Vénus, une déesse gréco-romaine

Voici trois représentations de Vénus (Aphrodite) : deux textes d'époque différente, et une copie romaine de statue grecque. Comparez-les en dégageant ce qu'elles ont en commun et ce qui les sépare.

Hymne à Vénus (Lucrèce, De Natura rerum, I)

"Mère des Énéades, volupté des hommes et des dieux, Vénus nourricière, toi qui, sous les signes errants du ciel, fréquentes la mer parcourues de navires, et les terres porteuses de fruits, puisque c'est par toi que toute la race des êtres animés est conçue et, une fois née, vient voir les rayons du soleil : ils te fuient, ils te fuient les vents, ils te fuient, et ton approche, les nuages du ciel ; pour toi la terre industrieuse fait surgir les douces fleurs, pour toi rient les eaux de la mer et, apaisé, le ciel brille de sa lumière répandue. En effet, sitôt que s'est dévoilé l'aspect printanier du jour et que, libérée, la brise du fécond zéphyr reprend vigueur, d'abord les oiseaux aériens t'annoncent, divine, et ton arrivée, frappés au cœur par ta force. Puis les bêtes sauvages, les troupeaux bondissent à travers les riches pâturages et traversent à la nage les fleuves impétueux : ainsi, pris par ton charme, chacun te suit avidement là où tu veux l'emmener. Enfin, par les mers et les monts et les fleuves ravisseurs et les demeures feuillues des oiseaux et les plaines verdoyantes, imprimant à tous, en plein cœur, le séduisant amour, tu fais en sorte que chaque espèce se perpétue.

Puisque toi seule gouvernes l'univers, et que sans toi rien ne naît sur les rivages divins de la lumière, que rien n'advient d'heureux ni d'aimable, c'est toi que je désire comme associée en écrivant ces vers que je m'efforce de composer sur la nature, pour notre cher Memmius, dont tu as voulu en tout temps qu'il excelle, déesse, paré de toutes les qualités. Donne d'autant plus à mes vers, divine, un charme éternel. Fais qu'entre temps les farouches travaux de la guerre, sur mer et sur toutes les terres, assoupis, s'apaisent ; en effet toi seule as le pouvoir de plaire aux mortels par une paix tranquille, puisque Mars, puissant dieu des armes, qui dirige les farouches travaux de la guerre, souvent, sur ton sein se laisse tomber, vaincu par l'éternelle blessure de l'amour, et ainsi, sa nuque ronde posée sur toi, il lève les yeux vers toi et, plein de désir pour toi, déesse, il repaît d'amour ses regards avides, et, penché en arrière, son souffle est suspendu à ta bouche. Alors, divine, tandis qu'il est couché sur ton corps sacré, enlacée à lui, répands de ta bouche de douces paroles, en lui demandant, pour les Romains, une paix tranquille, ô glorieuse ; car nous ne pouvons agir d'une âme égale en ces temps troublés de la patrie, et l'illustre descendance de Memmius, en de telles circonstances, ne peut se dérober au salut commun."

Vénus et Psyché (Apulée, Les Métamorphoses ou l'Âne d'or)

Vénus apprend un jour qu'est née une jeune fille si belle, Psyché, que les mortels la considèrent comme une nouvelle Vénus, et négligent désormais les temples de la déesse.

“Cette impertinente attribution des honneurs divins à une simple mortelle alluma le plus violent dépit dans le cœur de la Vénus véritable. Ne pouvant contenir son indignation, elle secoue en frémissant la tête, et, du ton d'une fureur concentrée : Quoi ! se dit-elle, à moi, Vénus, principe vivifiant de toutes choses, d'où procèdent les éléments de cet univers, à moi, l'âme de la nature, une souveraineté partagée avec une fille des hommes ! Mon nom, si grand dans le ciel, là-bas serait profané par un caprice humain !  Il ferait beau me voir avec cette divinité en commun, ces honneurs de seconde main ! attendant des vœux qui pourraient se tromper d'adresse ! Une créature périssable irait promener sur la terre l'image prétendue de Vénus ! Vainement donc, par une sentence dont le grand Jupiter lui-même a reconnu la justice, le fameux berger de l'Ida aura proclamé ma prééminence en beauté sur deux des premières déesses ! et l'usurpatrice de mes droits jouirait en paix de son triomphe ! Non, non; elle payera cher cette insolente beauté.              

Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant partout des ménages à troubler, du mal à faire, et ne s'avisant jamais du bien. Le vaurien n'est que trop enclin à nuire; sa mère vient encore l'exciter. Elle le conduit à la ville en question, lui montre Psyché (c'était le nom de la jeune princesse), et de point en point lui fait l'historique de l'odieuse concurrence qu'on ose faire à sa mère. Elle gémit, elle pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t'en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs,       venge ta mère; mais venge-la pleinement, que cette audacieuse beauté soit punie. C'est la grâce que je te demande et qu'il faut m'accorder : avant tout, qu'elle s'enflamme d'une passion sans frein pour quelque être de rebut; un misérable qui n'ait honneur, santé, feu ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré d'abjection possible sur la terre.  

 Vénus dit, et de ses lèvres demi-closes presse ardemment celles de son fils; puis, gagnant le rivage, s'avance vers un flot qui vient au-devant d'elle. De ses pieds de rose, elle effleure le dos des vagues, et s'assied sur son char qui roule au-dessus de l'abîme.”

