Né à Monmouth en août ou en septembre 1387, il est le fils d'Henri IV d'Angleterre. En 1403, il dirigea l'armée royale qui vainquit la famille rebelle des Percy à Shrewsbury. Il commanda également les forces anglaises qui étouffèrent la révolte du chef gallois Owen Glendower. En 1410-1411, il prit la tête du Conseil royal alors que son père était malade, mais il dut se retirer suite à un désaccord politique. Lorsqu'il hérita du trône en 1413, il restitua ses terres et ses titres au fils de sir Henry Percy. Il fit rapatrier à Westminster la dépouille mortelle de Richard II. Henri V poursuivit la politique de persécution de la secte religieuse des lollards et fit exécuter son dirigeant, sir John Oldcastle, en 1417. Ce mouvement, qui s'attaquait aux coutumes ecclésiastiques et réclamait le retour à la pauvreté, avait pris une dimension sociale et inspirait des révoltes populaires.
En 1415, profitant des querelles entre Armagnacs et Bourguignons qui affaiblissaient la France, il remporta la bataille d'Azincourt sur les Armagnacs. L'année suivante, il fit alliance avec l'empereur romain Sigismond de Luxembourg, et commença, en 1417, la conquête de la Normandie, qui s'acheva avec la prise de Rouen (1419). Par le traité de Troyes, conclu en 1420 avec le roi Charles VI, il obtint la main de Catherine de Valois, fille de Charles VI, s'assurant ainsi la succession au trône de France. Henri V retourna en Angleterre en 1421, après avoir placé son frère Thomas, duc de Clarence, à la tête de la Normandie. Cependant, les Français s'opposèrent à l'autorité anglaise et défirent le duc. Henri V, devenu à cette époque le souverain le plus influent de l'Europe occidentale, revint en France pour y mener une troisième campagne, mais tomba malade et mourut à Vincennes le 31 août 1422. Son fils Henri VI lui succéda.
Toute l'Angleterre, toute la jeunesse anglaise partage la cause du Roi, est portée par le même enthousiasme que celui qui anime le souverain. C'est ainsi que « la pensée de l'honneur/ Règne sans partage dans le cœur de chaque homme » (p. 86). Plutôt que des Anglais, le Cjœur peut alors parler de l'Angleterre « Tel un petit corps avec un cœur puissant » (Prologue II, p. 86), parce qu'une même pensée habite le corps politique dont le souverain est la tête. Henry V relèverait-il de la norme commune ?
Celui-ci se distingue, en fait, de la « fine fleur de nos cavaliers
» (Prologue III, p.143) parce qu'il constitue une forme superlative
de l'héroïsme. Harry peut être surnommé
« le belliqueux » (Prologue I) parce qu'il n'est pas un simple
héros guerrier. Il ne rentre pas dans la loi commune: normalement,
l'héroïsme se prouve par des actes. C'est sa conduite
sur le champ de bataille qui désigne le héros.
Les choses ne se présentent pas ainsi pour Henry V.
Symptomatiquement, les premières répliques de la pièce commencent par indiquer qu'il a rompu avec « le cours de sa jeunesse », tout adonnée aux plaisirs... sans que rien n'ait pu laisser présager cette conversion : « Jamais sage, dit Cantorbéry, ne fut créé si soudainement » (I, 1, p. 37). Il est, dès le début, lui-même : ce moi héroïque ne résulte d'aucune maturation : « jamais on ne [le] voyait à l'étude » (I, 1, p. 37).
Certains indices, dans le 2ème volet d'Henri IV, laissaient supposer que le "Prince Hal" préparait de
longue date cette épiphanie, et que sa débauche apparente était surtout destinée à faire apparaître de
manière plus éclatante sa conversion, dès lors qu'il le déciderait.
Quoi qu'il en soit, il ne faut pas s'étonner
« Sur son visage royal, il n'y a aucun signe
Qu'une armée redoutable est venue l'encercler,
Il ne concède même pas une once de pâleur
à cette épuisante nuit d'insomnie,
Mais il a l'air dispos et surmonte la fatigue
Par des dehors enthousiastes, une douce majesté [...] » (p. 141)
Rien ne peut donc l'atteindre, ni les fatigues des marches et des
combats, ni bien sûr la maladie, ni même la victoire, dont
il refuse la gloire pour lui-même :
« Là ses seigneurs lui demandent de traverser la cité
En portant devant lui son casque bosselé
Et son épée tordue ; il s'y refuse,
Lui qui est sans vanité, sans orgueil ni gloriole,
Offrant à Dieu trophées, insignes et emblèmes,
Qu'il ne veut pas pour lui-même. (p. 207)
Le héros transcende donc la nature humaine, et semble l'incarnation
de grands principes. Ainsi dans le deuxième prologue, le
Chœur indique que « l'Espérance trône dans l'air/ Et
tient une épée cerclée, de la garde à la pointe,/
De couronnes impériales, couronnes et diadèmes/ Promis à
Harry et à ses compagnons » (p. 57) Dans le
quatrième
prologue, le souverain courageux qui réchauffe le cœur de ses
soldats à la veille d'Azincourt, est l'incarnation même de
la « largesse universelle » qui a une action semblable à
celle du soleil sur les éléments naturels.
« Largesse universelle, voilà, comme le soleil,
Ce que dispense à chacun son œil généreux,
Faisant fondre la froide peur, en sorte que tous, humbles et nobles,
Contemplent […]
Comme une image de Harry dans la nuit. » (p. 141-143)
Alors que les héros de l'Iliade, nombreux, n'étaient contrebalancés que par un seul anti-héros, Thersite, le héros presque unique d'Henri V s'oppose, lui, à de nombreux anti-héros, parmi lesquels un doit attirer notre attention. Il s'agit du Dauphin.
Il s'agit non pas de Charles
(bien encombrant, et jamais mentionné dans la pièce, le futur
Charles VIl était l'héritier légitime du trône
de France, deshérité à la suite du traité de
Troyes), mais de son
Dans l'ouvrage collectif Analyses et réflexions sur Henri V de Shakespeare (éditions Ellipses, 2000,
p.36), vous trouverez un tableau comparatif des deux hommes ; il est donc
inutile de le reprendre ici.
Il est plus intéressant de comparer le Dauphin et Thersite :
Shakespeare s’inscrit dans le refus du manichéisme médiéval, et son héros a des parts obscures : c’est déjà un héros moderne.
La conquête de la France n’est nullement inscrite dans le droit
: édouard III avait officiellement renoncé à la couronne
de France en 1360 (traité de Brétigny) : l’attaque anglaise
est donc bien une agression, et sur le plan intérieur une diversion
: il s’agit de faire oublier aux Anglais le caractère pour le moins
douteux de sa couronne, et de se légitimer par une victoire militaire
(qui apparaît comme une sorte de « jugement de Dieu »
: d'’où la constante référence à la religion).
