Homère, Odyssée, chant VII

Chant VII

1-13 : Nausicaa rentre au palais

 Traduction :

Ainsi pria ici même ce divin Ulysse qui avait tant souffert. La force des deux mules porta la jeune fille vers la ville. Lorsqu’elle arriva au palais très illustre de son père, elle s’arrêta dans l’entrée ; ses frères semblables aux immortels se tenaient autour d’elle ;  ils déliaient les mules du chariot et déchargeaient le linge. Quant à la jeune fille, elle allait dans sa chambre. Une vieille femme d’Épire, la femme de chambre Eurymédousa allume du feu pour elle ; autrefois les navires à la double courbure l’ont amenée d’Épire, ils l’ont choisie comme part d’honneur pour Alcinoos, puisqu’il régnait sur tous les Phéaciens et que le peuple l’écoutait comme un dieu. Elle avait élevé Nausicaa aux bras blancs dans le palais. Elle allumait le feu pour elle et à l’intérieur [du palais] préparait son dîner.

 V. 14-45 : Athéna conduit Ulysse jusqu’au palais

 Traduction :

Et alors Ulysse se leva pour aller à la ville. Autour de lui, Athéna qui éprouvait de l’amitié pour Ulysse, répandit une épaisse nuée, afin qu’aucun des arrogants Phéaciens, l’ayant rencontré, ne l’injurie par des paroles ni ne lui demande qui il était. Mais lorsqu’il fut sur le point d’entrer dans l’aimable ville, la déesse Athéna aux yeux pers vint à sa rencontre, sous la forme d’une petite fille portant une cruche ; elle s’arrêta devant lui. Le divin Ulysse lui demanda : « Mon enfant, ne voudrais-tu pas me conduire à la demeure du seigneur Alcinoos qui règne parmi ces hommes ? En effet j’arrive ici, étranger, ayant beaucoup souffert, venu de loin, d’une terre lointaine. Ainsi je ne connais pas un seul des hommes qui habitent cette ville et cette terre. » La déesse Athéna aux yeux pers lui répondit de son côté : « Assurément, moi je te montrerai, vénérable étranger, la maison que tu me demandes puisqu’elle se trouve près de la maison de mon père irréprochable. Mais va ainsi, en silence. Quant à moi je te montrerai le chemin. Ne regarde personne et ne lui adresse pas la parole. Les gens d’ici ne reçoivent pas bien les étrangers et n’ accueillent pas amicalement ni avec bienveillance celui qui vient d’ailleurs. Confiants en des navires prompts et rapides, ils parcourent le grand abîme [de la mer] puisque l’Ébranleur du sol le leur a accordé. Leurs navires sont rapides comme l’aile ou comme la pensée. » [36]

Ayant ainsi parlé Pallas Athéna le conduisit rapidement ; celui-ci marche sur les traces de la déesse. Les Phéaciens célèbres par leurs bateaux ne remarquèrent pas qu’il marchait au milieu d’eux dans la ville ; car Athéna aux belles boucles, la terrible déesse, qui avait versé sur lui un brouillard merveilleux, éprouvant en son cœur un sentiment amical, ne le permettait pas. Ulysse admirait les ports, les fins navires, les places de ces héros, et les grands remparts élevés, munis de pieux, étonnants à voir.

 Commentaire :

L’image que donne Athéna, déguisée en fillette, des Phéaciens complète celle, peu sympathique, déjà tracée par Nausicaa au chant VI. On les savait médisants, on les découvre à présent xénophobes ! A l’exception d’Alcinoos et de sa famille, ils ignorent l’hospitalité. Les Phéaciens seraient-ils d’anciennes divinités infernales ? Ou bien ce peuple de marins et de commerçants serait-il traumatisé par une mauvaise expérience avec l’étranger, du temps où il habitait près des Cyclopes ? Cf. début du chant VI. A moins encore que l’absence de relations avec d’autres peuples n’ait fini par corrompre les Phéaciens, et les rendre misanthropes…

Quoi qu’il en soit, l’aède ainsi maintient le suspense : Ulysse parviendra-t-il sain et sauf chez Alcinoos, ou est-il menacé d’une nouvelle mésaventure ?

