DOM JUAN DE MOLIèRE (1662)

Dom Juan et la religion : le défi à Dieu

La grande originalité du Dom Juan de Molière par rapport au mythe, c'est l'aspect religieux : Dom Juan, non content de contester par son existence même les valeurs morales aristocratiques, le sacrement du mariage et le respect dû au père, s'attaque au fondement même de la société. C'est un libertin, non seulement au sens moral que le mot prendra au 18ème siècle (Valmont, dans les Liaisons Dangereuses, ou les personnages de Sade sont des "libertins"), mais au sens fort que prend le mot au 17ème siècle : athée, ou sacrilège.

Dom Juan est-il athée ?

Acte III, 1 : Dom Juan affirme ne croire ni au ciel, ni à l'enfer, ni à une vie au-delà de la mort : "je crois que deux et deux sont quatre..." On pourrait donc penser que Dom Juan est un athée conséquent, ou du moins un agnostique.

Or plusieurs scènes vont à l'encontre de cette affirmation :

L'affrontement est donc de plus en plus direct entre Dom Juan et Dieu. Il y a gradation dans le crime, qui prend de plus en plus l'allure d'un défi au Ciel. Ce n'est pas l'attitude d'un athée : on ne défie pas ce qui n'existe pas !

Les défenseurs de la religion :

Sganarelle.

Si la pièce de Molière avait uniquement pour but de dénoncer la démesure d'un athée, Dom Juan trouverait en face de lui des défenseurs conséquents de la religion, comme Tartuffe a eu en face de lui Cléante. Or le défenseur le plus présent est... Sganarelle !

Sganarelle représente le double et le contraire de Dom Juan ; défenseur de la religion, il est aussi poltron, menteur, et surtout crédule. Dans la scène où il discute sérieusement (?) avec Dom Juan, il est en habit de médecin, ce qui chez Molière discrédite totalement le discours. Par ailleurs, il met Dieu et le "moine bourru" sur le même plan :

"Il n'y a rien de plus vrai que le Moine Bourru, et je me ferais pendre pour celui-là".

Sa morale relève du bon sens, sans grandeur. Il condamne l'immoralité de Dom Juan... mais rudoie le Pauvre avec lui dès la scène suivante (III, 2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Et il se comporte de même à l'égard de Monsieur Dimanche.

Ses arguments ne sont pas grotesques en soi : la beauté de la nature, l'origine de l'homme, sa liberté... mais il n'est pas capable de les tenir jusqu'au bout, il il "leur casse le nez". Et l'on verra dans la suite que c'est le surnaturel qui convainc Sganarelle !

Enfin, à la fin de la pièce, sa moralité est étouffée par son intérêt immédiat : son dernier cri (qui est aussi le dernier mot de la pièce) est "mes gages !"

Sganarelle est donc le représentant d'une religion populaire, mêlée de superstition, et qui se confond avec un respect peureux des puissants et des conventions. Bribes de raisonnements mal assimilées, confusion, cette religion ne repose sur rien de sérieux, et elle ne donne même pas à Sganarelle une quelconque conscience morale : il est donc le plus catastrophique défenseur possible de la religion.

Donne Elvire et Dom Louis.

Les deux représentants les plus nobles et les plus touchants de la morale et de la religion se caractérisent d'abord par leur impuissance. Tous deux sont des victimes, et leur rôle dans l'intrigue est loin d'être décisif.

Tout le prestige revient donc à Dom Juan, qui dans son défi à Dieu a le courage d'aller jusqu'au bout, jusqu'au sacrifice de sa vie. Son dernier mot est un hurlement de douleur physique... mais nullement un aveu de défaite ! L'on comprend que la pièce, aussitôt après le Tartuffe, ait mis les dévots hors d'eux...


Le dénouement : acte V, scènes 5 et 6

Prévisible dès l'acte III, le dénouement se fait longuement attendre (voir la structure de la pièce), et se précipite en deux très courtes scènes : voilà qui est contraire aux règles du dénouement classique (tous les personnages se retrouvent en scène, le sort de chacun est fixé).

Un dénouement attendu, mais peu conforme aux règles :

Un dénouement ambigu :


Dom Juan ou la transgression de l'ordre social.

Dom Juan offre un véritable panorama de la société ; Dom  Juan, face à chacune des classes représentées, joue sa propre partition transgressive.