Comme tout héros (cf. l’Iliade !) Henry V est aussi avide
de gloire : cf. p. 51, 169, 171.
Là encore, un trait qui le rapproche des héros antiques.
« Il lui échappe des colères et des foucades »
(p. 67, 189). Réaction très violente quand le Dauphin lui
envoie des balles de tennis, plus encore en anglais qu’en français
: double sens des mots « hazards », « chase » et
« court » p. 53 : « nous nous adonnerons en France à
une partie qui mettra la couronne de son père en danger, et toutes
les cours françaises seront nos terrains de chasse à courre
».
Cf. l’extrême violence de la tirade devant Harfleur (p. 93-95)
: image sanguinaire du Roi, pire ici que dans l’Iliade (qui ignorait
le viol…). Image du repas carnivore du lionceau devant son père…
Or le viol est le contraire de l’héroïsme.
Enfin, IV, 6 : mise à mort des prisonniers français avant
que Fluellen annonce le pillage des tentes : il s’agit d’un pur et simple machiavélisme,
les prisonniers étant plus nombreux que leurs geôliers. En
tous cas, contraire à l’héroïsme, qui suppose un code d’honneur.
En réalité, Catherine fait partie du marchandage qui accompagne un traité de paix.(219) ; la déclaration est parfaitement artificielle (et d’ailleurs plutôt comique). Shakespeare transforme donc ici le héros : il n’est pas un amant parfait mais fruste (p. 223) et brutal (« je t’aime cruellement »), il fait rire, et il souligne lui-même sa laideur (p. 229) ; lui qui se veut défenseur de la morale, il la plie à ses désirs : « c’est nous qui faisons les mœurs » (p. 231-233).
Il répudie ses amis de jeunesse : Falstaff qui en meurt de chagrin, Bardolph est pendu sans qu’il intervienne (« si ce nom dit quelque chose à votre Majesté », dit Fluellen, mais Henry ne répond pas), et il fait semblant de ne pas connaître Pistolet… ; Fluellen, plus tard, le compare à Alexandre « qui a tué son meilleur ami » (p. 189)
Le Roi a donc des zones d’ombre, qui en font l’intermédiaire entre les héros des gestes médiévales et les héros modernes (pour qui l’héroïsme, c’est surmonter sa faiblesse humaine). Curieusement, plus proche des héros de l’Iliade, qui connaissaient aussi la peur, le doute…...
Gower l'Anglais, Fluellen le Gallois, Macmorris l'irlandais et Jamy l'écossais semblent symboliser une possible ou souhaitable unité du Royaume. L'écossais et l'irlandais n'apparaissent que dans une scène (III, 2). L'Anglais Gower, le prototype même de l'honnête soldat courageux est présent à six reprises et Fluellen apparaît dans sept scènes. Ce personnage s'avère plus intéressant et fortement individualisé.
Le comique du personnage réside principalement dans l'utilisation
de la langue. On peut supposer qu'étant gallois, l'anglais
est, pour lui, une langue étrangère, d'où les défauts
de prononciation et les incorrections grammaticales. Il intervertit
« d » et « t » (athversary au lieu de adversary),
« v » et « f » (falorous au lieu de valorous) et
surtout « b » et « p », ce qui s'ajoutant à
un à-peu-près culturel donne le fascinant et hilarant Alexander
the Pig (288) où il transforme Alexandre le Grand en Alexandre le
Cochon. La suite de la scène est tout aussi délectable,
son éloquence débridée va accumuler, à la suite,
pas moins de sept synonymes :
« […] Alexandre, dans ses rages, et ses fureurs, et ses courroux, et ses colères, et ses humeurs, et ses déplaisirs, et ses indignations » (p. 289)
Dans la même tirade, la comparaison entre les lieux de naissance
d'Alexandre le Grand (la Macédoine) et de Henry V (Monmouth) est
aussi un grand moment de subtilité rhétorique dans une imparable
utilisation de l'analogie :
« […] leur situation à toutes deux, voyez-vous, est exactement semblable. Il y a une rivière en Macédoine, et en outre il y a aussi une rivière à Monmouth : elle s'appelle la Wye à Monmouth, mais ça m'est sorti de la cervelle le nom de l'autre rivière ; ce n'est pas grave, elles se ressemblent comme les doigts de ma main ressemblent aux doigts de mon autre main, et il y a des saumons dans les deux. » (p. 289)
Ajoutons à cela le tic de langage qui émaille
son discours, un "et voilà" (look you) qui revient constamment (par
exemple il l’utilise 11 fois en quatre page, sc. 2 acte III).
Ils sont des personnages métonymiques puisqu'ils représentent à
eux trois tous les soldats de l'armée anglaise. Ce sont des
soldats dévoués qui savent qu'un soldat doit servir et obéir.
Williams le précise d'ailleurs: « désobéir serait
contraire au devoir d'un sujet » (p. 153). Ils ont conscience
que leur origine sociale rend toute protestation inutile :
Williams : Ce que peut contre un monarque le déplaisir d'un pauvre homme du peuple, c'est comme la terrible décharge d'un pistolet à bouchon : autant vous évertuer à changer le soleil en glace en éventant sa face avec une plume de paon. (p. 157)
Cela ne les empêche pas d'avoir un certain esprit de contestation
et de trouver injuste la mort qui semble les attendre :
Williams : Nous voyons là-bas le début du jour, mais je crois que nous n'en verrons jamais la fin. (p. 149)
Leur sort leur paraît injuste à cause de l'inégalité
entre soldats et seigneurs : les uns meurent et les autres peuvent sauver
leur vie en payant une rançon. Même s'ils s'en sortent
vivants et remportent la victoire, la gloire ne rejaillira pas sur eux,
simples soldats, mais sur les Grands.
Une fois de plus, cette scène ne semble conçue que pour
étoffer le portrait du roi et permettre son long monologue au cours
duquel il réfléchit à sa condition de roi «
qui inspire respect et crainte aux autres hommes,/ moyennant quoi tu es
moins heureux, toi que l'on craint,/ que ceux qui te craignent »
(p. 247).
Ils ont une double fonction: ils sont l'un des rares éléments comiques de la pièce et ils sont un rappel du passé et donc une preuve du changement.
Leur présence sur scène est un rappel vivant du passé de Henry V, déjà évoqué dès la première scène par l'Archevêque. En effet, tous trois apparaissaient dans Henry IV aux côtés de Falstaff et leur présence ici fait resurgir l'ombre de l'ancien compagnon de débauche du prince Hal, condamné à la fin de Henry IV et qui meurt à la scène 3 de l'acte II. Une mort annoncée par Nelly Pétule, la patronne d'une auberge que fréquentait le prince Hal. Elle va mourir aussi au cours de la pièce, de même que Bardolph et Filou. Le passé est donc liquidé. L'aspect carnavalesque et irrévérencieux qu'incarnait Falstaff n'a plus lieu d'être, Henry n'est plus Hal, le prince débauché, mais un roi-soldat.