 V. 46-81 : Athéna décrit la famille d’Alcinoos.

Traduction :

Mais quand ils arrivèrent à la demeure très illustre du roi, la déesse Athéna aux yeux pers commença à parler pour eux deux : « Voici donc, vénérable étranger, la demeure que tu me demandes de t’indiquer. Tu trouveras les rois, nourrissons de Zeus, en train de festoyer. Quant à toi, entre à l’intérieur, et ne crains rien en ton cœur. En effet, un homme résolu réussit mieux en toutes ses actions, même s’il vient de l’étranger. Trouve d’abord la maîtresse de maison dans le palais. Son nom est Arétè, elle est issue des mêmes parents qui avaient engendré le roi Alcinoos. Tout d’abord Poséidon Ébranleur du sol donne naissance à Nausithoos, avec Périboea, la plus belle des femmes, la plus jeune fille d’Eurymédon au grand cœur, qui régnait jadis sur les Géants orgueilleux. Mais celui-ci perdit son peuple à l’orgueil insensé, et se perdit lui-même. A elle se joignit Poséidon, et il engendra son fils Nausithoos, qui régna sur les Phéaciens. Nausithoos donna naissance à Rhéxénor et Alcinoos. Apollon à l’arc d’argent frappa l’un, qui n’avait pas de garçon, étant jeune marié, mais laissa dans le palais une seule fille, Arétè. Alcinoos fit d’elle sa femme et il l’honora, comme nulle autre sur terre n’est honorée, je veux dire ces femmes qui maintenant ont un foyer sous la domination de leur mari ; ainsi celle-ci, du fond du cœur, a été et est encore honorée de la part de ses enfants, d’Alcinoos lui-même et du peuple, qui, la considérant certes comme une déesse, la saluent par des paroles, quand elle parcourt la ville. En effet elle ne manque pas d’un noble esprit ; de ceux pour qui elle a de la bienveillance, même si ce sont des hommes, elle dénoue les querelles. Si elle au moins éprouve des sentiments bienveillants en son cœur, tu as l’espoir de voir tes amis, et d’aller dans ta haute demeure et dans la terre de ta patrie. »

Ayant parlé ainsi, Athéna aux yeux pers partit sur la mer infinie (stérile), elle quitta l’aimable Schérie et se dirigea vers Marathon et Athènes aux larges rues, entra dans la solide demeure d’Érechthée.

 

Commentaire :

·       Le vers 55 semble contradictoire avec ceux qui suivent, puisqu’il fait d’Arété la sœur d’Alcinoos ; mariage divin, comme celui de Zeus et d’Héra, ou celui des Pharaons. Dans ce cas, les vers 56-74, qui présentent Arétè comme la nièce d’Alcinoos, seraient interpolés, et dateraient d’une époque ou le mariage entre frère et sœur était proscrit. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une endogamie.

·       Le nom même d’Arétè (Ἀρήτη) rappelle à la fois le nom d’Arès (Ἄρης) et celui de la vertu (ἀρετή) ; cela renforce sa nature divine, et explique le culte dont elle est l’objet. Sa fonction est civilisatrice : elle apaise les conflits. Elle est donc l’intercesseur idéal entre Ulysse et Alcinoos. Elle a pourtant une hérédité chargée, puisqu’elle est l’arrière-arrière petite fille du roi des Géants, qui voulut arracher à Zeus sa suprématie ! C’est ici l’unique mention de la gigantomachie chez Homère ; elle sera longuement développée chez Hésiode, dans la Théogonie.

·       Fin du passage : les dieux se déplacent très vite… Stace s’en souviendra pour décrire les déplacements de Thétis dans l’Achilléide.

 

V. 81-134 : description du palais d’Alcinoos

81-111 : le palais

Traduction :

