Fontaine prolonge d’ailleurs sa réflexion, sur le plan moral cette fois, et non plus littéraire, sur l’Amour : véritable éloge de la passion amoureuse, dont même les peines sont désirables… (p. 159)

·         Myrtis et Mégano : la Beauté et la grâce ; Il s’agit d’un conte enchâssé, à la manière de l’Astrée. Il s’agit surtout d’une allégorie : Mégano représente la beauté parfaite, dans ses proportions et sa symétrie – allusion probable au style classique, alors à la mode. Myrtis, au contraire, représente la beauté irrégulière, imparfaite, mais par là-même plus attrayante : plaidoyer pour une esthétique plus baroque ? La Fontaine se livre en tous cas ici à une forme de critique, esthétique et littéraire, et à un plaidoyer pro domo.

 

La poésie dans Psyché

Page

Nb. vers

Forme

Vers

Sujet

narrateur

p. 61

28 vers

5 quatrains + 1 huitain

Quatrains isométriques octosyllabes + huitain hétérométrique

Description de l’orangerie

Acante

p. 63

132 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description de la grotte de Thétis

Narrateur

p. 64

12 vers

 

Hétérométrie

Introduction au récit

Poliphile

p. 69

28 vers

4 septains

Hétérométrie (10/12/10/8/8/10/10)

Discours de Vénus

Vénus

p. 70

18 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description du char de Vénus

Poliphile

p. 73

16 vers

4 quatrains

Isométrie : alexandrins

Discours de l’oracle

Poliphile

p. 76

19 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description du cortège funèbre

Poliphile

p. 79

12 vers

2 sizains

Isométrie : décasyllabes

Chanson célébrant l’amour

Poliphile

p. 81

34 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description du Palais de l’Amour et des œuvres qu’il contient

Poliphile

p. 83

20 vers

5 quatrains

Isométrie : décasyllabes

Description d’une tapisserie

Poliphile

p. 86

39 vers

 

Hétérométrie

Description des jardins

Poliphile

p. 93

4 vers

 

Isométrie : octosyllabes

Description du soleil

Poliphile

p. 94

2 vers

 

Isométrie : octosyllabes

Comparaison ironique

Poliphile

p. 95

14 vers

Sonnet

Isométrie : alexandrins

Discours de Psyché

Psyché

p. 108

4 vers

 

Isométrie : décasyllabes

Description des sœurs

Poliphile

p. 112

14 vers

 

Hétérométrie

Discours des sœurs

Les sœurs

p. 114

43 vers

 

Hétérométrie

Description de Cupidon

Poliphile

p. 117

4 vers

 

hétérométrie

Conclusion 1ère partie

Poliphile

p. 129

99 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description des jardins de Versailles

Narrateur

 

p. 155

30 vers

5 sizains

Hétérométrie : 12/12/6/12/12/6

Plaintes de Psyché

Psyché

p. 166

10 vers

 

Hétérométrie

Affiche de Vénus

Mercure

p. 187

28 vers

 

Hétérométrie

Psyché battue : récit

Poliphile

p. 190

18 vers

 

Hétérométrie

Discours de Psyché au dragon

Psyché

p. 197

32 vers

 

Isométrie : alexandrins

Arrivée et travail des fourmis

Poliphile

p. 201

69 vers

 

Isométrie : alexandrins

Description des Enfers

Poliphile

p. 204

38 vers

 

Isométrie : alexandrins

Discours de Psyché à Perséphone

Psyché

p. 219

42 vers

 

Hétérométrie

Hymne à la Volupté

Poliphile

p. 221

10 vers

 

Isométrie : octosyllabes

Description du soleil couchant.