Bardolph, Filou et Pistolet font partie des rares personnages à bénéficier de déterminations individuelles. Leur propre discours les dévoile et ils sont décrits et jugés par d'autres personnages. Leur nom les détermine d'emblée : Filou dont le nom anglais Nym viendrait de l'ancien verbe Nimen qui signifie voler, chaparder, et Pistolet dont le nom le définit a contrario puisqu'il est lâche et fuit le combat.
Ainsi par exemple à l'acte II, scène 1, Pistolet et Filou
s'invectivent, se menacent, mais ont bien trop peur pour se battre, Filou
avoue d'ailleurs:
« je n'ose pas me battre […]/ Ma foi, je veux vivre tant que je pourrai […] »
Le page épingle ce contraste dans la définition qu'il donne d'eux à l'acte III scène 2 :
« Voyez Pistolet, il a la langue assassine mais l'épée en repos, en vertu de quoi, s'il ferraille en paroles, il garde ses armes intactes. Voyez Filou, il a entendu dire que les hommes de peu de mots sont les plus courageux, donc il dédaigne de dire ses prières de peur qu'on le prenne pour un lâche : mais ses rares paroles malsonnantes répondent à d'aussi rares actions d'éclat, car il n'a jamais assommé un autre que lui-même, et encore c'était contre un poteau un jour qu'il était saoul. » (p. 97-98)
La lâcheté de Pistolet, et les véritables raisons
de sa présence dans l'armée, reviennent à plusieurs reprises :
Gower : Ma foi, c'est un crétin, un bouffon, une fripouille, qui de temps à autre s'en-va-t'en guerre pour se donner à son retour à Londres des allures de soldat. […] Et on s'émerveille d'imaginer quel effet font une barbe taillée comme celle du général et une tenue de combat effroyable à voir parmi les bouteilles écumantes et les cerveaux lessivés par la bière. (p. 187)
Le page : Je n'ai jamais entendu voix si pleine émaner d'un cœur si creux, mais le dicton est vrai, Ce sont les vases vides qui résonnent le plus fort. , Bardolph et Filou avaient dix fois plus de bravoure que ce démon braillard des vieilles moralités, dont n'importe qui peut rogner les ongles avec un sabre en bois, et ils ont tous les deux été pendus ; celui-ci le serait aussi s'il était capable de courir des risques pour voler. (p. 279)
Les intéressés confirment eux-mêmes ces portraits peu flatteurs : Pistolet annonce qu'il part à la guerre pour se livrer au pillage:
« Compagnons d'armes, en France, et là comme des sangsues, les gars, suçons, suçons, suçons jusqu'au sang ! » (p. 125)
« [...] ça chauffe trop par ici ; et pour ma part, je n'ai pas de vies de rechange. L'ambiance est vraiment trop chaude [... ] » (p. 147)
« Le page : J'aimerais bien être à Londres dans un troquet ! Je donnerais bien toute ma gloire pour un pot de bière et la sécurité.
Pistolet: Moi de même. » (p. 147)
Le page : Bon, Bardolph, mets ta figure entre ses draps et sers-lui de bouillotte. (p. 97)
Le page : Voyez Bardolph, il a le foie blanc et la face rougeaude, en vertu de quoi il fanfaronne mais ne se bat point. (p. 149)
Fluellen : Sa figure n'est que buboncles, boutons, protubérances et flammes de feu, ses lèvres servent de soufflet à son nez, qui est comme un charbon de feu, tantôt bleu et tantôt rouge. (p. 189)
Ce physique fait rire et s'avère même source de jeux
de mots puisque Fluellen annonce la pendaison de Bardolph, condamné
pour vol, par cette phrase: « Mais on lui a fendu le nez, et son
feu est éteint. » (p. 189)
Ses phrases pompeuses sont le plus souvent imprécises et incorrectes
dans l'utilisation du vocabulaire, il en est ainsi dans sa phrase à
propos de la fin proche de Falstaff : « il en a le cœur fracturé
et corroboré ». Mais ces jeux de mots sont difficiles à
rendre dans la traduction.
Dans l'antiquité, essentiellement la tragédie et la comédie grecques, les choeurs (stasima) servent à séparer les actes (ou épisodes) ; ils commentent, et, dans la tragédie, déplorent l'action qui vient de se dérouler. Dans la comédie, ils offrent un contrepoint souvent ironique, et représentent le "bon sens", créant ainsi une connivence entre spectateurs et auteur. Ils s'autorisent même, souvent, quelques allusions à l'actualité, notamment chez Aristophane...
Shakespeare reprend la vieille tradition classique du choeur, mais il lui donne un rôle plus complexe.
Cette expression latine signifie "captation de la bonne volonté", et désigne les procédés par lesquels l'auteur fait appel à la bienveillance du public.
Tout d'abord, il faut noter que les interventions du Chœur occupent une position stratégique dans la représentation théâtrale: le Chœur est celui qui assure la transition entre la scène et la vie, qui nous introduit dans l'espace théâtral (premier prologue) ou nous en fait sortir (épilogue). Dans les deux cas, il se tient sur un seuil dont il assure, au spectateur, le passage. Il a vraiment autorité pour le faire chez Shakespeare car le dramaturge le fait jouer sur deux tableaux, lui donne une double compétence: s'il se « spécialise » dans la présentation de la pièce, il est capable, par ailleurs, de faire allusion à l'actualité contemporaine des spectateurs. Aussi est-il vraiment le « mieux placé » pour assurer entre la vie et la scène la transition dont nous parlons. Il lui arrive ainsi de passer naturellement de l'une à l'autre à l'intérieur d'un même prologue comme c'est le cas à l'acte V où il fait allusion à Essex, le général de la reine élisabeth, envoyé en Irlande le 27 mars 1599 et qui, bien loin de rentrer en vainqueur, devait être accusé de trahison et emprisonné à son retour. (p. 323)
C'est pourquoi le Chœur dispose favorablement l'auditoire dans le cas où celui-ci serait tenté de jeter un regard critique sur ce qui va être (ou lui a été) représenté. Le Chœur utilise ainsi ce que l'on appelle la captatio benevolentiae juste avant que le spectateur ne se retrouve seul face à la scène (premier prologue) ou ne se retrouve seul face à lui-même (épilogue) : ainsi le Chœur dit dans le premier prologue -. « Confiez-moi le rôle du Chœur dans cette histoire », sollicitant ainsi la bienveillance non seulement pour ce qui va être représenté mais aussi pour lui-même: « Tel un Prologue, je prie votre humble patience/ D'écouter, de juger notre pièce avec bienveillance. » (p. 47) Adjuration à laquelle fait écho celle par laquelle la pièce se clôt: « Ce que souvent notre scène a représenté, puisse, en reconnaissance,/ Notre pièce être accueillie par vous avec bienveillance. » (p. 369)
Le Chœur nous donne les informations que la scène ne nous livre pas nécessairement, assurant ainsi la transition entre les différents moments de l'action.