De nombreuses pensées agitaient son cœur, à lui qui se tenait là, avant d’arriver devant le seuil de bronze. En effet il y avait comme un éclat de soleil ou de lune sur la haute demeure d’Alcinoos au grand cœur. En effet les murs de bronze couraient çà et là, du seuil vers le fond du palais ; autour il y avait une frise bleu sombre. Des portes d’or fermaient la solide demeure. Des colonnes d’argent se dressaient sur le seuil de bronze ; au-dessus était le linteau d’argent, et une poignée d’or. De chaque côté étaient des chiens d’or et d’argent, qu’Héphaïstos avait fabriqués de son art ingénieux, pour garder la maison d’Alcinoos au grand cœur, immortels et toujours jeunes. A l’intérieur, des trônes s’appuyaient ici et là contre les murs. Du seuil vers la grande salle de part en part, avaient été jetées sur eux des étoffes fines, bien tissées, œuvre des femmes ; là étaient assis les chefs des Phéaciens, buvant et mangeant ; ils avaient sans cesse de quoi manger en abondance. Des jeunes hommes d’or se tenaient debout sur des socles bien construits, tenant à la main des torches allumées, éclairant les convives durant la nuit dans la demeure. Cinquante servantes, dans la maison, pour Alcinoos, les unes écrasaient sur des meules le blé jaune, les autres tissaient des toiles et tournaient leurs quenouilles, assises, comme s’agitent les feuilles du haut peuplier. Des toiles bien tissés / sur les lisses (καιροσέων) tombait goutte à goutte l’huile liquide. Autant les Phéaciens sont savant, au-dessus de tous les hommes, pour lancer sur la mer un navire rapide, autant les femmes pratiquent avec art le tissage. En effet Athéna leur a donné particulièrement la science des ouvrages admirables, et une noble intelligence. 

V. 112-133 : le jardin

Traduction :

Hors de la cour se trouve un grand jardin de quatre arpents près des portes. Tout autour une clôture court des deux côtés. Ici poussent de grands arbres, vigoureux, poiriers, grenadiers et pommiers aux fruits splendides, figuiers domestiques et vigoureux oliviers. Jamais leurs fruits ne sont perdus ni ne manquent, ni hiver, ni été, chaque année. Mais toujours le Zéphyr qui souffle fait croître les uns, fait mûrir les autres. La poire mûrit après la poire, la grappe après la grappe, la figue après la figue. Là pousse un vignoble aux nombreux fruits, dont une partie, exposée en plein soleil, sur un terrain lisse sèche au soleil ; on récolte d’autres grappes, et on en foule d’autres. Plus loin il y a des raisins verts qui laissent tomber leurs fleurs. D’autres commencent à mûrir. Là se trouvent des plates-bandes bien rangées près du plus récent vignoble, de toutes sortes, éclatantes tout au long de l’année. Là s’écoulent deux sources ; l’une arrose tout le jardin, l’autre, de l’autre côté, jaillit sous le seuil de la cour vers la maison aux toits élevés, d’où les habitants puisent de l’eau. Tels étaient les brillants présents des Dieux dans la maison d’Alcinoos. Le divin Ulysse qui a tant souffert, se tenant là, admirait.

Commentaire :

Dans ce jardin merveilleux, il y a en toute saison des raisins à tous les stades de mûrissement. On utilisait la vigne de trois manières : des fruits secs que l’on gardait en réserve, des fruits frais, et bien sûr le vin.

Saint-Amant s’est peut-être souvenu de ce passage en décrivant « l’Automne des Canaries » :

 

 

 

 

 

  

 

 

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SAINT-AMANT (1594-1661)

 

L’Automne des Canaries

 

Voici les seuls coteaux, voici les seuls vallons
Où Bacchus et Pomone1 ont établi leur gloire ;
Jamais le riche honneur de ce beau territoire
Ne ressentit l’effort des rudes aquilons2

Les figues, les muscats, les pêches, les melons
Y couronnent ce dieu qui se délecte à boire ;
Et les nobles palmiers, sacrés3 à la victoire,
S’y courbent sous des fruits qu’au miel nous égalons. 

Les cannes au doux suc, non dans les marécages,
Mais sur des flancs de roche, y forment des bocages
Dont l’or plein d’ambroisie4 éclate et monte aux cieux. 

L’orange en même jour y mûrit et boutonne,
Et durant tous les mois on peut voir en ces lieux
Le printemps et l’été confondus en l’automne. 

Œuvres poétiques, 1649.

 

1.      Bacchus : dieu de la vigne et du vin ; Pomone, divinité des fruits et des jardins.
2.     Aquilons : vents du nord
3.     ambroisie : nourriture des dieux dans la mythologie grecque.

