Juvénal (1er siècle ap. J-C), Satires

Né sous Néron, Juvénal connaît « l’année des quatre empereurs », le règne de Vespasien (69-79), celui de Titus (79-81), celui de Domitien (81-96), puis Nerva, Trajan – sans doute le moment où il écrit ses Satires – et peut-être Hadrien. Ce sont des satires conservatrices, prônant l’idéal vieux-Romain d’un Caton, et exprimant la haine de tout ce qui est Grec ou oriental.

  • Satire III
  • Satire VII
  • Satire III : Les embarras de Rome

    Un ami, excédé de la vie à Rome, s’en va vivre en province, dans le sud. Pour lui, il s’agit de rompre avec une société injuste, devenue intolérable à cause de l’inégalité de fortune, de la corruption généralisée, de l’intrusion des Grecs (accusés de lubricité et de mensonge) et des Syriens (astrologues et charlatans).

    Juvénal dresse ici le tableau d’une Ville surpeuplée qui ne peut s’étendre, et s’élève donc en hauteur : on construit des insulae mal protégées contre le feu et l’effondrement, insalubres, à tel point que l’on a construit un mur pare-feu entre le quartier populaire de Subure et le quartier impérial. Les derniers étages, avec des escaliers en bois ou des échelles, deviennent de véritables pièges.

    C’est l’ami Umbricius, rencontré à la porte Capène, qui parle.

    Vers234-304 :

    […]  Nam quae meritoria somnum
    admittunt? Magnis opibus dormitur in Vrbe.
    Inde caput morbi. Raedarum transitus arto
    uicorum in flexu et stantis conuicia mandrae
    eripient somnum Druso uitulisque marinis.
    Si uocat officium, turba cedente uehetur
    diues et ingenti curret super ora Liburna
    atque obiter leget aut scribet uel dormiet intus ;
    namque facit somnum clausa lectica fenestra.
    Ante tamen ueniet : nobis properantibus obstat
    unda prior, magno populus premit agmine lumbos
    qui sequitur ; ferit hic cubito, ferit assere duro
    alter, at hic tignum capiti incutit, ille metretam.
    Pinguia crura luto, planta mox undique magna
    calcor, et in digito clauus mihi militis haeret.
    Nonne uides quanto celebretur sportula fumo ?
    Centum conuiuae, sequitur sua quemque culina.
    Corbulo uix ferret tot uasa ingentia, tot res
    inpositas capiti, quas recto uertice portat
    seruulus infelix et cursu uentilat ignem.
    Scinduntur tunicae sartae modo, longa coruscat
    serraco ueniente abies, atque altera pinum
    plaustra uehunt ; nutant alte populoque minantur.
    Nam si procubuit qui saxa Ligustica portat
    axis et euersum fudit super agmina montem,
    quid superest de corporibus? Quis membra, quis ossa
    inuenit ? Obtritum uulgi perit omne cadauer
    more animae. Domus interea secura patellas
    iam lauat et bucca foculum excitat et sonat unctis
    striglibus et pleno componit lintea guto.
    Haec inter pueros uarie properantur, at ille
    iam sedet in ripa taetrumque nouicius horret
    porthmea nec sperat caenosi gurgitis alnum
    infelix nec habet quem porrigat ore trientem.
    Respice nunc alia ac diuersa pericula noctis :
    quod spatium tectis sublimibus unde cerebrum
    testa ferit, quotiens rimosa et curta fenestris
    uasa cadant, quanto percussum pondere signent
    et laedant silicem. Possis ignauus haberi
    et subiti casus inprouidus, ad cenam si
    intestatus eas : adeo tot fata, quot illa
    nocte patent uigiles te praetereunte fenestrae.
    Ergo optes uotumque feras miserabile tecum,
    ut sint contentae patulas defundere pelues.
    Ebrius ac petulans, qui nullum forte cecidit,
    dat poenas, noctem patitur lugentis amicum
    Pelidae, cubat in faciem, mox deinde supinus :
    ergo non aliter poterit dormire ; quibusdam
    somnum rixa facit. Sed quamuis inprobus annis
    atque mero feruens cauet hunc quem coccina laena
    uitari iubet et comitum longissimus ordo,
    multum praeterea flammarum et aenea lampas.
    Me, quem luna solet deducere uel breue lumen
    candelae, cuius dispenso et tempero filum,
    contemnit. Miserae cognosce prohoemia rixae,
    si rixa est, ubi tu pulsas, ego uapulo tantum.
    Stat contra starique iubet. Parere necesse est ;
    nam quid agas, cum te furiosus cogat et idem
    fortior? « unde uenis ? » exclamat, « cuius aceto,
    cuius conche tumes ? Quis tecum sectile porrum
    sutor et elixi ueruecis labra comedit?
    Nil mihi respondes? Aut dic aut accipe calcem.
    Ede ubi consistas, in qua te quaero proseucha? »
    Dicere si temptes aliquid tacitusue recedas,
    tantumdem est : feriunt pariter, uadimonia deinde
    irati faciunt. Libertas pauperis haec est:
    pulsatus rogat et pugnis concisus adorat
    ut liceat paucis cum dentibus inde reuerti.
    Nec tamen haec tantum metuas ; nam qui spoliet te
    non derit clausis domibus postquam omnis ubique
    fixa catenatae siluit compago tabernae […].