La noblesse :

Représentée par Donne Elvire et ses frères, ainsi que par Dom Louis (et Dom Juan lui-même), elle se veut porteuse de valeurs morales : bravoure, sens de l'honneur, respect des femmes, de la religion, de la parole donnée. Or Dom Juan met en danger ce code social :

"C'est une terrible chose qu'un grand seigneur méchant homme" s'exclame Sganarelle (I, 1) : en transgressant brutalement toutes les valeurs de la noblesse, Dom Juan met à nu la brutalité des rapports sociaux.

Les paysans :

L'acte qui oppose Dom Juan aux paysans est éminemment comique : face à Mathurine et Charlotte, Dom Juan, homme du réflexe, obéit mécaniquement à sa nature, au risque de se mettre en difficulté ; mais il profite également avec cynisme de sa position de noble, face à deux petites paysannes naïves. L'affrontement avec Pierrot rappelle la dimension sociale du conflit : "nos femmes", "parce que vous êtes monsieur".
Molière atténue ce que la scène pourrait montrer de brutal affrontement de classe en faisant de Pierrot un personnage comique, à la fois fanfaron et peureux ; il n'en reste pas moins que l'on retient le cynisme et l'absence de scrupule, la brutalité du Noble face à des paysans désarmés (et à qui, en outre, il doit la vie ! Il transgresse même la plus élémentaire morale...)

Le Pauvre :

C'est en réalité un ermite, c'est à dire un personnage qui a abandonné le "monde" pour se consacrer à Dieu. Comme tel, il devrait être un personnage sacré. Là encore on peut souligner la brutalité des rapports : Dom Juan joue cette fois non de son rang, mais de sa fortune. Il échoue d'ailleurs. Il s'agit moins ici d'un affrontement de classe que d'une lutte morale. Dom Juan peut transgresser les valeurs sacrées, pour lui-même ; mais il ne peut entraîner quiconque a de puissantes convictions morales. Il n'entraîne ni Donne Elvire, ni le Pauvre, mais il peut séduire Sganarelle ou les paysannes, qui n'ont aucune conviction solide !

Les bourgeois :

Ils sont représentés par M. Dimanche, un marchand, créancier de Dom Juan. Les seuls rapports entre la Noblesse et la bourgeoisie sont des rapports d'affaire, mais ceux-ci supposent un minimum de bonne foi de part et d'autre.

Les domestiques :

La transgression ultime : l'hypocrisie (V, 2).

On pourrait penser que l'hypocrisie, dernier visage de Dom Juan, tranche avec les précédents ; l'hypocrisie, art de la dissimulation, suppose des calculs, une petitesse incompatibles avec la nature généreuse et démesurée de Dom Juan. Mais il l'utilise comme un moyen de poursuivre sa route, et d'assouvir ses désirs. L'hypocrisie est donc un instrument de la volonté de puissance, dans une société corrompue.

La tirade sur l'hypocrisie est surtout une arme de guerre aux mains de Molière, qui par ce moyen règle violemment ses comptes avec ses ennemis du camp dévot. Dom Juan est la continuité de Tartuffe.

Dom Juan, par son refus de toutes les règles de bienséance sociale, met en danger l'ordre social tout entier, dont il révèle l'hypocrisie et l'insupportable brutalité. Parce qu'il fait voler en éclats les apparences, il représente un danger pour sa propre classe.


Dom Juan et les femmes : de la démesure à l'échec

Une démesure triomphale...

Dom Juan expose dans une célèbre tirade sa conception de l'amour : acte I, scène 2.

...contredite par les faits.

Dom Juan est en échec lorsque Molière nous le fait rencontrer. Il a certes séduit Donne Elvire dans son couvent et l'a épousée ; mais à présent il est dans la posture d'un fugitif, désireux d'échapper à sa femme et aux frères de celle-ci ! Une situation assez peu glorieuse...

Le second épisode qui met Dom Juan aux prises avec des femmes est l'intermède paysan de l'acte II. Mais là encore, la conquête semble facile : Charlotte et Mathurine sont intéressées, naïves, toutes prêtes à abandonner leur promis pour écouter les promesses d'un grand seigneur. On peut penser que la personne de Dom Juan n'entre qu'assez peu dans l'intérêt qu'elles prennent pour lui.