Narrateur

 

 

Quelques remarques :

·         Les deux parties de Psyché sont remarquablement différentes :

o   542 vers dans la 1ère, 277 vers dans la seconde ; 19 occurrences dans la 1ère, seulement 9 dans la seconde. Les vers se raréfient donc.

o   La diversité est plus grande dans la 1ère partie : La Fontaine expérimente différents types de strophes, alors que les strophes disparaissent presque dans la 2ème partie.

o   En revanche, l’isométrie prédomine dans la première partie (12 poèmes sur 19), l’hétérométrie dans la 2ème (5 poèmes sur 9).

o   Enfin, 11 poèmes sur 19, dans la 1ère partie, sont des descriptions : de lieux (jardin et orangerie de Versailles, grotte de Thétis, palais de l’Amour), de personnages (Les sœurs, Cupidon), de scènes (le char de Vénus, le cortège funèbre), avec même une ecphrasis : la description d’une tapisserie. Et elles disparaissent presque dans la 2ème partie (2 seulement, des Enfers et du Soleil couchant), au profit du récit ou de l’expression des sentiments.

·         Qui parle ?

o   Dans la première partie, essentiellement Poliphile, le narrateur du conte (2ème niveau). Deux fois le Narrateur (1er niveau), une fois Acante (2ème niveau). Les personnages du conte sont peu présents : Psyché, les sœurs, Vénus (3ème niveau)

o   Dans la 2ème partie au contraire, Poliphile n’est plus présent que 4 fois ; en revanche, Psyché s’exprime 3 fois en vers, et de manière très variée : une élégie, un discours en forme, un récit fantaisiste… Elle a accédé par ses épreuves à la dignité du vers. Le 3ème niveau l’emporte sur le 2ème, tandis que le 1er (vers du Narrateur) n’est plus présent qu’une fois, et pour 10 vers seulement (il en avait 231 dans la 1ère partie !)

·         La virtuosité de La Fontaine :

o   cinq types de strophes ;

o   quatre types de vers : alexandrin, décasyllabe, octosyllabe, hexasyllabe

o   de la plus grande longueur (132 vers) à la plus brève (2 vers)

o   description, récit, discours, élégie

o   Tous les registres : ironie, horreur, élégie, épopée…

o   sept « voix » différentes : le Narrateur, Acante, Poliphile, Vénus, Mercure, les sœurs… et bien sûr Psyché elle-même. A noter que Cupidon, lui, est muet !

·         Le souci d’intégrer la poésie à la prose : la transition se fait souvent avec un grand naturel, sans être soulignée (continuité narrative). Parfois aussi le narrateur (Poliphile) commente, parfois ironiquement : souligne sa propre impuissance à dire (2 fois, p. 76 et 187) et,  surtout quand il s’agit de la voix d’un personnage de 3ème niveau, il souligne son rôle de « traducteur », et parfois le talent du personnage : p. 79 (chanson), p. 95 (sonnet), p. 155 et 190. Ses vers sont eux-mêmes commentés par le narrateur (p. 201). On peut donc penser que les vers, outre la virtuosité, ont aussi une autre fonction : celle d’introduire une distance critique à l’égard du récit, ce que Brecht appellera plus tard la « distanciation » : ils rappellent ironiquement que nous avons affaire à une fiction à plusieurs niveaux, et soulignent ces différences de niveaux.

 

Les Amours de Psyché : un OVNI littéraire.

Voir l’histoire du roman au XVIIème siècle, en particulier à l’époque de Louis XIV.

·         Un roman bref, comme le goût en est venu, mais très influencé par l’Astrée ;

·         un mélange de prose et de vers que l’on ne retrouve pas dans les romans contemporains ;

·         il tient de la nouvelle à la manière de Marguerite de Navarre ou de Boccace, avec sa « cornice » et ses trois niveaux narratifs : le Narrateur / Polinice / Psyché. Sans être sérieux comme les nouvelles de Segrais, il n’est pas non plus licencieux comme les nouvelles de Bussy-Rabutin, même s’il dégage une certaine charge érotique.

·         Enfin et surtout, il ne partage nullement la conception pessimiste de l’amour, qui apparaît avec Mme de Villedieu et surtout Mme de La Fayette : en bon épicurien, La Fontaine célèbre les plaisirs de l’amour, aussi bien entre Cupidon et Psyché, que dans l’épisode du Pêcheur et des deux Bergères… et à la fin de l’histoire.