Le choeur nous donne ainsi les informations indispensables pour que nous puissions suivre le déroulement des événements : changements de lieux (II, III, V), éléments du décor...
Dans cette optique, il prend aussi, à l'occasion, du champ par rapport à l'action et récapitule les informations essentielles à sa compréhension : par ce travail de synthèse, le Chœur permet par exemple au spectateur de garder à l'esprit l'opposition majeure sur laquelle le drame est construit. C'est ainsi que dès le premier prologue, le Chœur nous informe que « deux puissantes monarchies/ Dont les fronts altiers dressés l'un contre l'autre/ Sont séparés par l'océan étroit et périlleux » (p. 47). Dans le second prologue, le Chœur évoque alternativement l'Angleterre et la France tandis que la lutte se prépare, opposant la vaillance des Anglais au « tremblement de crainte » des Français, ceux-ci tentant de trouver une (vaine) issue dans la traîtrise de trois comploteurs anglais.
La première raison est
Oh ! je voudrais une muse de feu, qui s'élèverait
Au ciel le plus radieux de l'imagination [... ] (p. 45)
C'est dans le même esprit que le Chœur souligne dans l'épilogue l'infirmité de l'auteur de la pièce et qu'il présente le fait de mettre un terme à cette pièce comme une défaite personnelle de l'écrivain.
La seconde raison, ce sont lesJusque-là, d'une plume inhabile et sans grâce,
Notre auteur appliqué a conduit cette histoire (p. 369)
Le Chœur souligne partout, dans le premier prologue, la disproportion manifeste, scandaleuse même, qui existe entre l'objet représenté et les pauvres moyens qu'utilise l'auteur pour effectuer cette représentation. L'espace théâtral, étriqué, peut-il contenir une réalité aux si vastes proportions comme l'est par exemple le théâtre des opérations militaires d'Azincourt? Les termes qui désignent cet espace font référence à une réalité dérisoire ; successivement, estrade, arène, et O de bois, dénomination la plus nulle qui se puisse trouver, puisque pour désigner la circonférence que l'espace théâtral dessine, le Chœur utilise une seule lettre de l'alphabet. C'est bien assez pour un espace aussi indigne :
[...] Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs, Et des monarques pour contempler la scène majestueuse.
[...]
Mais, doux amis, pardonnez
à ces esprits frustres, terre à terre, qui ont osé
Porter sur ce tréteau indigne
Un aussi grand sujet. Cette arène pour combats de coqs peut-elle contenir
Les vastes champs de France ? Ou pouvons-nous faire entrer
Dans ce O de bois les casques
Qui semaient l'effroi dans l'air d'Azincourt ? (p. 45)
Cette humilité n'est pas que de principe car le Chœur tient
à ce qu'au plus fort de l'action - lors de la bataille d'Azincourt
- le spectateur garde à l'esprit l'idée que ce qu'il voit
ne peut être que la déshonorante parodie de la réalité.
C'est par les propos suivants que le quatrième prologue se termine
:
Puis notre scène s'envolera jusqu'au champ de bataille, Où (hélas !) nous allons profaner
Avec quatre ou cinq épées minables et ridicules (Maladroitement croisées dans une rixe dérisoire) Le nom d'Azincourt. (p. 219-221)
De toute évidence, ce que l'on va voir sur scène ne sera qu'un pâle reflet du réel. La représentation risque alors de tourner au fiasco... d'autant qu'il s'agit de faire apparaître sous nos yeux un homme qui est l'incarnation même de l'héroïsme.
Le défaut de la représentation permet au choeur de se
faire le héraut du Roi, et de solliciter l'imagination sans limite
des spectateurs.
Dès le premier prologue, le Chœur exprimait d'entrée
de jeu son regret de ne pas avoir une Muse de feu: « O for a Muse
of fire... » qu'il convient de traduire non par l'expression hypothétique
« Si j'avais une Muse de feu [ ] » mais par celle que retient,
par exemple, Sylvère Monod dans la traduction de l'édition
GF-Flammarion: « Ah ! que n'ai-je une Muse de feu […] »
Mais il va dans le même prologue, inverser le négatif en positif
:
[…] puisqu'un chiffre tout rond peut
Placé en queue signifier un million,
Souffrez que nous qui sommes des zéros à côté de ce grand nombre,
Travaillions sur les forces de notre imagination. (p. 45)
L'imagination peut pallier efficacement les défauts prétendus
de la représentation théâtrale et, en exerçant
son pouvoir, donner pleine existence aux phénomènes qui sont
appelés à se produire sur scène. Après
le premier prologue (« Piece out our imperfections with your thoughts
»), le troisième invite ainsi le spectateur à suppléer
par son esprit au spectacle (« And eke out our performance with your
mind » p. 142). Ce que le spectacle n'offre pas de soi, il
faut le fabriquer. Mieux : sur une scène qui ne semble pas
le permettre, le spectateur est invité à rendre effective
la représentation de la réalité, à concevoir
dorénavant l'espace théâtral non plus comme le lieu
d'une impossibilisation mais comme celui de toutes les possibilités,
de tous les prodiges. Ce que toutes les lois du réel interdisent
(faire entrer une armée réelle sur une petite scène
de théâtre), l'imagination peut l'accomplir :
Supposez que dans l'enceinte de ces murs
Sont maintenant enfermées deux puissantes monarchies (p. 45-47)
Le Choeur alors harangue le spectateur, comme Henri ses troupes
: on ne compte plus les impératifs qui émaillent chaque
prologue, par exemple cette injonction à « travailler la pensée
» à la fin du troisième prologue, injonction par laquelle
le spectateur se trouve au diapason de ce qu'il évoque, c'est-à-dire
précisément les soldats du souverain anglais se préparant
au siège de Harfleur.
C'est bien à une épopée de la représentation que le spectateur se trouve convié car si, dans le premier prologue, le Chœur dévoile au spectateur les règles élémentaires par lesquelles il peut faire usage de son imagination, usage dans lequel il est encore mal assuré, bien vite, quelques stimulations suffisent pour que l'imagination prenne son envol; le tableau semble alors se composer tout seul sous ses yeux. Sous ce rapport, on peut repérer l'évolution qui existe entre les recommandations précises du Chœur dans le premier prologue qui s'adressent au « débutant » » et les incitations fugitives du troisième qui concernent le spectateur « aguerri », incitations qui donnent son élan à la composition du tableau représentant la flotte anglaise filant vers Harfleur ; cette évocation légitime en retour, au fur et à mesure qu'elle progresse, les pressions multiples que le Chœur exerce sur le spectateur pour que celui-ci suive le mouvement.
Premier prologue:Suppléez à nos imperfections par vos pensées
Divisez chaque soldat en mille,
Et créez une armée imaginaire.
Figurez-vous, quand nous parlerons de chevaux, que vous les voyez
Imprimer leurs fiers sabots dans le sol qui les porte.