    En effet, quels appartements loués permettent le sommeil ? Il faut avoir beaucoup d’argent pour dormir dans la Ville. Là est la principale cause de nos maladies. La circulation des voitures dans les sinuosités des rues étroites et le vacarme des troupeaux qui n’avancent plus arracheront le sommeil à Drusus et à des veaux marins. Si une affaire l’appelle, le riche se fera porter à travers la foule qui s’ouvre devant lui ; il progressera rapidement au-dessus des têtes dans sa vaste litière liburnienne, et, chemin faisant, il lira ou écrira ou bien dormira à l’intérieur ; car, fenêtre close, une litière fait dormir. Pourtant il arrivera avant nous : à nous qui nous hâtons, le flot qui nous précède fait obstacle, le peuple qui nous suit en une gigantesque colonne nous presse les reins ; celui-ci nous frappe de son coude, un autre nous frappe rudement avec une  poutre, celui-ci nous cogne la tête avec une solive, celui-là avec une jarre. Mes jambes sont grasses de boue, bientôt je suis piétiné par un large pied, et un clou de soldat se plante dans mon orteil. Ne vois-tu pas par quelle fumée on se presse autour de la sportule ? Cent convives, chacun suivi de sa batterie de cuisine. Corbulon aurait grand-peine à transporter tant de vases gigantesques, tant de choses posées sur sa tête, que porte, la nuque raide, un malheureux petit esclave, et dans sa course il avive le feu. Voilà en lambeaux des tuniques qui venaient d’être reprisées, sur un chariot qui s’avance oscille une longue poutre, un autre véhicule un pin ; ils se balancent en hauteur et menacent la foule. Si l’essieu qui transporte des pierres de Ligurie vient à rompre et que, perdant l’équilibre, cette montagne se déverse sur les passants, qui reste-t-il des corps ? Qui en retrouve les membres, qui les os ? Écrasé, le cadavre du commun disparaît tout entier comme un souffle. Pendant ce temps, bien tranquille, la maisonnée lave déjà les assiettes, attise le feu en soufflant dessus, fait résonner les strigiles huilés et, le vase à huile rempli, prépare le linge. Les esclaves s’activent au milieu de ces préparatifs, mais lui, déjà, est assis sur la rive, et, nouveau venu, est horrifié par l’effroyable nocher, et il n’espère pas, le malheureux, la barque sur le gouffre fangeux, car il n’a pas dans sa bouche le tiers d’as à lui tendre. Considère maintenant des périls d’une autre sorte la nuit : le vaste espace [qui nous sépare] des toits suspendus en l’air d’où un tesson vient nous frapper le crâne, combien de fois des vases fêlés et ébréchés tombent des fenêtres, de quelle trace profonde ils marquent et entament le pavé qu’ils frappent. On pourrait être tenu pour mou et imprévoyant des accidents soudains, si l’on se rendait à un dîner sans avoir fait son testament : tant il est vrai qu’il y a autant de risques mortels, quand tu marches,  qu’il y a cette nuit-là de fenêtres ouvertes, où l’on ne dort pas. Donc, fais des vœux et puisse ce souhait modeste s’accomplir pour toi, qu’elles se contentent de vider de larges chaudrons ! Un homme ivre et agressif, qui par hasard n’a frappé personne, se sent puni, souffre la nuit d’Achille pleurant son ami, se couche sur le ventre, puis sur le dos : il ne pourra dormir autrement, il y a des gens qu’une rixe fait dormir. Mais bien qu’effronté par sa jeunesse et échauffé par le vin, il prend garde à celui qu’un manteau écarlate, une fort longue escorte, quantité de flambeaux et une lampe de bronze conseillent d’éviter. Moi, qu’accompagnent d’ordinaire la lune ou une petite lumière, dont je règle et économise la mèche, il me méprise.  Apprends les préludes d’une fâcheuse bagarre, si c’est une bagarre, quand on frappe, et que moi je me contente d’encaisser. Il se plante devant moi et m’ordonne de m’arrêter. Il faut obéir ; car que faire quand un furieux, et en plus plus fort que toi, te contraint ? “d’où viens-tu, hurle-t-il, chez qui es-tu allé te gonfler de vinaigre et de fèves ? Quel savetier a mangé avec toi son poireau coupé et son museau de mouton bouilli ? tu ne réponds rien ? Parle ou reçois un coup de talon ! Avoue où tu as ton poste, dans quelle synagogue je te cherche ?” Que tu essaies de dire quelque chose ou que tu t’en ailles sans un mot, c’est pareil : ils frappent également, et, en colère, ils vous assignent en justice. Telle est la liberté du pauvre : frappé, blessé à coups de poing, il demande et supplie qu’il lui soit permis de s’en retourner avec quelques dents. Bien d’autres mésaventures sont à redouter ; en effet il ne manquera pas de gens pour te dépouiller quand les maisons sont closes, quand tout partout se tait, le verrou de la taverne barricadée étant tiré…

