La Valeur du témoignage

Si c'est un homme est le témoignage d'un survivant d'Auschwitz, tout comme le livre de Joseph Bialot, C'est en hiver que les jours rallongent, ou, pour d'autres camps, celui de Robert Antelme, L'Espèce humaine. (voir bibliographie). Mais tout au long de sa vie, et en particulier dans son dernier livre, Naufragés et Rescapés, Levi s'est interrogé sur la valeur de son propre témoignage : qui sont les survivants par rapport à l'ensemble de la population des camps ? Sont-ils représentatifs ? Que vaut dès lors leur parole ?

  1. Quelques éléments d'une sociologie :
    Il y a une différence radicale entre la structure réelle de la société concentrationnaire, et l'image qu'en donne l'appartenance sociale des survivants.
    - Ceux qui ont survécu représente une minorité ; si, selon l'estimation de Soljenitsyne, environ 20 % des détenus étaient des planqués (Joseph Bialot donne d'autres chiffres : 24 000 détenus environs, 500 planqués ; mais il entend par là ceux qui disposaient du privilège exorbitant de manger à leur faim, donc de ne pas maigrir ; un "spécialiste" comme Levi continuait de faire partie des affamés...), les neuf dixièmes des survivants appartiennent à ces 20 % ! Levi lui-même n'a dû sa survie qu'à son statut d'agent de laboratoire, qui lui a épargné les travaux les plus durs.
    - Certains détenus n'ont laissé que bien peu de témoignages : ainsi les homosexuels (triangles roses) ;
    - A l'autre bout de la chaîne, les "Droits communs", les "Verts" (identifiés par un triangle vert), privilégiés-types de la société concentrationnaire, n'ont laissé aucun témoignage.

    Il faut noter aussi le destin spécifique des déportés raciaux (juifs et tziganes), qui à Auschwitz étaient l'objet de sélections à répétition (une forme de torture morale particulièrement atroce), mais qui partout ailleurs (Tréblinka, Mejdanek...) étaient immédiatement gazés. Les juifs d'Auschwitz n'ont dû leur survie qu'au "couplage" du camp de Monowitz avec l'usine de la Buna (propriété de la firme IG Farben), et aux besoins de main d'œuvre qui en découlait.
    En somme, le juif d'Auschwitz, quel que soit son sort ultérieur, est déjà un survivant : cf. Levi, p. 19.
    Un chiffre donne l'ampleur du massacre :
    - parmi les déportés français, 59 % sont revenus.
    - parmi les 76 000 juifs français déportés, 3% seulement ont survécu.
  2. Lien entre survie et privilège :
    Dans Naufragés et Rescapés, Levi affirme que les rescapés sont issus, pour beaucoup, de ce qu'il appelle la "zone grise" : "Une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps et des maîtres et des esclaves" (p. 42). Appartiennent à cette "zone grise" l'ensemble des privilégiés, en particulier ceux qui d'une manière ou d'une autre collaborent avec l'oppresseur. Le cas le plus flagrant et le plus tragique fut celui des Sonderkommandos, 700 à 1000 hommes, juifs pour la plupart, qui avaient la charge de gérer et d'entretenir les fours crématoires...  C'est à la révolte de l'un de ces Sonderkommandos de Birkenau (le camp d'extermination dépendant d'Auschwitz) qu'il est fait allusion dans le chapitre 16 de Si c'est un homme, p. 159. Joseph Bialot la mentionne également.

    Mais la plupart des "privilégiés" se livraient au trafic (ce que les Allemands appelaient "organisieren") ; P. Levi lui-même souligne l'abaissement moral que cela comporte, p. 156 :
    "Quant à l'aspect moral de ce nouvel état de chose, nous avons dû en convenir, Alberto et moi, qu'il n'y avait pas de quoi être très fiers ; mais il est si facile de se trouver des justifications !"