 

En somme, La Fontaine a voulu faire une œuvre totale, qui s’apparente à plusieurs genres :

-          la galerie et la promenade

-          la poésie descriptive

-          la poésie lyrique et élégiaque

-          le conte de fée… et sa parodie

-          le dialogue philosophique (à thème littéraire)

-          le roman et la nouvelle boccacienne.

Si l’on ajoute qu’il s’est aussi inspiré du théâtre, on a un panorama à peu près complet des genres littéraires du XVIIème siècle…

La Fontaine, Psyché, Hymne à la Volupté

La naissance d’une fille était, chez Apulée, tout juste mentionnée à la fin de l’histoire :

« C’est ainsi que Psyché passa selon le rite sous la puissance maritale de Cupidon, et quand sa grossesse vint à terme il leur naquit une fille, que nous appelons Volupté. » (VI, 24, p. 243)

Le texte de La Fontaine, qui clôt le récit de Poliphile, constitue donc une remarquable amplification de la source latine. Il s’agit d’un hymne en 42 vers, d’une seule traite, hétérométriques.

Vers 1-4  (alexandrins à rimes embrassées)

Apostrophe à la déesse, nommée avec une majuscule : il s’agit d’une allégorie ; le texte se présente donc comme une action de grâce. Dès le 1er vers, mise en valeur du nom par la césure fortement marquée, suivie d’un enjambement, et d’un vers où au contraire elle est à peine marquée. Le « nous » marque l’implication du narrateur, mais dans une collectivité très générale puisqu’elle n’inclut pas seulement les hommes (« animaux » au sens étymologique). La rime enfance / violence (ce dernier terme gonflé par la diérèse) souligne à la fois la force de la volupté, et son innocence. La forme (discours d’action de grâce) et le sujet font de ce texte une sorte de manifeste quelque peu provocateur : La Fontaine fait de la Volupté (ce « plaisir » sensuel si décrié par les moralistes) une déesse… Prière païenne et épicurienne !

Vers 5-10 (octosyllabes, 1 alexandrin)

Ces 6 vers à rimes plates expliquent et développent le vers 4 : on passe de l’exclamation au présent descriptif. C’est l’étendue du pouvoir dela déesse qui est ici mis en valeur : répétition de la 2ème personne (par toi, pour toi, tes, t’ait), pronom totalisant (tout) et globalisant (nous) ; énumération avec anaphore (ni… ni… ni…) avec 5 termes, énumération d’abord ascendante (du soldat au capitaine) puis descendante (du ministre au sujet)… et la conclusion « unique objet » qui appartient au lexique amoureux le plus traditionnel. A noter que le seul alexandrin est justement celui de l’énumération, comme pour en grossir la foule.

Vers 11-17 (3 alexandrins, 1 octosyllabe, 3 alexandrins à rimes plates)

Puis La Fontaine focalise sur une catégorie qui lui est chère : les « nourrissons des Muses », manière tout à fait lexicalisée de définir les poètes ; sauf qu’ici, il dit simplement « nous autres nourrissons… » On peut donc se demander si derrière l’apparent sérieux de l’hymne, il n’y aurait pas aussi un brin de parodie… Le terme « chatouillés » (qui évoque effectivement le bébé que l’on taquine) renforce cette impression. Noter la paronomase fruit / bruit et la diérèse « délici-eux » ; les deux vers sont d’ailleurs agréablement chuintants, avec la répétition des [i] (nourrissons, si, fruits, bruit, délicieux), des [y] (veilles, oreilles)  et des fricatives et sifflantes (fruits, veilles, nourrissons, si, délicieux, nos oreilles…), sonorités reprises dans le vers suivant (si, sentions, chatouillez, son) ; enfin, dans le 4ème, le mot « chanson » reprend ces sonorités. On est ici dans le registre du « bruit », avec un jeu sur les mots : si la chanson est bien sonore, le « bruit » dont il est question est en fait celui de la gloire… Il y a beaucoup d’auto-ironie dans ces 4 vers : le poète est présenté comme un « nourrisson » que l’on chatouille, et qui est mû par le plaisir de la gloire (et non par une quelconque inspiration divine !). On est loin du Vates, porteur de vérité… Quant à la poésie, elle est devenue « chanson ». La question rhétorique, qui appelle l’adhésion de l’auditoire, renforce la démonstration.

