TEXTE 5 : LE DERNIER CHAPITRE

 

11-18 janvier 1945 : sorte de long prologue décrivant les premiers temps à l’infirmerie pour contagieux. Treize personnes, dont certaines vont nous être présentées :

P. Levi nous raconte en détail le dernier jour avant l’évacuation, et en profite pour présenter des personnages ambigus : Askenazi, le barbier grec de Salonique, et le médecin grec, un "Prominent" complètement passé du côté des oppresseurs - voir son ironie.

18-27 janvier : le récit devient une sorte de journal, dont chaque page porte une date. Retout de la chronologie, donc retour du temps, de l’Histoire, retour progressif à l’humanité. Les détenus se réapproprient le temps.

18 janvier : les SS sont encore là, puis disparaissent, non sans avoir annoncé (mais non réalisé) une ultime sélection. (p. 168).

Renversement des valeurs : les réactions normales des Français irritent le narrateur ; indifférence des prisonniers de plus longue date. Ce renversement est marqué par des oxymores : "tranquille épouvante" (p. 168), ou "la neige en fusion", (p. 169). Image d’Apocalypse, et inhumanité des prisonniers entre eux - mais c’est une condition de survie.

Apparititon du présent du narrateur : "Aujourd’hui je pense... Mais il est certain qu’alors..." (p. 169)

La fin de cette journée montre que les prisonniers reprennent l’initiative, en particulier le narrateur ; dernier § de cette journée du 18 janvier, et début d’une grande complicité entre Levi et les deux Français.

19 janvier : Comparaison du Lager avec un cadavre : p. 170 (Le Lager venait de mourir, portes éventrées) et les malades comparés à "une armée de vers". ==> vision infernale. "Je n’ai jamais rien vu ou entendu qui puisse approcher du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux". Insistance sur la déchéance physique des personnages : Arthur s’évanouit (pourtant c’est un paysan robuste, qui n’a pas encore connu la faim) ;
Le retour de l’humain : les trois hommes prennent l’initiative (avant, c’était impossible) ; et à la fin, retour d’un sentiment oublié depuis longtemps : la solidarité, qui s’oppose à l’absolue solitude du Häftling, et surtout du Musulman. (cf. P. 172). De même, constitution d’un groupe de onze hommes, qui désormais ne se scindera plus, uni par la maladie, l’isolement, et l’action. Cela se traduit immédiatement par le retour de l’humain : ils se parlent, du passé et de l’avenir (p. 173.
"Au milieu de l’immense plaine occupée par le gel et la guerre, dans cette petite chambre obscure remplie de germes, nous nous sentions en paix avec nous-mêmes et avec le monde." (p. 173)

Les onze hommes : outre Primo Levi, Arthur et Charles, on cite Tomarowski, Sertelet, un paysan des Vosges de 20 ans, atteint de diphtérie nasale, Alcalai, un juif de Toulouse, Schenk, Lakmaker (juif hollandais de 17 ans atteint du typhys, p. 179), Somogyi, chimiste hongrois de 50 ans (p. 183), Cagnolati et Dorget, un industriel français cité seulement à la dernière page.

20 janvier : quelques trouvailles améliorent l’ordinaire ; spectacle hallucinant, sur la route, de l’armée allemande en fuite."

[Rappel : la Wehrmacht = l’armée régulière ; à ne pas confondre avec les SS, groupe paramilitaire, ni avec la Gestapo, police politique.]

21 janvier : le groupe redevient un groupe d’hommes individualisés ; Levi cite des noms, donne des détails physiques. Chacun retrouve une individualité, une histoire personnelle. (p. 176) ; arrivée d’un autre personnage, le tailleur Maxime, qui ne rejoint pas le groupe, mais lui procure des vêtements en échange de soupe. Retrouver des habits décents, c’est aussi une manière d’être homme ; cf. Steinlauf (p. 42), qui tentait par tous les moyens de se laver, même inutilement, pour résister à la déshumanisation.
Les rôles se distribuent : Levi dans un rôle de leader, Arthur et Charles comme ses aides.Discours de Levi au style indirect libre - discours peut-être vain, mais reprise en main, au moins par le narrateur, de son destin et de celui des autres. Répétition obsessionnelle du mot "devoir" ; il ne s’agit plus des règles absurdes du KZ, mais de règles élémentaires de survie.