    A l'inverse, le "Musulman" peut aussi être perçu comme celui qui résiste jusqu'au bout à l'entreprise nazie de déshumanisation, qui ne transige pas. C'est ainsi que Robert Antelme le décrit, lorsqu'il évoque Jacques, un "Musulman", et s'adresse ainsi à ses bourreaux :
    "Avec Jacques, vous n'avez jamais gagné. Vous vouliez qu'il vole, il n'a pas volé. Vous vouliez qu'il lèche le cul aux Kapos pour bouffer, il ne l'a pas fait. Vous vouliez qu'il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n'a pas ri. Vous vouliez surtout qu'il doute si une cause valait qu'il se décompose ainsi, il n'a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c'est vous qui êtes volés, baisés jusqu'aux moëlles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu'à la lèpre. [...] Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur." L'Espèce humaine, p. 99.

    Même constat chez Soljenitsyne : la figure du survivant est ainsi disjointe de celle du témoin. Cela oblige le lecteur à un regard critique sur le témoignage qu'on lui livre : est-il partiel, voire partial ? Le seul "vrai témoin" serait le détenu majoritaire, le plus démuni, privé de tout privilège : le "Musulman", comme Jacques, mais celui-ci est à jamais muet.
  3. Le "Musulman" dans Si c'est un homme :
    Ce sont des témoins muets, que Levi observe de l'extérieur : cf. p. 96-97, et qu'il décrit. Ainsi, Null Achtzehn, dont il ne reste plus qu'un corps, pur résidu biologique (p. 44-45).

    Mais si le "Musulman" est définitivement privé de parole, le Survivant acquiert du coup un autre rôle : il est celui qui parle par délégation. Il devient un porte-parole de ceux qui sont réduits au silence... mais avec quelle légitimité ? Le survivant se demande s'il n'a pas usurpé sa place :
    "Je pourrais être vivant à la place d'un autre, aux dépens d'un autre ; je pourrais avoir supplanté, ce qui signifie en fait tué, quelqu'un" écrit Levi dans Naufragés et Rescapés.
    Chez Levi, le sentiment de culpabilité est d'autant plus grand qu'il raconte une anecdote de ce genre : lors d'une sélection, un certain René a probablement été pris à sa place, suite à une erreur de dossier (ch.13, p. 137) or, sur le coup, l'auteur dit n'avoir éprouvé "aucune émotion particulière"...
    Hanté par l'image du Musulman, le survivant se sent donc coupable.
  4. Le Musulman est-il toujours un témoin muet ?
    Le passage de l'Espèce Humaine cité ci-dessus tend à montrer qu'il y a une autre vérité du Musulman. Robert Antelme, Varlam Chalamov, et probablement Joseph Bialot ont été, eux, d'autenthiques "musulmans" ou "crevards", et n'ont survécu que par miracle - Antelme, par exemple, ayant été sorti agonisant de Dachau.
    Avec lui, contrairement au témoignage de Levi, nous pénétrons à l'intérieur même du Musulman, nous découvrons sa conscience : cf. p. 97 :
    "Il ne souffre pas. Aucune douleur. Mais le vide dans la poitrine, dans la bouche, dans les yeux, entre les mâchoires qui s'ouvrent et se ferment sur rien, sur l'air qui entre dans la bouche. Les dents mâchent l'air et la salive. Le corps est vide. Rien que de l'air dans la bouche, dans le ventre, dans les jambes et dans les bras qui se vident. Il cherche un poids pour l'estomac, pour caler le corps sur le sol ; il est trop léger pour tenir."
  5. Conclusion : faut-il dénier toute vérité au témoignage du "privilégié" ?
    Une telle conclusion serait fausse, doublement :
    - parce que le "Musulman" vit, ou plutôt survit, le nez au sol ; Levi, quant à lui s'est efforcé de donner une image plus globale du système concentrationnaire, et de trouver un principe d'explication ;
    - surtout parce qu'il s'est livré à "une étude dépassionnée de l'âme humaine" : cette attitude, exempte de toute tentative d'auto-justification, redonne à son témoignage sa pleine valeur de vérité. Levi, par sa formation scientifique, par son refus du pathétique et de toute forme d'embellissement littéraire, nous offre un témoignage aussi objectif que possible, sans jamais déguiser le point de vue qui est le sien.