La Fontaine reprend et élargit cette critique de la gloire dans les trois alexandrins suivants. Notons la majesté du 1er : « gloire » à la césure, « magnifiques » à la rime, puis répétition et rappel : les « jeux olympiques » étaient l’occasion de la plus grande gloire dans l’antiquité grecque, et un poète comme Pindare les a célébrés. Les vainqueurs ne gagnaient certes qu’une couronne, mais celle-ci en faisait presque des dieux. La Fontaine joue ici à rabaisser cette « gloire » que les moralistes veulent opposer au plaisir : elle est elle-même un plaisir !

Vers 18-30, hétérométriques.

Cette partie commence au beau milieu d’une rime plate (Volupté / compté), qui montre le soin que prend toujours La Fontaine des enchaînements. Nouvelle interrogative (ici interro-négative) rhétorique, qui implique encore davantage le lecteur. La Fontaine aborde ici les « plaisirs des sens », ce que les moralistes condamnent le plus. L’expression occupe le 1er hémistiche, le second ne comportant que des mots outils : c’est lui l’essentiel.

S’ensuit une série d’octosyllabes, qui mentionnent les plaisirs en question, toujours accompagnés de leur personnification mythologique : et la question qui les unit est « pourquoi sont faits… » Goûter les plaisirs des sens, c’est rendre hommage à la Nature, et à son créateur !

-          les dons de Flore : les fleurs

-          Le soleil couchant : annonce la toute fin du livre, et le poème d’Acante. Cette mention de la beauté naturelle renvoie à tous les poèmes descriptifs du récit.

-          Pomone : déesse des fruits – au sens propre cette fois. On ne peut pas ne pas penser aux poèmes de l’époque baroque, de Saint-Amant notamment, comme l’automne des Canaries (et plus généralement les 4 saisons). Il y a chez La Fontaine la même sensualité, le même goût de la Nature que chez Saint-Amant.

-          Bacchus l’âme des bons repas : dieu du vin. Si Flore, le couchant, l’aurore évoquaient le plaisir des yeux, Pomone et Bacchus évoquent surtout la gourmandise – péché capital ! La Fontaine se place résolument du côté des Épicuriens aimables (et non des Épicuriens rigoristes et ascétiques, qui se contentent des plaisirs « naturels et nécessaires » : plus du côté des joyeux vivants (tradition d’Aristophane, Plaute, Rabelais, Saint-Amant, Théophile…) que des moralistes austères !

Grande variété dans le rythme :  tantôt un octosyllabe d’une seule traite (v. 21-22 et 24), tantôt des coupes variées : 5/3 (v. 20), 3/2/3 (v. 23) ; des questions sur un seul vers (v 18 à 22), tantôt sur 2 vers (v. 23-24)…

Puis La Fontaine revient à l’alexandrin : le v. 25 élargit le propos aux « beaux-arts » – rappel des beautés artistiques chantées dans les poèmes précédents. Ce vers clôture une première série sur les plaisirs sensuels de la vue, de l’ouïe (les « chansons »), de la gourmandise.

Le vers 26 commence par un « mais » qui évidemment n’est pas adversatif ; c’est un « etiam » latin qui renforce simplement la liaison – et met en valeur l’essentiel : le plaisir amoureux. Répétition de « pourquoi » pour la 3ème fois (rythme ternaire ascendant) ; pluriel de « Cloris » nom traditionnel de jeune fille ; et La Fontaine joue sur les rapprochements. Séparés, « appas » et « commerce » peuvent avoir un sens neutre, inoffensif ; rapprochés, ils prennent évidemment une valeur érotique… que La Fontaine renforce encore, malicieusement, en faisant semblant de se corriger ! « j’entends, innocemment »… et à nouveau une pseudo-morale, avec le « on » et le présent de vérité générale, le mot « rigueur » au cœur du vers… Mais désir / plaisir se retrouvent à la rime (rimes croisées), le dernier mot particulièrement souligné… et souvenons-nous que ce passage fait immédiatement suite au mariage de Psyché et de Cupidon !