Car c'est à vos pensées maintenant d'équiper nos rois,
De les porter ici et là, franchissant les époques [...] (p. 47)
Dans le troisième, il est devenu inutile de mettre en relation
le signifiant (parler de chevaux) et l'image qu'il est censé produire
dans l'esprit du récepteur (de fiers sabots plantés dans
un sol consentant). Dorénavant, l'opération s'accomplit
sans qu'il soit besoin d'insister lourdement :
« Cédez à vos rêveries, et voyez-y
ces petites mousses grimper aux cordages de chanvre
écoutez le sifflet strident qui commande à ces bruits confus ; voyez les voiles de toile,
Gonflées par le vent invisible et furtif,
Entraîner les énormes bâtiments qui labourent les sillons de la mer, Affrontant la houle altière. » (III, p. 141)
Grâce à ce « travail de la pensée »,
l'esprit atteint une autre réalité que celle, désincarnée,
que lui fournirait le seul décor théâtral, s'il n'était
animé par l'évocation talentueuse du Chœur. C'est la
matière (« chanvre », « voiles de toile »)
que celui-ci nous invite à toucher, les volumes (« les énormes
bâtiments ») qu'il nous invite à contempler, mais aussi
la manière dont cette flotte, dans toutes ses composantes, parvient
à imposer son ordre (« qui commande », « affrontant
la houle altière »).
Sous la guide du Chœur, le spectateur accède lui-même
à un point de vue éminent, capable tour à tour de
« circuler » à l'intérieur des tableaux, comme
nous venons de le faire pour les saisir dans leur intimité, ou de
s'en éloigner, pour juger de loin de leur effet:
Oh, pensez seulement
Que vous êtes debout sur le rivage et que vous contemplez
Toute une ville dansant sur les vagues mouvantes,
Car telle apparaît cette flotte majestueuse,
Qui met le cap droit sur Harfleur. (III, p. 141)
Les changements de lieux, de décor ne sont plus à
concevoir, dans cette perspective, comme des artifices théâtraux
puisqu'ils témoignent de la rapidité même de la pensée.
Le Chœur prend plaisir à célébrer ces allées
et venues qui pourraient être fastidieuses pour une imagination moins
exercée, pour des esprits moins prompts. Ainsi, cet avertissement
à la fin du deuxième prologue:
Le Roi à quitté Londres, et la scène,
(Doux amis), se transporte à Southampton.
C’est là qu'est le théâtre à présent, là que vous prenez place,
Et de là nous vous convoierons sains et saufs jusqu'en France
Puis vous ramènerons, ensorcelant la Manche
Pour vous offrir une traversée facile : car si nous le pouvons,
Notre pièce ne donnera le mal de mer à personne (II,p. 87)
On peut citer aussi tout le cinquième prologue où
les déplacements du souverain se décrètent en moins
de temps qu'il n'en faut pour le dire... « So swift a pace hath thought
[…] »
La rapidité de ces déplacements, quasiment miraculeux, n'est pas sans évoquer le déplacement des dieux grecs dans L'Iliade. c'est l'un des traits du caractère héroïque du Roi.Nous transportons maintenant le roi
à Calais. Admettez qu'il y soit ; vous l'y voyez,
Puis le soulevant sur les ailes de vos pensées,
Faites-lui retraverser la mer.
[…]Laissez-le débarquer,
Et voyez-le marcher solennellement vers Londres.
(V, p. 321)
Si rapide est le pas de la pensée que déjà
Vous pouvez l'imaginer à Blackheat […]
Pris isolément, les choeurs semblent célébrer sans
ambiguïté l'héroïsme du Roi et celui de l'Angleterre.
Mais justement, il est impossible de les prendre isolément...
Or que constatons-nous ?
Le Prologue célèbre "le belliqueux Harry"... mais précède
immédiatement le dialogue entre les prélats, où nous
voyons un Henri V manipulé, ou manipulateur, et une guerre décidée
pour d'obscures raisons de politique intérieure !
Le choeur II montre les préparatifs de guerre :
"A présent toute la jeunesse d'Angleterre est en feu..."
Mais ce qui suit, c'est la scène de l'auberge, où nous voyons
Nym, Pistolet et Bardolph s'engager pour des raisons rien moins qu'héroïques,
faire montre de leur lâcheté coutumière... et où
Falstaff meurt de chagrin de l'abandon du Prince Hal !
Le 3ème prologue est certes suivi du discours du Roi... mais
celui-ci est aussitôt carricaturé par le "A la brèche !" de Bardolph...
Le 4ème précède une rencontre assez ridicule du Roi et de Pistolet...
Tandis que le 5ème débouche sur deux scènes grotesques
: entre Fluellen et Pistolet, entre Henri V lui-même et Catherine.
(Voir plus haut : un piètre amant).
On pourrait penser que l'épilogue, qui clôt la pièce
et ne reçoit donc pas ce genre de contrepoint, parachève
l'héroïsation du Roi : or justement, c'est à ce moment
que Shakespeare souligne la vanité de ses conquêtes, et leur
fragilité...
"Ils furent si nombreux à diriger l'Etat
qu'ils meurtrirent l'Angleterre et perdirent la France"...
Les prologues ne font que renforcer l'ambiguïté de la pièce : s'ils semblent glorifier l'héroïsme d'un Henri V si grand qu'il ne peut que transcender la représentation théâtrale qui en est faite, par leur situation, par leur contexte ils reçoivent constamment, sinon un démenti, du moins une sérieuse nuance. La pièce de Shakespeare célèbre-t-elle l'héroïsme guerrier, ou le met-elle en question ? Shakespeare est trop subtil pour qu'une réponse univoque rende compte de son oeuvre...
On a précédemment marqué les difficultés scéniques qu'il y avait à montrer les actes héroïques. Outre l'établissement de parallèles et de contrastes entre les personnages, c'est au langage lui-même qu'est souvent confiée l'incarnation des héros. Henry V se caractérise par une rhétorique bien particulière, où l'hyperbole et le symbole jouent un rôle capital mais ambigu : en effet, la parole du héros ne doit-elle pas être sobre et directe ?
Dans Henry V, toute une rhétorique est mise au service de l'héroïsme, dont il est important de saisir les procédés et les enjeux. On insistera sur deux motifs essentiels, l'hyperbole et le symbole.
On nomme hyperbole, en rhétorique, la figure de style consistant à user d'expressions qui exagèrent le sens ou l'importance de ce dont on parle; selon un exemple de Fontanier : « plus blanc que la neige » (exagération par comparaison). On comprend facilement que l'héroïsation puisse avoir recours à cette figure caractéristique du style épique.
Nombreux sont les exemples de style hyperbolique dans la pièce.