    comparer, bien sûr, avec la satire VI de Boileau, Les embarras de Paris

    Satire VII : “le rhéteur”, v. 150-193

    Declamare doces? o ferrea pectora Vetti,
    cum perimit saeuos classis numerosa tyrannos.
    Nam quaecumque sedens modo legerat, haec eadem stans
    perferet atque eadem cantabit uersibus isdem.
    Occidit miseros crambe repetita magistros.
    Quis color et quod sit causae genus atque ubi summa
    quaestio, quae ueniant diuersa parte sagittae,
    nosse uolunt omnes, mercedem soluere nemo.
    Mercedem appellas? quid enim scio?” – Culpa docentis
    scilicet arguitur, quod laeuae parte mamillae
    nil salit Arcadico iuueni, cuius mihi sexta
    quaque die miserum dirus caput Hannibal inplet,
    quidquid id est de quo deliberat, an petat urbem
    a Cannis, an post nimbos et fulmina cautus
    circumagat madidas a tempestate cohortes.
    Quantum uis stipulare et protinus accipe: quid do
    ut totiens illum pater audiat?' haec alii sex
    uel plures uno conclamant ore sophistae
    et ueras agitant lites raptore relicto;
    fusa uenena silent, malus ingratusque maritus
    et quae iam ueteres sanant mortaria caecos.
    Ergo sibi dabit ipse rudem, si nostra mouebunt
    consilia, et uitae diuersum iter ingredietur
    ad pugnam qui rhetorica descendit ab umbra,
    summula ne pereat qua uilis tessera uenit
    frumenti ; quippe haec merces lautissima. Tempta
    Chrysogonus quanti doceat uel Pollio quanti
    lautorum pueros, artem scindes Theodori.
    balnea sescentis et pluris porticus in qua
    gestetur dominus quotiens pluit. anne serenum
    expectet spargatque luto iumenta recenti?
    hic potius, namque hic mundae nitet ungula mulae.
    parte alia longis Numidarum fulta columnis
    surgat et algentem rapiat cenatio solem.
    quanticumque domus, ueniet qui fercula docte
    conponit, ueniet qui pulmentaria condit.
    hos inter sumptus sestertia Quintiliano,
    ut multum, duo sufficient: res nulla minoris
    constabit patri quam filius.

    Tu enseignes la déclamation ? Ô cœur de fer de Vettus, lorsqu'une classe nombreuse fait périr les cruels tyrans. En effet, tout ce que l'élève vient de lire assis, il le répètera debout et il le chantera dans les mêmes termes. Ce ragoût réchauffé assassine les malheureux maîtres. Quel est le ton du discours, et à quel genre appartient la cause à plaider, et où est le point essentiel, et quels traits peuvent venir de l'adversaire, ils veulent tous le savoir, mais personne ne veut payer le salaire. « tu demandes un salaire ? Mais qu'est-ce que je sais ? » – la faute du maître est sans doute prouvée par le fait que rien ne bat sous la mamelle gauche du jeune arcadien [rustre] dont tous les six jours le cruel Hannibal emplit la pauvre tête, quel que soit le sujet de sa délibération, qu'il se demande s'il attaquera Rome après Cannes ou si, prudent, après les nuages et la foudre il fera faire demi-tour à ses cohortes trempées par suite de l'orage. Fais-toi promettre combien tu veux, et reçois-le sur le champ! Que dois-je donner pour que son père l'entende aussi souvent que moi ? » Voilà ce que crient d'une seule voix six autres sophistes ou plus crient cela d'une seule voix et ils intentent de vrais procès, ayant laissé tomber le ravisseur ; les poisons répandus se taisent, et le mari méchant et ingrat, et les drogues qui guérissent les aveugles déjà vieux. Donc il se donnera lui-même congé, si nos conseils l'émeuvent, et il entrera dans un cours différent de sa vie, lui qui descend de l'ombre de l'école vers le combat, pour ne pas perdre la petite somme grâce à laquelle est vendu un bon de blé au rabais ; certes ce salaire est tout ce qu'il y a de plus magnifique. Regarde à quel prix Chrysogonus enseigne, et Pollion, aux enfants des gens distingués. Tu déchireras la Méthode de Théodore. Les bains coûtent 600 000 sesterces et davantage le portique dans lequel le maître se fait transporter, chaque fois qu'il pleut ; voudriez-vous qu'il attendît le beau temps et qu'il éclaboussât sa jument de boue fraîche ? Il se fait plutôt porter ici, et en effet, ici reluit le sabot de sa mule toute propre. Qu'une autre partie de sa maison se dresse soutenue par de longues colonnes en marbre de Numidie et que la salle à manger reçoive le soleil d'hiver. De quelque prix que soit la maison, viendra le maître d'hôtel habile à ménager les plats, viendra le cuisinier expert aux assaisonnements. Parmi toutes ces dépenses, au plus deux mille sesterces suffiront à un Quintilien : rien ne coûtera moins au père que son fils.