 

V. 134-157 : Ulysse se présente en suppliant

Traduction :

Puis, lorsqu’il eut admiré en son cœur tout cela, rapidement il franchit le seuil et entra dans la maison. Il trouva les chefs des Phéaciens et les notables faisant des libations avec leur coupe à Argéiphontès, le bon guetteur, à qui ils avaient l’habitude d’offrir des libations en dernier, quand ils pensaient à leur lit. Puis le divin Ulysse aux mille maux marcha à travers la demeure, ayant l’épaisse nuée qu’Athéna avait versé sur lui, jusqu’à ce qu’il arrivât devant Arété et le roi Alcinoos. Alors Ulysse jeta ses mains autour des genoux d’Arété, et la nuée inexprimable se dissipa à nouveau, loin de sa personne. Les Phéaciens se turent en voyant un mortel dans la demeure, et ils s’étonnaient de le voir. Ulysse prononça cette prière : « Arété, fille de Rhéxénor semblable aux dieux, femme vénérée du divin Alcinoos, je viens vers ton époux et à tes genoux, ainsi que vers tes hôtes, ayant beaucoup souffert. Que les dieux leur accordent de vivre heureux, et que chacun transmette à ses enfants ses biens dans le palais, et la part d’honneur que le peuple lui a donnée. Mais pressez mon retour pour que j’arrive au plus vite dans ma patrie, puisque depuis longtemps, loin de mes amis, je souffre des maux. » Ayant parlé ainsi il s’assit près du foyer dans la cendre, près du feu. Puis tous restèrent sans faire de bruit ni souffler mot. Puis le vieil héros Échénéos, qui était le plus âgé des Phéaciens et l’emportait par son éloquence, sachant beaucoup de choses anciennes, prit la parole. Et dans sa sagesse il s’adressa à eux et dit :

 V. 158-181 : l’hopitalité des Phéaciens

158-166 : discours d’Echénéos

166-185 : hospitalité d’Alcinoos

Les vers 172-176 reprennent mot pour mot les vers 136-140 du chant I ; là Athéna était reçue par Télémaque. Cela montre que l’accueil d’un hôte répond à un rituel très précis, toujours le même ; il a un caractère sacré.

Traduction :

« Alcinoos, il n’est ni bien ni convenable qu’un étranger reste à terre près du foyer, dans la  cendre ; les gens d’ici se retiennent, attendant que tu parles. Mais allons, fais lever l’étranger et fais-le asseoir sur un trône clouté d’argent. Toi, ordonne au héraut de mêler le vin pour que nous fassions des libations aussi à Zeus lanceur de foudre, qui accompagne les respectables suppliants. Qu’une intendante donne un souper à l’étranger, pris dans les réserves. » Alors quand le puissant et divin Alcinoos eut entendu ces paroles, ayant pris par la main le sage Ulysse, aux mille ruses, il le fit lever du foyer et le fit asseoir sur un trône brillant, ayant fait lever son fils, le courageux Laodamos qui était assis tout près de lui. C’était son préféré. Une servante versa de l’eau qu’elle apportait dans une belle aiguière d’or, au-dessus d’un bassin d’argent, pour se laver les mains, et devant, elle dressa une table polie ; une honorable intendante apporta la nourriture et la servit, y plaçant beaucoup de mets, donnant généreusement de ses provisions. Le divin Ulysse qui avait beaucoup souffert but et mangea. Le puissant Alcinoos adressa alors la parole au héraut : « Pontonos, mélange le  contenu d’un cratère, et distribue le vin à tous dans le palais, afin que nous fassions des libations à Zeus lanceur de foudre, qui accompagne les respectables suppliants. » Il parla ainsi ; Pontonos mélangea le vin à l’odeur de miel, il le distribua à tous et remplit les coupes à la ronde. Puis, lorsqu’ils eurent fait les libations et bu autant que leur cœur le voulait, Alcinoos leur adressa la parole et dit : 

V. 186-206 : discours d’Alcinoos.

Traduction :