Ainsi, la menace que fait Exeter au roi de France : « si vous cachiez
la couronne jusques en votre cœur, il [Henry] l'irait chercher là
» (11, 4 ; 97-98). L’hyperbole joue ici sur l'expression d'une
impossibilité physique (cacher une couronne dans un cœur), en même
temps qu'elle opère un glissement sémantique (« cœur
» est pris au sens figuré, puis au sens propre). L’impossibilité
suggère l'héroïsme dans la mesure même où
Exeter prête au roi la capacité de faire ce que personne ne
peut faire. Du côté français, on trouve les mêmes
procédés, notamment chez le Dauphin, lorsqu'il parle de son
cheval : « C'est le prince des palefrois; il hennit comme un monarque
ordonne, et sa physionomie force l'hommage » (III, 7 , 22-23).
Ici l'hyperbole repose sur la métaphore royale, comme critère
de supériorité hiérarchique -, l'exagération
vient bien sûr de l'humanisation de la bête. De façon
générale, l'hyperbole est un procédé du discours
laudatif, qui consiste à augmenter la valeur d'une personne en exagérant
l'expression. Elle convient donc bien à l'héroïsation.
Cependant, le discours hyperbolique ne se contente pas de manipuler
les mots : très souvent, il a recours aux chiffres et, notamment,
à l'expression des grandeurs. Ce procédé est
sensible dès le premier prologue : « divisez chaque homme
en mille pour créer une armée imaginaire » (24).
On voit ici comment l'exagération numérique fait le lien
entre l'impuissance scénique et la puissance expressive. Toute
la pièce est d'ailleurs traversée par l'obsession des chiffres
: ceux des soldats de chaque armée, bien sûr, ceux des morts
au combat. Mais il semble que le discours hyperbolique soit fasciné
par les chiffres en tant que tels, sans référence nécessaire
à des mesures. Ainsi le prologue poétise la forme même
des chiffres : « Puisqu'un chiffre tordu peut être dans
son coin la marque d'un million, souffrez que, zéros de cette vaste
somme, nous stimulions votre imagination... » (I, 15-18). Il
y a dans ce passage divers éléments tout à fait significatifs
de l'esthétique héroïque. Le pari de Shakespeare
est ici fondé sur la différence du zéro et du un :
il suffit de montrer le un (« chiffre tordu ») pour que le
spectacle soit héroïque, puisque tous les zéros, en
tant que néants, peuvent se tirer du néant (de l'imagination
du public) jusqu'à former le chiffre hyperbolique du « million
». Le zéro représente la puissance du théâtre
(le 0 du « Globe ») qui transfigure par le langage hyperbolique
le 1 scénique. C'est aussi grâce au pouvoir d'intimidation
des chiffres que le spectacle peut remplir sa fonction héroïsatrice.
La preuve en est que, dès la scène 1 de l'acte I, Shakespeare
propose une liste de chiffres « quinze comtes, quinze cents chevaliers
et six mille deux cents bons écuyers [...], cent hospices [...],
mille livres » (13-19). Bien sûr, il n'est pas indifférent
que ce soit l'archevêque qui présente toute cette comptabilité,
c'est-à-dire l'instigateur de la guerre. La manie des chiffres
est l'origine de la guerre de même qu'elle en est la fin : la victoire
est donnée par le chiffre des tués, comme l'annonce Montjoie,
venu compter les Français tombés, à la scène 7 de l'acte IV.
Plus généralement, le goût des chiffres participe à la rhétorique du compte et de la liste, qui pratique l'hyperbole par accumulation. Quelquefois, l'accumulation porte sur un petit nombre de termes. Par exemple, Exeter dit au Dauphin : « Mépris, défi, maigre estime, dédain » (II, 4 ; 117), utilisant quatre termes au lieu d'un seul. Ce type d'accumulation, fréquent dans la pièce, est une façon de se servir des mots comme de nombres, c'est-à-dire comme d'armes. A d'autres reprises, les listes (notamment de seigneurs) ont pour but l'affirmation de la grandeur à la fois par l'accumulation et par la mention de « grands » noms. On trouve de telles listes à la scène 5 de l'acte III (40-45); à la scène 3 de l'acte IV (53-54) et, surtout, à la scène 8 de l'acte IV (83-95). L'énumération de noms héroïques est en soi un discours héroïque dans la mesure où ces noms ont un pouvoir d'exemple. Les listes de noms décrivent un monde hyperbolique, où tout est grand et grandiloquent, où les chiffres et les mots concourent à célébrer et à mesurer la puissance héroïque. C’est aussi ce qui servira à la mise en dérision de l’héroïsme : cf. Rabelais et Voltaire !
L'héroïsation repose donc, en grande partie, sur une manipulation habile des mots, noms et nombres. Mais le héros ne serait-il justement pas celui que cette manipulation n'abuse pas ? Les chiffres sont ambigus : ils ont l'air objectif, mais on les fait parler à sa guise. C'est pourquoi Henry prie en ces termes : « ô Dieu des batailles, trempe le coeur de mes soldats, ne leur inspire pas de crainte; enlève-leur en cet instant le pouvoir de compter » (IV, 1 ; 270-272). L’héroïme consiste aussi à déjouer le langage hyperbolique et la loi des chiffres : si les semi-héros (Exeter, le Dauphin) paraissent chargés de la glorification rhétorique, de l'accumulation numérique et de l'enflure verbale, qui forment les procédés de l'héroïsation, le vrai héros (le roi), de son côté, s'en remet à un Dieu qui transcende l'univers des chiffres et des mots. De quel côté Shakespeare se place-t-il? Il est difficile de le dire, tant il est clair que le texte montre simultanément l'héroïsation et ses procédés, la vérité et son utilisation idéologique.
Le discours héroïque, s'il se sert de l'hyperbole, n'en a pas moins besoin de se mesurer, non plus aux réalités abstraites des nombres, mais aux figures littéraires que sont les symboles, allusions, emblèmes, exemples, modèles : en d'autres termes, à toute une culture héroïque à laquelle les héros de la pièce se rattachent afin de prouver leur appartenance au monde de l'héroïsme.
Le niveau le plus élémentaire de ce langage symbolique est sans doute celui de l'héraldique. Par exemple, la figure héroïque et tutélaire du Prince Noir est désignée par la métaphore du « lionceau » (1, 2; 109), ce qui fait référence aux armoiries anglaises. Le procédé symbolique, on le voit, est complexe : pour comparer Henry à l'un de ses aïeux héroïques, on compare celui-ci à l'emblème de l'Angleterre. On retrouve le jeu avec les symboles héraldiques tout à la fin de la pièce, quand le roi appelle Catherine « ma belle fleur de lys » (V, 2 ; 199). Plus largement, il y a toute une symbolique que la pièce utilise à son gré, tantôt à des fins héroï-comiques (le poireau de la Saint-Davy, par exemple, à la scène 1 de l'acte II), tantôt à des fins héroïsatrices. Par exemple, c'est le cas des deux allusions suivantes : « Mettez-le sur une question de politique, il [Henry] en démêlera le nœud gordien sans plus d'embarras que sa jarretière » (1, 1 ; 45 - 47). Le nœud gordien fait référence à un épisode de la vie d'Alexandre le Grand, tandis que la Jarretière est bien sûr le nom de l'ordre de chevalerie fondé par édouard III.