Et l'on constate qu'alors que Dom Juan était prêt à donner "dix mille cœurs" et à "aimer toute la terre" (I,2), la présence simultanée de deux jeunes filles suffit à le mettre en échec. Sans parler de l'intervention de Pierrot... et l'avertissement de La Ramée intervient à point pour qu'il puisse légitimement prendre la fuite sans trop perdre la face !

Après l'intermède paysan, les femmes sont singulièrement absentes durant presque trois actes ; Dom Juan rencontre successivement un ermite, les frères d'Elvire, son père, un marchand, et la statue du Commandeur... mais aucun élément féminin. Il fauda attendre la fin de l'acte V pour que l'on voit réapparaître donne Elvire. Et pour une rencontre manquée : elle ne parvient pas à le convaincre de changer de vie, et lui ne la séduit pas. Chacun d'eux repart vers son destin.

Vanité de la quête ?

"Tout le plaisir de l'amour est dans le changement" affirme Dom Juan. En réalité, ce n'est nullement la prise qui l'intéresse, mais la chasse, pour reprendre une expression de Pascal. Il ne redoute rien tant qu'une relation stable, et la personne même de la femme qu'il veut séduire ne l'intéresse pas.

On peut donc penser que la démesure de ses ambitions repose en réalité sur une grande pauvreté affective, une incapacité à aimer. "Aimer toute la terre" revient en fait à n'aimer personne ; et cela n'est pas sans évoquer le rejet par Alceste, dans le Misanthrope, de ces gens qui ont quantité d'amis... mais aucun véritable (Misanthrope, I, 1 : "l'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait"). L'amour, comme l'amitié, suppose une certaine exclusivité...

A moins qu'il ne faille imaginer, comme Eric-Emmanuel Schmidt que Dom Juan... se trompe tout simplement d'objet, et n'aime en réalité pas les femmes. A lire absolument, la Nuit de Valognes, aux éditions Acte Sud !


Sganarelle, un double carnavalesque de Dom Juan.

Le personnage de Sganarelle est fondamental dans la pièce ; la meilleure preuve était qu'il était joué par Molière lui-même. Sa "force comique" faisait donc pendant à l'aspect parfois tragique du personnage de Dom Juan. On peut voir en lui un "double", à la manière de Sancho Pança aux côtés de Dom Quichotte (et même de Panurge aux côtés de Pantagruel).

Un homme du peuple :

Aux côtés de Dom Juan, il représente le "bas corporel" :

Un contrepoids aux excès de Dom Juan ?

Face au cynisme et aux défis de Dom Juan, Sganarelle veut représenter la raison : il n'approuve ni le  défi à la religion, ni le mépris absolu de son maître pour le mariage et les valeurs admises, ni le jeu sur l'hypocrisie.

Mais son attitude est ambiguë : si son premier raisonnement (III, 1) se tenait à peu près malgré la gesticulation finale, le second (V,2) appartient de toute évidence au genre du discours parodique, et ne vaut guère mieux que le discours de Janotus dans Gargantua : c'est un discours purement carnavalesque. Par ailleurs, il adopte souvent l'attitude de son maître : cf. l'épisode du Pauvre (III,2) : "va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal". Son sens de la mesure consisterait donc essentiellement à ne pas aller au-delà de ce que l'opinion ne peut admettre : on peut jurer "un peu", tromper "un peu" sa femme, oublier "un peu" de rendre l'argent que l'on a emprunté... Une morale sans rigueur ni grandeur !

Sganarelle donne lui-même dans la démesure :

On observe donc, à  propos de Sganarelle, ce que Mikhaïl Bakhtine notait à propos de l'évolution des lectures de Rabelais : le caractère carnavalesque a perdu à la fois son aspect violemment contestataire, et son aspect positif, constructif ; il ne s'agit plus d'un rire libérateur, qui dissipe la peur et allie mort et renaissance ; ce n'est plus qu'un rire négatif, dévalorisant et satirique. Ce n'est plus Sganarelle qui conteste l'ordre, mais Dom Juan ; et Sganarelle n'est qu'un représentant ridicule et dévalorisé de la raison et de la mesure - le contraire même du personnage carnavalesque.

Contrairement à la plupart des grandes comédies, qui condamnent toutes un excès, et flanquent leurs extravagants d'un double raisonnable, Cléante, Chrysale, Philinte, il n'y a pas d'incarnation positive de la mesure dans Dom Juan.