« Écoutez, chefs et notables des Phéaciens, que je dise ce que mon cœur m’ordonne dans ma poitrine. Maintenant, après avoir participé au festin, allez vous coucher en retournant chez vous.  Dès l’aurore, ayant appelé les Anciens en grand nombre, nous ferons fête à l’étranger dans le palais et nous accomplirons de beaux sacrifices pour les dieux, ensuite nous réfléchirons à son retour, afin que l’étranger retourne rapidement dans sa patrie, loin de la peine et du chagrin, sous notre conduite, heureux, même si elle est très éloignée, et afin que dans l’intervalle il n’éprouve pas quelque souffrance ou quelque mal, avant d’aborder sur sa terre. Alors ensuite, il éprouvera tout ce que pour lui la Destinée et les lourdes Parques ont filé pour lui à sa naissance, quand sa mère l’a mis au monde. Et si c’est l’un des Immortels venu du ciel, c’est que les Dieux nous préparent quelque chose d’inhabituel ; toujours en effet les dieux actuellement nous apparaissent en personne, lorsque nous leur offrons de somptueuses hécatombes, ils festoient avec nous, assis ici parmi nous. Si alors quelque voyageur, même marchant seul, les rencontre, ils ne se cachent pas, puisque nous leur sommes proches, comme les Cyclopes et la race farouche des Géants. »

 Commentaire :

Il existe trois sortes de Cyclopes :

-        les cyclopes ouraniens : artisans des foudres de Zeus, tués (ou leurs fils) par Apollon après la mort de Phaeton.

-        Les cyclopes siciliens, représentés par Polyphème : anthropophages, êtres sauvages – ceux-là même qui ont chassé les Phéaciens de chez eux ; ils seraient peut-être la personnification des volcans.

-        Les cyclopes constructeurs, fabricants des murailles « cyclopéennes » de l’époque mycénienne (que l’on trouve à Mycènes, Tyrinthe, Chéronée…).

 

V. 207-225 : discours d’Ulysse.

 Traduction :

Ulysse aux mille ruses, prenant à son tour la parole, dit : « Alcinoos, qu’une autre pensée occupe ton esprit. En effet, je ne ressemble pas aux Immortels qui habitent le vaste ciel, ni en taille, ni en beauté, mais aux hommes mortels. Ceux que vous voyez traîner le plus d’infortune, c’est à eux que je pourrais être égalé. Et je pourrais raconter des maux encore plus nombreux, vu tout ce que j’ai subi, par la volonté des Dieux. Mais laissez-moi souper, malgré mon affliction. En effet rien n’est plus impudent qu’un estomac tyrannique, qui ordonne de se souvenir de lui, nécessairement, même quand on est brisé de fatigue et qu’on a le deuil dans l’âme, comme moi je l’ai ; il m’oblige toujours à manger et à boire, et me fait oublier tout ce que je souffre, et m’exhorte à le remplir. [221] Vous, hâtez-vous, à l’aube brillante, de me renvoyer, moi le malheureux, dans ma patrie, malgré mes souffrances ; que la vie me quitte, quand j’aurai vu mon bien, mes servantes et ma grande maison élevée. » 

V. 226-239 : intermède

 Traduction :

Tous alors approuvèrent et ordonnèrent de renvoyer l’étranger, puisqu’il parlait convenablement. Mais lorsqu’ils eurent fait des libations et bu autant que le voulait leur cœur, les uns, ayant envie de se coucher, s’en retournèrent chacun chez soi ; mais le divin Ulysse resta dans la grande salle. Auprès de lui se tenaient Arété et Alcinoos semblable aux dieux. Les serviteurs desservirent la vaisselle du repas. Arété aux bras blancs s’adressa [aux hommes] en ces termes. Elle reconnut en effet en les voyant les beaux vêtements, écharpe et tunique qu’elle avait tissés avec ses servantes. Elle prit la parole et prononça ces mots ailés : « Étranger, tout d’abord je t’interrogerai moi-même. Qui es-tu ? De quel pays ? Qui t’a donné ces vêtements ? N’as-tu pas dit que tu es arrivé ici, en errant sur la mer ? » 

V. 240-297 : Premier récit d’Ulysse.

vers 281-282 = V, 442-443

Traduction :