La mise en rapport de l'allusion et de l'emblème permet ici d'identifier indirectement Henry V et Alexandre le Grand. Le langage symbolique participe de l'héroïsation, par un procédé fort goûté du public élisabéthain qui comprenait immédiatement de telles allusions. Le langage direct n'est pas toujours aussi convaincant, et on peut se demander si l'héroïsation ne devient pas franchement parodique lorsqu'elle s'exprime sans le détour du symbole. Ainsi, à la scène 7 de l'acte IV, Fluellen entreprend de faire l'analogie entre Henry et Alexandre, et le résultat en est ridicule : « je fous garantis que fous gonztatrez, dans les gomparaisons entre la Macédoine et Monmouth, que la situation, comprenez-vous, est la même pour les deux. Il y a une rifière en Macédoine, et en outre il y a aussi une rifière à Monmouth, qui s'appelle la Wye à Monmouth; mais je n'ai pas brésent à l'esprit le nom de l'autre rifière » (19-25). Shakespeare parodie ici le procédé d'héroïsation qui consiste à comparer un héros moderne à un ancien prestigieux, procédé dont les Vies parallèles de Plutarque (biographe grec du 1er siècle) sont déjà un exemple. Au demeurant, Shakespeare s'est beaucoup servi de Plutarque (pour Jules César, en particulier) et l'admirait ; la parodie est une forme d'hommage indirect autant qu'un procédé comique.
à d'autres endroits, en effet, l'allusion historique à l'Antiquité, signe de la culture humaniste, n'a rien de parodique. Il s'agit plutôt alors de donner au public l'occasion d'exercer sa sagacité, de faire du héros un éloge indirect, de manipuler les emblèmes, enfin, pour faire du théâtre, aussi, un espace où les symboles se rencontrent et s'affrontent. Considérons par exemple les propos de l'archevêque : « Divisez en quatre parts votre bienheureuse Angleterre; conduisez-en un quart en France, et vous ferez trembler la Gaule entière » (I, 2 ; 215 -217). Ce passage, apparemment anodin, est en réalité saturé de symboles et d'emblèmes. La division de l'Angleterre en quatre peut évoquer le blason écartelé du pays, ou encore les quatre parties (toutes théoriques) du royaume en 1599 (Angleterre, pays de Galles, Irlande, France). Mais, au-delà du jeu héraldique, la phrase fait référence au célèbre début de La Guerre des Gaules de César : « La Gaule est divisée en trois parties. » Le terme « Gaule » sert à indiquer cette allusion. Indirectement, c'est ici à César que le roi est comparé, puisqu'il va conquérir la « Gaule ». Cette allusion paraîtra bien plus tard directement (donc de façon burlesque, cette fois) dans la bouche de Pistolet : « je vais me mettre des emplâtres sur les plaies que m'a faites le gourdin, et jurer que je les ai reçues dans les guerres des Gaules (in the Gallia wars) » (V, 1 ; 80-81).
Shakespeare n'a donc pas une attitude unique quant à la rhétorique de l'héroïsation : il s'en sert volontiers, mais s'en moque à l'occasion. Il célèbre la majesté royale, mais divertit aussi son public, s'il le faut en appuyant un peu les effets de façon à faire naître le doute. Si rien ne prouve absolument qu'il faille lire Henry V comme une satire du pouvoir, il n'en reste pas moins qu'on ne peut taxer Shakespeare de patriotisme béat, ni de courtisanerie. Il joue avec l'hyperbole comme avec le symbole, peut-être pour suggérer qu'il joue avec l'héroïsme et la monarchie comme avec de simples mots.
Si l'héroïsation suit souvent la voie détournée de l'allusion, n'est-ce pas aussi qu'il y a une contradiction à trop faire parler les héros ou à trop parler d'eux, tandis que leurs actes seuls devraient suffire à les révéler ? [cf. l’Iliade : « mais assez parlé…] Tout au long de la pièce, la parole héroïque hésite en effet entre la logomachie (« combat verbal ») hyperbolique et la concision sublime, sans doute parce que l'idéal du héros est au fond la parole en acte.
a) La logomachie
Comme la figure de l'hyperbole, la logomachie appartient au genre épique, et c'est pourquoi elle a largement sa place dans Henry V. Le style épique ou « haut » supporte en effet une certaine grandiloquence, mais aussi un maniement offensif du langage. Sur scène, du reste, le combat verbal est le seul qui puisse réellement être représenté.
Bien des tirades de la pièce relèvent de la pure logomachie. C'est le cas, on l'a signalé, du discours que fait Henry au gouverneur d'Harfleur (111, 3). Les semi-héros y ont eux aussi abondamment recours. Par exemple, Exeter, venu en ambassade auprès du roi de France : « il [Henry] exige de vous, au nom de Dieu Tout-Puissant, que vous dépouilliez et mettiez de côté les splendeurs empruntées [...], il vous somme d'abdiquer alors votre couronne et votre royaume » (II, 4 ; 77-79 ; 93-94). Le ton d'Exeter, extrêmement impérieux, relève ici de l'incident diplomatique : s'adresser ainsi au roi de France est déjà une marque de victoire anglaise. Plus loin, il vante la puissance d'Henry à l'aide de symboles : « il tonne et fait trembler le sol comme un Jupiter » (100). Enfin, Exeter emploie l'intimidation, le chantage et la menace : « et sur votre tête il fait retomber les larmes des veuves, les cris des orphelins, le sang des morts, les sanglots des filles affligées » (105 -107). On voit aisément comment le messager utilise l'accumulation rhétorique: la logomachie, préliminaire de la guerre, est une arme psychologique à part entière. Outre la menace, les discoureurs guerriers recourent également au défi et au persiflage. En particulier, c'est ce que fait Montjoie, le héraut français, lorsqu'il vient proposer à Henry d'éviter la bataille contre une rançon : « l'Anglais va regretter sa sottise, connaître sa faiblesse, et s'étonner de notre tolérance » (III, 6 ; 115-116). Montjoie revient à la charge à l'acte suivant : « Encore un coup je viens te demander, Roi Harry, si tu veux à présent traiter pour ta rançon, avant ta chute inévitable; car, certes, tu es si proche du gouffre que tu ne peux manquer d'être englouti » (IV, 3 ; 79-81). La logomachie est ici une ruse de guerre consistant à anticiper la victoire pour mieux déstabiliser l'ennemi.