La Vénus de Praxitèle

 


Corrigé : images de Vénus.

Très ancienne déesse latine associée à la floraison et aux jardins, Vénus s'assimila rapidement à l'Aphrodite grecque ; celle-ci, fille d'Ouranos et de Gaia (du Ciel et de la Terre), représente l'amour, la beauté, la fécondité ; alliée des Troyens depuis que Pâris, fils de Priam, lui avait accordé la prééminence sur Athéna et Héra, elle est considérée par les Romains comme la mère d'Énée, donc comme leur ancêtre.

Belle, voluptueuse, synonyme de vie et de fécondité, Vénus-Aphrodite se prête particulièrement à la représentation artistique et littéraire. Nous en étudierons ici trois exemples, une copie romaine d'une statue de Praxitèle (sculpteur grec, 400-326),  un hymne de Lucrèce (1er siècle av. J-C), un récit d'Apulée (IIème siècle ap. J-C).

Nous verrons successivement comment Vénus apparaît comme la Beauté même, comment elle symbolise l'Amour et la fécondité, et enfin dans quelle mesure elle est, pour les trois auteurs, un objet de culte.

Vénus, déesse de la Beauté.

o   Le sculpteur grec la représente comme une beauté idéale : perfection des formes et des proportions, harmonie de la posture en très léger contr'apposto, coiffure opulente et d'une négligence étudiée, nudité de la déesse – réservée à Aphrodite : Héra ou Athéna sont, elles, toujours représentées habillées.

o   C'est aussi la beauté qui semble la caractéristique essentielle de Vénus dans le texte – burlesque – d'Apulée : ici, aussitôt que se révèle l'existence d'une rivale, les temples de Vénus sont désertés ! Et la fureur, et l'humiliation de la déesse sont d'autant plus grandes que la « coupable » n'est qu'une mortelle, Psyché… Vénus ne mérite donc le culte que par sa beauté exceptionnelle : Apulée prête à la déesse une allusion au « jugement de Pâris » déjà mentionné.

Vénus, déesse de l'Amour et de la fécondité.

o   Lucrèce insiste particulièrement sur le caractère à la fois fécondant et nourricier de la déesse : « Vénus nourricière », « c'est par toi que toute la race des êtres animés est conçue », « tu fais en sorte que chaque espèce se perpétue »… Vénus représente donc toutes les forces de vie et de reproduction, l'élan vital : elle concentre sur sa tête toutes les caractéristiques non seulement de la Vénus classique, mais aussi de Gaia, de Déméter, de Cybèle…

o   Si elle garde quelques traits mythologiques (elle est « mère des Énéades », amante de Mars…), c'est pour obéir au schéma classique qui veut qu'une œuvre poétique soit placée sous l'égide d'un Dieu ou d'une déesse, et aussi parce que Memmius, le dédicataire, était d'une famille qui vouait un culte particulier à Vénus.

o   Il n'y a donc pas de vraie contradiction entre le fait que Lucrèce dénie aux dieux tout pouvoir, et l'hymne qu'il adresse ici à Vénus : devenue la « seule déesse » (« toi seule gouvernes l'univers, sans toi rien ne naît »), il en fait la représentation de la force vitale qui anime l'univers : une notion parfaitement conforme à la doctrine épicurienne.

o   Le geste de la déesse n'est sans doute pas causé par la pudeur, encore moins la honte : le corps et le sexe ne sont pas frappés d'anathème dans le monde antique ! En revanche c'est un geste de protection, qui désigne au moins autant qu'il cache. Or il désigne les parties génitales (« l'origine du monde » selon Courbet !) et la poitrine nourricière…

o   La cruche qui se trouve auprès d'elle peut avoir plusieurs significations :

§  Elle a contenu de l'eau, et il s'agit donc d'une « Vénus au bain »

§  Elle fait allusion à l'origine aquatique de la déesse : l'eau est élément vital.

§  Enfin, le récipient symbolise à lui seul la fécondité, par sa forme et son contenu.

o   La déesse est mère de Cupidon, « ce garnement ailé » qui ne pense qu'à nuire…

o   Parlant d'elle-même, elle semble se souvenir de Lucrèce, lorsqu'elle se dit, avec grandiloquence, « principe vivifiant de toutes choses, d'où procèdent les éléments de cet univers, moi, l'âme de la nature »… Un beau rythme ternaire quasi épique, qui contraste violemment (et comiquement) avec la trivialité des propos qui suivent « il ferait beau voir… des vœux qui pourraient se tromper d'adresse »…, et la mesquinerie de sa jalousie et de sa vengeance ! Le contraste appartient au style burlesque.

Vénus, objet de culte ?

Les trois œuvres, d'époque différente, témoignent toutes d'une évolution historique.

Conclusion :

Déesse de la beauté, de la fécondité et de l'amour, Vénus garde donc ici l'ambivalence qui lui avaient déjà donnée les auteurs grecs, Homère ou Hésiode : bienveillante et créatrice, elle peut être aussi rancunière, manipulatrice et dévastatrice. Mais sa représentation évolue tout au long de l'histoire, de l'anthropomorphisation à la rationnalisation, pour aboutir à n'être plus, chez Apulée, qu'un personnage de fiction et un motif littéraire.

Un motif voué à une très grande postérité – on peut penser à Botticelli – due au fait que l'amour et la beauté se prêtent admirablement à la création littéraire ou artistique…