Vers 32-42 : prière finale (hétérométrique)

La prière commence par une apostrophe, en épizeuxe : Volupté, volupté… qui occupe ainsi tout un hémistiche. Rappel d’Épicure – une lecture un peu tendancieuse de celui-ci, à qui la morale (et l’état de santé) ne permettait guère le plaisir… Mais c’est une confusion commune à l’époque, d’autant que bien des disciples ne furent pas si austères.

Après un hymne assez général, La Fontaine en vient à la confidence personnelle (Poliphile est ici évidemment son porte-parole) ; appel à la Volupté, dans un rythme ternaire : ne me dédaigne pas, viens-t-en… rimes suivies, et alternance alexandrin / octosyllabe. Une certaine familiarité : « loger », « emploi » évoque une relation familière.

Les deux vers suivants sont une véritable proclamation du « Bon vivant » : « j’aime » en début de vers, et le totalisant « enfin tout » au vers suivant (coupe forte). Poliphile, dont le nom signifie entre autres « qui aime beaucoup de choses) est ici le « double » de La Fontaine, dont on connaît l’éclectisme et le goût de la variété. Peut-être y a-t-il aussi une allusion à la nature même de ce roman, qui est « tout » à la fois : récit et poésie, humour et pathétique… Moquerie également à l’égard de la philosophie : le « souverain bien », expression de Platon et d’Aristote, ne peut s’incarner dans un objet, encore moins dans une multitude d’objet ! Humour de la formule, renforcée par le contre-enjambement (v. 36-37). Le vers 38 est particulièrement remarquable : par l’oxymore « sombre plaisir », par l’opposition du « plaisir » à la césure et de « mélancolique » à la rime, et par le rappel du « plaisir des larmes » cher à Ariste. Poliphile, ici, fait la synthèse de ses amis : il est à la fois Acante le contemplatif, Ariste le mélancolique et Gélaste le rieur ; il ne veut rien abandonner, rien rejeter (« enfin, tout », v. 36).

Enfin, le morceau s’achève par une pirouette amusante : « la mesure », « bien compté » : discours de commerçant ou de maquignon… qui est en même temps une dernière ode à la vie.

 

Bibliographie

Lectures complémentaires

·         Platon, Phèdre, le Timée, Le Banquet

·         Apulée, L’Âne d’or ou les Métamorphoses, traduction Olivier Sers, éditions Belles Lettres, « classiques en poche », 2007 ; en particulier livres IV à VI, p. 157-243.

·         Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili (le Songe de Poliphile), 1499 (Éditions imprimerie nationale, 1994 et 2004)

·         Boccace, Le Decameron

·         Tristan L’Hermite, Le Page disgracié (1642)

Bibliographie critique

·         Collinet Jean-Pierre, Le Monde littéraire de La Fontaine, 1970, réimpression Slatkine, 1989.

·         Donné Boris, La Fontaine et la poétique du songe, rêverie, récit et allégorie dans ‘Les Amours de Psyché’, Champion, Paris, 1995, 313 p.

·         Fumaroli Marc, Le Poète et le Roi, Jean de la Fontaine et son siècle, Livre de Poche références n°461, 1997, p. 337-354

·         Gély Véronique, L’Invention d’un mythe : Psyché, allégorie et fiction du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Champion, Paris, 2006, 557 p.

·         Lafond Jean, « La Beauté et la Grâce, l’esthétique ‘platonicienne’ des Amours de Psyché », Revue d’Histoire littéraire de la France, mai-août 1969, p. 474-490.

·         Rousset Jean, « Psyché ou le plaisir des larmes », in L’Intérieur et l’extérieur, Corti, 1968.

·         Rousset Jean, « La mise en scène d’une lecture, les promeneurs de ‘Psyché’ », in Le Lecteur intime, Corti, 1986.

 

 

 



[i] Cité par Boris Donné, op. cit. p. 183-184.