Mais telle est précisément la limite de l'arme verbale : bien mal en prend à Montjoie de vendre « la peau du lion du vivant de la bête », comme le remarque le roi anglais (IV, 3 ; 93 -94), puisque son camp est finalement écrasé lors de la bataille d'Azincourt. La logomachie est une arme ambiguë : elle est utile à la guerre, mais ne doit pas s'y substituer. De façon générale, toute agression verbale (menace, insulte, défi) risque de sombrer dans le burlesque dès lors qu'elle n'est suivie d'aucun effet. C'est pourquoi la présence de Pistolet et de ses compagnons héroï-comiques est capitale : elle sert à montrer les dangers d'une parole héroïque qui se paie de mots. Pistolet est en effet passé maître dans l'art du l'insulte, de la logomachie sans suite, autrement dit, de la lâche fanfaronnade. Face à Filou, il multiplie les injures ingénieuses : « suprême chien », « vile vipère », « fanfaron abject et satané furieux » (II, 1). L’insulte a bien sûr une fonction comique, et ce, d'autant plus que Pistolet ne tient pas parole et n'hésite pas à traiter l'adversaire de « fanfaron ». à la scène 1 de l'acte V, il menace ainsi Fluellen : « Là! As-tu perdu le sens ? As-tu soif, vil Troyen, de me voir arrêter le fatal tissu de la Parque? Arrière ! » (17-19). On voit ici que les procédés de l'héroïsation sont les mêmes chez les héros et chez les matamores : menace; allusion mythique (la Parque); allusion historique et littéraire (la guerre de Troie). La parole héroïque seule ne suffit pas à distinguer les héros de leurs caricatures. C'est seulement lorsque Pistolet se voit frappé par son adversaire, sans pouvoir lui rendre ses coups, que sa lâcheté est avérée.
b) La concision
Devant les excès de cette jactance, qui parodie l'héroïsme sans y avoir aucune part, le véritable héros ne doit-il pas opposer un silence dédaigneux ? Shakespeare suggère cette idée, en la prêtant, il est vrai, à l'un des personnages burlesques, Filou. Comme le dit le garçon : « Quant à Filou, ayant ouï dire que les hommes de peu de mots sont les plus valeureux » (III, 2 ; 33-34), et un peu plus loin : « mais à ses rares paroles malsonnantes répondent d'aussi rares actions d'éclat : car il n'a jamais assommé nul autre que lui-même, et encore fut-ce contre un poteau dans un accès d'ivresse » (36-38). Le rapport entre les paroles et les actes est ici clairement posé, et deux cas de figure peuvent être répertoriés : le fanfaron (parle beaucoup, agit peu); le faux héros, comme Filou (parle peu, agit peu); le « héraut », comme Exeter ou Montjoie (parle beaucoup, agit beaucoup). Le héros doit-il alors être celui qui agit beaucoup et parle peu ? En tout cas, le problème est posé : la parole héroïque, tentée par l'hyperbole et la logomachie, doit savoir faire montre de concision.
Le roi Henry donne d'ailleurs plusieurs exemples de réponses courtes et précises, tranchant avec la tendance logorrhéique des autres protagonistes. C'est ainsi qu'il interrompt la longue tirade de l'archevêque d'une simple demande : « Puis-je en droit et en conscience émettre ma prétention? » (I, 2; 96). Devant Harfleur, il dénigre les longs pourparlers et en appelle au jugement des actes : « Nous n'accorderons plus de pourparlers désormais » (III, 3; 2). De la même façon, Henry, après la victoire, interdit aux Anglais de se vanter : « que la peine de mort soit proclamée dans toute l'armée pour qui se vantera de ce jour » (IV, 8 ; 105 -106). De son côté, Fluellen, caractère courageux quoique disert, rappelle que la concision est une vertu des héros antiques : « fous constaterez, je fous assure, qu'il n'y a pas de patati et patata, ni de chichichi et chachacha dans le camp de Pompée » (IV, 1 ; 69-70). Dans le camp français aussi, d'ailleurs, certains personnages recommandent la sobriété de paroles, et ce sont généralement les plus héroïques. Par exemple, le roi de France s'adresse à Exeter, messager loquace, en termes très brefs : « Envoyés de notre frère d'Angleterre ? » (II, 4; 75); « Sinon, quelles suites? » (96). De même, le duc d'Orléans tente de couper court aux fanfaronnades du Dauphin: « En voilà assez, cousin » (III, 7; 24). Si la logomachie héroïque est utile, comme moyen, à la guerre et à la victoire, le héros doit avoir pour fin le silence.
La parole héroïque valorise tantôt la logomachie hyperbolique, tantôt la concision, comme marque du sublime. Cette ambiguïté peut-elle être dépassée? Sans doute, si l'on considère les situations où la parole du héros, adéquate à ses actes, devient elle-même un acte. Il faudrait alors parler de « performatif », au sens large, ou d'acte de langage (John L. S. Austin). Dès le début de la pièce, le roi a bien conscience que la parole, dans certaines circonstances, est plus qu'un amas de mots : elle est réellement un acte. C'est pourquoi il avertit l'archevêque, à qui il demande s'il est légitime, devant Dieu, d'attaquer la France : « Prenez donc garde, avant d'engager votre personne, de réveiller notre glaive endormi; oui, nous vous l'ordonnons au nom de Dieu, prenez-y garde » (1, 2 ; 21-23). Il y a des paroles qui « engagent », et de la réponse que fera le prélat dépendra le sort de deux royaumes et de leurs peuples. Si Henry est sensible au pouvoir des mots, c'est aussi parce que sa propre parole, en tant que roi, est par définition toujours suivie d'effets. Le verbe « ordonner », dont il se sert pour parler à l'archevêque, est un exemple de verbe performatif. Cependant, pour qu'il y ait vraiment « ordre », le locuteur doit avoir une autorité réelle sur l'interlocuteur, ce qui n'est pas le cas, par exemple, quand Exeter donne des ordres au roi de France. L'héroïsme est la conscience de ses actes, de ses paroles, mais aussi de l'autorité qui la fonde. C'est en ce sens que Exeter, malgré son rang, est moins « héroïque » qu'un simple soldat comme Williams, qui a défié le roi, sans savoir qui il était, et qui l'avoue simplement : « Votre Majesté n'avait pas l'air d'être elle-même : vous m'êtes apparu comme un homme du commun » (IV, 8 ; 43-44). Le soldat ne se cherche pas d'excuse, il ne nie pas non plus le défi qu'il a lancé : autrement dit, il tient à ce qu'il a dit. L’autorité qui fonde la parole de Williams, qui justifie ses actes et ses paroles, c'est l'éthique de la parole elle-même, c'est-à-dire de la « parole donnée ». Cette éthique est éminemment héroïque, et c'est pour cela que le roi pardonne au soldat qui l'a offensé.
Si l'acte de parole trouve dans la figure royale sa plus haute expression, car c'est sa parole qui déclare la guerre, rend la justice, et signe les traités, ce n'est pas l'apanage exclusif du souverain, mais la qualité suprême de tout héros, que de faire coïncider ses actes et ses paroles, et de « garder la parole donnée », y compris si cela doit entraîner la mort. [cf. par exemple Hernani].