[240] Ulysse aux mille tours lui dit en réponse : « Il est difficile, reine, de dire de manière suivie mes malheurs, puisque les dieux ouraniens m’en ont donné beaucoup. Mais je te dirai ce que tu cherches à savoir en m’interrogeant. Une île très ancienne se trouve au loin dans la mer, là habite la fille perfide d’Atlante, Calypso aux belles boucles, la terrible déesse. Nul n’a commerce avec elle, ni parmi les dieux, ni les hommes mortels. Mais un démon m’a moi seul conduit ici, à son foyer, puisque Zeus, ayant frappé de sa foudre brillante mes rapides navires les incendia au milieu de la mer vineuse. Là, tous mes valeureux compagnons périrent. Moi, prenant dans mes bras la quille de mon navire à la double courbure, je fus porté neuf jours. La dixième nuit noire, les dieux me jetèrent sur une île très ancienne, où habite Calypso aux belles boucles, la terrible déesse, qui, m’ayant pris, m’aima et me nourrit avec sollicitude, et me dit qu’elle me rendrait immortel et éternellement jeune. Mais jamais elle ne convainquit mon cœur dans ma poitrine. [259] Là, je restai sept ans sans bouger, et j’arrosais sans cesse de larmes les vêtements immortels que m’avait donnés Calypso. Mais lorsque vint pour moi la huitième année qui s’était approchée, alors elle m’ordonna et me poussa à partir, sur l’ordre d’un messager de Zeus, ou bien son esprit avait changé, et elle m’envoya sur un radeau aux clous nombreux, me donna beaucoup de nourriture et de vin agréable et me revêtit d’habits immortels, et elle m’envoya un vent favorable, doux et propice. Durant dix-sept jours je voguai sur la mer. Le dix-huitième jour apparurent les montagnes ombreuses de votre terre ; mon cœur se réjouit, malheureux que j’étais !  car j’étais sur le point de subir encore une grande infortune, que m’envoya Poséidon l’Ébranleur du sol qui, m’ayant fermé le chemin déchaîna les vents, souleva une mer inexprimable, et une vague ne me laissa pas même porté sur le radeau, moi qui gémissais longuement ; [275] puis l’ouragan le disloqua. Quant à moi je fendais ce flot à la nage jusqu’à ce que le vent et l’eau, me portant, m’eurent jeté vers votre terre, mais si j’avais abordé là, le flot m’eût frappé sur la terre ferme, me drossant contre de grands rochers et un funeste lieu ; mais reculant, je nageai en arrière jusqu’à ce que j’arrive à un fleuve, là où la région me parut la meilleure, vide de rochers, et où il y avait un abri contre le vent, et là je tombai, reprenant mes esprits. La nuit divine survint. Moi, ayant débarqué à l’écart du fleuve formé par Zeus, je m’endormis dans les buissons, après m’être fait un lit de feuilles ; un dieu me versa un sommeil infini. Là, dans les feuilles, le cœur affligé, je dormis toute la nuit, jusqu’à l’aube et au milieu du jour. Le soleil s’enfonça, et le doux sommeil me quitta. Et j’aperçus les servantes de ta fille qui jouaient sur le sable. Elle était au milieu d’elles, semblable à une déesse. Je vins la supplier. Elle ne manqua pas de noble bon sens, comme on ne s’attendrait pas à voir un être jeune quelconque en contenir. Toujours en effet les jeunes agissent en insensés. Elle me donna de la nourriture en abondance et du vin couleur de feu, elle me fit laver dans le fleuve et me donna les vêtements que voici. Ce que je viens de te dire, moi qui suis affligé, est la vérité. » 

Commentaire :

Contrairement aux récits modernes, Ulysse ne commence pas par répondre aux dernières questions d’Arété – dont l’auditeur connaît la réponse – mais reprend son récit de manière chronologique. Il sera écouté sans être interrompu, et sans que ses auditeurs ne manifestent la moindre impatience.

L’épisode chez Calypso : frappant par sa longue durée (7 à 8 ans) ; mais la déesse, bien que qualifiée de « terrible », apparaît ici comme une hôtesse parfaite et généreuse, et une femme amoureuse, dont on devine la frustration… Notons qu’Ulysse ignore ce que le lecteur, lui, sait : l’envoi d’Athéna auprès de Calypso.

Navigation et tempête : Noter la répétition des nombres : 7 années accomplies chez Calypso, 17 jours pleins de navigation. Le chiffre 8 semble apporter rupture et/ou malheur…

Rencontre avec Nausicaa : Ulysse met en valeur les qualités exceptionnelles de la jeune fille, beauté et intelligence, peut-être pour se concilier ses parents. Récit assez bref : le lecteur connaît déjà l’histoire. 