22 janvier : après plusieurs jours de montée en puissance, moment de trouble, de doute, de danger : la visite des SS évitée in extremis, la mention des cadavres qui se multiplient, les Italiens qui appellent leur compatriote, et enfin la situation tragique de Lakmaker, qui outre son caractère pathétique, met en péril la survie de la chambrée toute entière.

23 janvier : découverte du stock de pommes de terre - et première sortie hors du camp depuis l’arrestation, un an auparavant. Un avant-goût de liberté ; mais terni par le travail pénible, la présence d’un cadavre, et l’aggravation du cas de Sertelet.

24 janvier : Description des différentes baraques : dans celle de Levi, grande faiblesse, mais encore un semblant d’organisation ; chez les Tuberculeux, abandon total des plus faibles, les autres étant partis, et solitude absolue ; dans la baraque 14, richesse après une expédition. On retrouve donc peu près tous les cas de figure possible du Lager, du "Musulman" au "Prominent". Et en même temps, reconstitution d’une vie civile : "l’inégale répartition des biens provoqua un regain du commerce et de l’industrie". (p. 183); on constate à nouveau le rôle prééminent de Levi.

25 janvier : la renaissance se fait dans la douleur, d’où l’impression d’ambiguïté : d’un côté la mort lente et pénible de Somogyi, de l’autre la renaissance de la parole, de la sensibilité, du souvenir ; d’un côté la réflexion douloureuse sur l’impossibilité de concevoir une quelconque espérance (p. 184 : "au Lager, on perd l’habitude d’espérer, et on en vient même à douter de son propre jugement. Au Lager, l’usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible ; il est néfaste, puisqu’il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu’une loi naturelle d’origine providentielle se charge d’émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite".
Noter l’anaphore "au Lager", lieu maudit ; et le parallélisme : "inutile, puisque... néfaste, puisque..., avec une gradation. D’un autre côté, l’espoir renaît : "Le soir, autour du poêle, encore une fois Charles, Arthur et moi, nous nous sentîmes redevenir hommes".

26 janvier : le narrateur semble prendre de la distance, par rapport à son expérience immédiate ; sentiment aigu de la faiblesse, de l’impuissance des détenus, sentiment entretenu par le spectacle des duels aériens. "Mais à des milliers de mètres..." Tout est fait pour souligner la distance qui sépare les détenus des hommes qui font l’histoire : distance spatiale (des milliers de mètres), toute puissance des uns ("miracles compliqués") notée par l’usage du pluriel ("moyens les plus raffinés") et surtout par le chiasme :

Après cette réflexion philosophique, Levi revient à l’anecdote avec la mort de Somogyi.

27 janvier : c’est par le mort, Somogyi, que les détenus réinvestissent définitivement l’humain. Celui-ci n’est d’abord qu’un "ignoble tumulte de membres raidis" (noter la synesthésie "tumulte"), et même une "chose" ; mais en retrouvant les gestes du rituel funéraire (même réduit à sa plus simple expression : il n’est pas question de creuser le sol gelé, le corps est simplement déposé sur la neige), Charles et Levi retrouvent leur humanité.

Ce fait est marqué par la rupture : le dernier § est en effet un bilan prospectif : on nous indique ce que sont devenus chacun des dix autres malades. Cinq sont morts, cinq ont survécu. Schenk et Alcalai sont vus pour la dernière fois à Katowice, sur la route du retour, mais on ne sait s’ils sont effectivement revenus ; Arthur est revenu chez lui, mais son histoire s’arrête là ; en revanche, Charles est resté un ami, longtemps après leur retour, et jusqu’à la mort de Primo Levi, en 1987.

Voir, sur le site d'Elisabeth Kennel, le récit d'une rencontre avec l'un des protagonistes, Charles Conreau.