V. 298-307

Traduction :

Alcinoos prit la parole à son tour et parla ainsi. « Mon hôte, assurément ma fille n’a pas songé cela convenablement, puisqu’elle ne t’a pas conduit à notre maison avec ses suivantes. C’est pourtant elle que tu as supplié la première. » Ulysse aux mille ruses, prenant la parole à son tour, dit : « Héros, ne blâme pas pour cela ton irréprochable fille. Elle m’ordonnait en effet de la suivre avec ses servantes. C’est moi qui n’ai pas voulu, par crainte et par respect, de peur qu’à cette vue ton cœur ne s’irritât. Nous, les êtres humains, sommes envieux, sur cette terre. » 

Commentaire : Alcinoos se montre très rigoureux sur les obligations de l’hospitalité, preuve du caractère rituel et sacré de ses lois. 

V. 308-328 : discours d’Alcinoos

Traduction :

Alcinoos, prenant la parole à son tour, lui répondit : « Mon cœur dans ma poitrine n’est pas disposé à se mettre vainement en colère. La mesure est meilleure en tout. Qu’il plaise à Zeus le père, à Athéna, et à Apollon, étant tel que tu es, et ayant précisément les mêmes pensées que moi, que tu aies ma fille et que tu sois appelé mon gendre, en restant ici ! Je te donnerais ma maison et mes biens, si tu voulais rester. Mais contre ton gré aucun Phéacien ne te retiendra. Puisse cela ne pas plaire à Zeus le père ! Je fixe ton retour dès maintenant, pour que tu le saches bien : c’est pour demain. A ce moment, tu dormiras, pris sous le joug du sommeil, et ils sillonneront la mer calme pour que tu rentres dans ta patrie et dans ta maison, et dans quelque lieu que tu veuilles aller, [et même si c’est beaucoup plus loin que l’Eubée, celle que disent très éloignée ceux de notre peuple qui l’ont vue, lorsqu’ils conduisirent le blond Rhadamante pour qu’il rendît visite à Tityos, le fils de la terre ; et ils allèrent là-bas sans fatigue, accomplirent ce voyage le même jour et revinrent chez eux ensuite. Tu comprendras toi-même combien nos navires sont les meilleurs, ainsi que nos jeunes gens, pour soulever l’écume avec la rame]. »

Commentaire :

D’aucuns ont estimé totalement invraisemblable qu’Alcinoos donne sa fille à un parfait inconnu ; mais cela arrive souvent dans les vieilles légendes : ainsi Bellérophon ou Tydée épousèrent la fille du Roi chez qui ils étaient de passage ; et de même, c’est le mariage – impromptu – du Phocéen Euxène et de la princesse Gyptis qui décida de la fondation de Marseille…

Quant aux Phéaciens, ils se présentent d’eux-mêmes comme des marins miraculeux, dont les déplacements sont presque aussi rapides que ceux des dieux eux-mêmes. 

V. 329-347 : derniers préparatifs.

Traduction :

Il parla ainsi ; le divin Ulysse qui a beaucoup souffert se réjouit, et dans sa prière, il prononça ces paroles et formula ces mots : « Ô Zeus père, si seulement Alcinoos accomplissait tout ce qu’il a dit ! Sa gloire serait éternelle sur la terre féconde, et moi je retournerais dans ma patrie. » Ainsi ils échangeaient de telles paroles entre eux. Arété aux bras blancs ordonna à ses servantes de placer le cadre du lit sous la galerie et d’y étendre de belles couvertures de pourpre et d’y étendre des tapis (couettes ?) et de placer par-dessus des manteaux de laine épais pour se couvrir. Elles sortirent de la grande salle avec une torche à la main. Puis, lorsqu’elles eurent étendu la couche épaisse en se hâtant, elles pressèrent Ulysse et dirent en la lui présentant : « Lève-toi et viens te coucher, hôte. Le lit est préparé pour toi. ». Elles parlèrent ainsi. Il lui parut doux de s’étendre. Ainsi dormit là le divin Ulysse qui a beaucoup souffert sur un lit de sangles dans la galerie sonore. Et Alcinoos s’était couché au fond de la haute demeure ; auprès de lui sa femme et maîtresse de maison tenait prêts la couche et le lit.